Programme commun

À Matignon ?

Quelle est la première leçon que le PCF tire des élections de mars et du Chili ? Paul Laurent donne la réponse dans une interview à du 19 décembre. Le résultat électoral de mars est un premier pas qui « a ouvert la voie à une nouvelle accumulation de forces ». Il s’agit « d’élargir l’union ». Pour gagner les électeurs manquants, mais aussi pour éviter que les classes moyennes (commerçants, cadres, petits entrepreneurs) se bousculent comme au Chili dans le camp de la réaction. À l’occasion de la grève des commerçants, le PCF a d’ailleurs commencé son offensive de charme ; il la poursuit aujourd’hui en tendant une main secourable aux petites et moyennes entreprises particulièrement menacées par la récession (texte de la commission économique du comité central publié dans L’Humanité du 4 janvier).

C’est dans cet effort d’élargissement et d’accumulation que s’inscrit la campagne autour du livre de Georges Marchais, Le Défi démocratique. « Beaucoup nous demandent : le Programme commun c’est bien, mais après ? Qu’y a-t-il derrière ?… » C’est à leurs inquiétudes que répond Le Défi démocratique en leur apportant les garanties nécessaires. Il permet de « lever l’obstacle à l’accumulation de forces » ou de « faire sauter les butoirs » comme l’écrit Fajon dans L’Humanité du 8 janvier.

Amender le programme commun ?

Seulement voila, la bourgeoisie « libérale » et la petite bourgeoisie « démocratique » tirent leurs propres leçons du Chili. Et loin de se jeter dans les bras des partis ouvriers, elles en exigent davantage d’engagements, un respect de l’ordre établi, un maintien du système existant. Elles veulent une promesse de capitulation, de trahison signée noir sur blanc.

France Nouvelle, hebdomadaire central du PCF, a longuement ouvert ses colonnes à ce genre d’interlocuteurs, tout au long du mois de décembre, sous forme de débats sur Le Défi démocratique. Dans le numéro du 7 novembre, c’est Roger Priouret, chroniqueur économique à RTL et à l’Express, radical schreibérien, qui insiste : « Je vous demande de bien vouloir réfléchir à votre programme commun… Pourquoi, puisque nous avons quelques mois devant nous, ne pas essayer de reconsidérer ce programme et de vous dire : appuyons-nous sur des forces politiques un peu plus larges, en intégrant un certain nombre de cadres et d’intellectuels qui sont des réformistes de gauche et passons, avec eux, notre programme au crible, pour savoir ce qui est réellement possible dans la conjoncture mondiale actuelle… »

Plus clair encore, dans le numéro du 19 décembre, l’entretien avec Maurice Duverger. Ce dernier a la hantise du débordement : « Le problème essentiel d’un gouvernement de gauche sera d’éviter les débordements. Si j’essaie de me mettre dons la peau d’un adversaire de droite qui voudrait démolir l’expérience de gauche, il me semble que l’action la plus efficace serait alors de favoriser ou de susciter des actions gauchistes, des nationalisations sauvages… L’expérience chilienne est là pour conforter ce que j’avance… N’oubliez pas qu’il y a aussi parmi les travailleurs des éléments irresponsables… Je pense qu’il faut prendre des précautions en tout état de cause. » La réponse de Jacques Chambaz à Duverger est faible : « L’irresponsabilité n’a jamais été notre fait », il faut s’en tenir au Programme commun…

Mais Duverger insiste : la partie économique du Programme commun est dépassée, il faudrait le réviser, l’adapter à la situation « sans frustrer les couches populaires qui auront porté la gauche au pouvoir, mais… ». En clair, les difficultés économiques rendent plus aigu, plus crucial le choix entre deux systèmes économiques incompatibles. La dynamique des mobilisations populaires risque de tirer dans le sens d’un dénouement révolutionnaire. Il faut donc amender, édulcorer le Programme commun et, pour ne pas créer un « mécanisme d’illusions », appeler d’ores et déjà les travailleurs à la responsabilité, au réalisme, à la sauvegarde de l’intérêt national.

Les mobilisations en veilleuse

Il s’agit là de sollicitations significatives. Plus la situation est difficile, plus les solutions de la classe ouvrière et de la bourgeoisie apparaissent ouvertement antagoniques, plus l’impasse électoraliste est évidente. En septembre, Séguy faisait sensation en annonçant qu’un « mouvement de masse pourrait hâter une issue politique ». Puis, face à la campagne de presse bourgeoise, présentant le 6 décembre comme une grève politique, Séguy battait en retraite en insistant sur son caractère strictement revendicatif. Le PCF, qui, il y a deux ans, descendait dans la rue contre le scandale de la Garantie foncière, met une sourdine à ses attaques antigouvernementales et ne pousse pas l’assaut contre Messmer-Marcellin à l’occasion de l’affaire du Canard !

Après le 6 décembre, Séguy affirme sa volonté de poser des revendications « qui ne mettent pas en péril l’équilibre économique et social du pays ». Commentant, dans France Nouvelle, l’occupation par les JC de l’ambassade chilienne, Yvonne Quilès donne une justification apolitique et embarrassée : « Faut-il, sous prétexte de pureté, s’empêcher de bouger alors que tout bouge ? » Elle insiste sur le fait que « le moment n’est pas à l’assaut final » Et elle reprend la consigne de Paul Laurent : accumuler.

Accumuler, élargir, lever les butoirs, et accumuler encore.

La voie du PC italien ?

Mais cette consigne de grignotage patient, si elle permet de faire illusion auprès des militants et de gagner du temps, souligne un problème qu’elle ne résout pas.

En effet, le sort de l’Union de la gauche n’est pas joué, il est l’enjeu d’une bataille.

L’Union de la gauche a d’abord représenté la réponse électorale du mouvement ouvrier réformiste à l’État fort. Les radicaux de gauche s’y étaient adjoints en parents pauvres. En cas de victoire électorale, l’Union de la gauche aurait eu à choisir entre la mobilisation populaire jetant les bases d’un authentique gouvernement des travailleurs et son élargissement à des fractions significatives de la bourgeoisie. Le sens de ce choix ne fait aucun doute : il aurait été le même que celui de l’Unité populaire chilienne, offrant les ministères aux généraux, après la crise d’octobre 1972.

Aujourd’hui, la fragilité du régime et l’amorce de la récession donnent un avant-goût du même choix.

Certains secteurs de la bourgeoisie envisageraient, comme dernière solution, d’ouvrir la porte de Matignon à Mitterrand. À Mitterrand comme personnalité et non à l’Union de la gauche. Sorte de Kerensky, il aurait pour mission d’apaiser les travailleurs, de les retenir grâce au prestige dont il peut jouir, il s’agirait d’une ultime tentative, de la dernière carte démocratique de la bourgeoisie.

C’est le sens du long article de Fabre-Luce « Mitterrand à Matignon ! » publié en bonne place par Le Monde du 8 janvier.

D’autres secteurs poussent dans le sens d’un épanouissement de l’Union de la gauche en véritable Front populaire. Par l’association avec de nouvelles fractions de la bourgeoisie et la mise en chantier d’un « programme de crise », plus réaliste et modéré. Le dernier congrès des radicaux de gauche, s’affirmant avec plus d’indépendance, les avances précitées du schreibérien Priouret iraient dans ce sens.

Après le coup d’État chilien, le PC italien a tranché. Le 12 octobre dernier, son secrétaire général Berlinguer écrivait : « Il serait absolument illusoire de penser que, même si les partis et les forces de gauche parvenaient à atteindre 51 % des voix et de la représentation parlementaire, ce fait suffirait à garantir la survivance de l’œuvre d’un gouvernement qui serait l’expression de ces 51 % des voix. » Et Berlinguer de conclure : « Il est de plus en plus urgent d’aboutir à ce qu’on peut définir comme le nouveau grand compromis historique entre les forces qui recueillent et représentent la grande majorité du peuple italien. » Grand compromis historique, alternative démocratique, ouverture à la Démocratie chrétienne qui joue au Chili le rôle que l’on sait.

À ce jour, le PCF n’est pas allé jusque-là. Mais l’évolution de la situation politique peut faire subir à l’Union de la gauche des épreuves comparables à celles qui auraient résulté inévitablement d’une victoire électorale. Et trancher dans ses ambiguïtés.

Rouge, 11 janvier 1974
www.danielbensaid.org

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