Actes de vie

Par Gérard Guégan

J’imagine sans mal que Daniel Bensaïd, qui vient de faire paraître « Marx l’intempestif », s’est réjoui de découvrir, courant octobre, dans Libération, ce qu’Anne Longuet Marx avait pensé d’un récent colloque universitaire consacré à son aïeul. Car, enfin, de quoi s’agissait-il pour ses organisateurs, anciens staliniens, piètres dialecticiens, et qui s’accommoderaient d’un monde où le profit accepterait de se mettre à la diète ? En spécialiste de Proust et de Musil, c’est-à-dire d’écrivains qui ne s’en laissent pas conter, Anne Longuet Marx l’a fort bien vu : « Un dépeçage réglé du corps de l’ex-maître, dans un souci pointilleux et très politiquement correct de non-dogmatisme. »

Bref, ces professeurs ont compris qu’après les fossoyeurs (rappelez-vous la nouvelle philosophie des années soixante-dix et son cri du cœur : Marx est mort), il y avait une place pour les embaumeurs. L’essentiel étant, pour les uns comme pour les autres, d’interdire tout retour au travail théorique de Marx, tout retour à ce qui le fonde : la nécessité de la révolution. Moyennant quoi il se pourrait que, d’ici peu, grâce à l’obligeance de grandes banques, s’ouvre une sorte de Grévin du marxisme. Il va sans dire que les SDF et autres travailleurs immigrés sans papiers seraient dispensés du droit d’entrée.

C’est dans ce contexte de naturalisation, opération qui, je le rappelle, consiste à nier l’indispensable mutation des espèces en retirant du circuit un élément de la chaîne (on voit par ces à-peu-près que je ne suis pas philosophe, mais bon !), dans ce contexte de muséification (et c’est ainsi que Cézanne mort est enfin admirable…), que Daniel Bensaïd fait entendre sa partition, singulière, vivace, quoique parfois tempérée par l’appréhension douloureuse d’un avenir tout entier dominé par la barbarie. Il n’empêche qu’ici, on ne se pose pas en médecin légiste – jamais un cadavre n’expliquera un homme –, mais en thérapeute (dans les deux sens du mot) de l’âme, celle du défunt, et du corps, celui qui le lie à l’ensemble de l’humanité.

Déjà, en choisissant pour son « Marx » l’adjectif qui convient (l’intempestif est cousin germain de l’inopportun et de l’inconvenant), Bensaïd fait acte de vie. Lui qui a longtemps lutté pour maintenir, à défaut d’autre chose, le souvenir de Marx, part aujourd’hui en guerre contre la supercherie, d’origine anglo-saxonne, selon laquelle, je résume, il convient toujours de condamner le méchant capital dès lors qu’on sauvegarde l’inestimable entreprise.

Chemin faisant, Bensaïd, lecteur de Gramsci et de Benjamin, débusque la plupart des non-sens, contresens et faux sens qui défigurent son intempestif. Ainsi, Marx n’a-t-il jamais « marché aux promesses finales et au jugement dernier ». Ou bien encore, page 219, « aussi longtemps que subsistent la pénurie et la division du travail, l’État reviendrait inévitablement par la fenêtre ». Et enfin – mais il y aurait tant à citer – ceci, page 360 : « En rupture avec l’optimisme technologique de son temps, Marx refuse l’idée d’un progrès homogène marchant d’un pas régulier dans le sens de l’histoire. »

Reste que je n’ai pas lu ce livre en spécialiste des idées mais en curieux, j’allais dire en dilettante, pointant ici ou là un bonheur d’expression, une alacrité dans le trait qui m’obligeait alors à m’arrêter plus longuement sur la page, m’étonnant presque de l’amabilité avec laquelle Bensaïd traite ses adversaires. Quand il règle ses comptes, un romancier – songeons à Bernanos, Céline, ou à Bataille – le fait avec brutalité, nulle place pour la nuance, il incarne la vérité. Or, Bensaïd, et c’est là toute sa singularité, ne se comporte jamais en détenteur de dogmes, en croisé de la sainte lumière, sa sincérité, sa lucidité ne sauraient donc être soupçonnées d’esprit de parti. Voilà donc un homme fréquentable !

Daniel Bensaïd, Marx l’intempestif, Fayard. Du même, on lira aussi la Discordance des temps, les Éditions de la Passion.

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