Après le putsch de Moscou

Le putsch du 19 août menaçait d’écraser des libertés démocratiques encore fragiles. Il fallait le condamner sans ambiguïté et soutenir résolument tous ceux qui se sont dressés contre les chars. Mitterrand et Marchais ont hésité à le faire. Le second par nostalgie de l’ordre l’ancien. Le premier, non par erreur de communication, mais parce qu’il était déjà prêt à s’accommoder des promesses épistolaires de Ianaïev : la poursuite des réformes et le rétablissement du marché sous la férule d’un régime autoritaire. Dans le « nouvel ordre mondial », l’ordre passe avant la démocratie. La main de Ianaïev ayant tremblé, il restait à saisir la poigne d’Eltsine, promu à son tour sauveur suprême et bientôt sans doute nobélisable de la paix : sic transit

La défaite du putsch met fin au règne absolu du PCUS et accélère la décomposition du vieil appareil d’État. Le démantèlement du Parti-État encourage les aspirations démocratiques des travailleurs. Des nations si longtemps enfermées dans « la prison des peuples » profitent du délabrement des appareils répressifs pour exercer légitimement leur droit à l’indépendance. La haine justifiée de l’ancien régime renverse ses horribles statues et les monuments affligeants de l’esthétique bureaucratique.

Il fallait que cet abcès qui empoisonne le siècle fût percé. Enfin, c’est fait. Il y a tout lieu de s’en réjouir. Mais, lorsque les communards rejetaient le drapeau tricolore souillé par les Versaillais, ce n’était pas pour brandir l’étendard blanc à fleur de lys des vieilles oppressions.

Le déboulonnage des cadavres de bronze sert aussi à laminer la mémoire, à confondre dans la même fosse commune de l’histoire victimes et bourreaux, à sceller l’amalgame entre les espérances libératrices d’Octobre 17 et la contre-révolution stalinienne. Des peuples hier humiliés deviennent les oppresseurs de leurs propres minorités : « à chacun ses frontières et son sceptre d’Ottokar » ne peut déboucher que sur la haine de tous contre tous. Boris Eltsine profite de la « suspension » du Parti communiste pour gouverner par oukases, pour régenter la liberté d’expression, ou pour bannir toute activité politique organisée dans l’armée ou dans les entreprises.

On ne se débarrasse pas impunément de l’histoire, en la classant à la hâte et en fabriquant de nouveaux mythes. Se contenter de diaboliser ce qui fut sacralisé, c’est inverser les signes, mais c’est toujours du religieux. Des décombres de l’ancien, surgissent des germes d’émancipation, mais aussi, dans un même mouvement, les vieux démons refoulés. On a toujours son passé devant soi. Il attend le présent au tournant.

L’ampleur et l’accélération des événements ont sans doute de quoi surprendre. La teneur de la surprise dépend cependant de la qualité de l’attente. Sous le knout bureaucratique, l’URSS pouvait réaliser au prix fort (social et écologique) des prodiges d’industrialisation extensive. Même en faisant la part des exagérations statistiques, les années trente et, dans une certaine mesure, les années Khrouchtchev restent celles d’une grande transformation dont on connaît peu d’équivalents historiques1.

Pourtant, sans démocratie politique, l’économie de commandement conduisait inéluctablement à l’asphyxie et à la régression. Au moment où les puissances occidentales modernisaient leur technologie et augmentaient la productivité du travail au prix d’un chômage massif et d’un écrasement du tiers-monde, l’URSS s’enfonçait dans la stagnation brejnévienne : la productivité déclinait, les acquis sociaux en termes d’éducation et de santé se vidaient de leur substance, l’espérance de vie reculait.

C’est le moment où médias et idéologues menèrent cependant grand bruit sur la menace de la toute-puissance soviétique. Yves Montand inquiétait les chaumières sur les visées expansionnistes de l’Armée rouge. André Glucksmann plaidait pour le déploiement des cruises et des pershing. Castoriadis expliquait comment, à l’Est, l’État totalitaire avait englouti à jamais la société civile : « Il est certain qu’on peut revenir de Franco, de Salazar, de Papadopoulos, des généraux brésiliens, probablement de Pinochet, et qu’on ne revient pas d’un régime communiste une fois établi2. » Ces discours paraissent aujourd’hui dérisoires.

Notre surprise ne tient donc pas à la brutalité d’une crise qui était inscrite dans les contradictions et les conflits refoulés des sociétés bureaucratiques. Nous pensions en revanche qu’il en sortirait un affrontement deux voies : celle d’une restauration capitaliste et celle d’une perspective socialiste, démocratique et autogestionnaire, renouant avec les origines de la Révolution russe. Les soulèvements de Pologne et de Hongrie en 1956, le printemps tchécoslovaque de 1968, ou encore le congrès de Solidarnosc de 1981 en indiquaient la possibilité. Or, la dynamique à l’œuvre balaie la référence d’Octobre, efface la frontière de sang qui distingue l’URSS de Lénine et celle de Staline. Elle va dans le sens de la privatisation et du rétablissement généralisé de la propriété privée, sans que se dégagent de courants, minoritaires peut-être mais significatifs, porteurs d’une troisième voie entre dictature bureaucratique et dictature de l’argent. Là réside notre (mauvaise) surprise. Elle exige un examen de conscience théorique et politique.

Une autre page s’ouvre. Ayant empoisonné jusqu’aux mots pour l’écrire, le maître-linguiste du Kremlin remporte une dernière victoire posthume. Pour trouver un nouveau vocabulaire, c’est-à-dire une nouvelle conscience politique et morale, l’imagination ne suffira pas. Il faudra de nouvelles expériences fondatrices.

Boris Eltsine mettait hier Gorbatchev au défi d’accélérer les réformes. Le voici à son tour au pied du mur. Entre le président de l’Union et celui de la Russie, la divergence portait moins sur l’objectif que sur les voies et la manière. Entre un stalinisme de marché et un capitalisme d’État, le fossé ne semble pas très large. Le saut n’en demeure pas moins périlleux.

En URSS, l’épargne disponible est évaluée à 20 % de ce qui serait nécessaire à la privatisation des grands moyens de production. Iavlinsky et ses experts estiment à 1 000 milliards de dollars en dix ans l’apport de capitaux étrangers nécessaires. La digestion de la RDA par la RFA montre que le morceau est dur à avaler. L’Allemagne dispose pourtant de ressources financières, d’un cadre national unifié, et d’une légitimité nationale pour justifier l’effort fiscal nécessaire. Rien ne dit que semblable opération puisse être répétée à l’échelle d’une Union soviétique disloquée.

Il ne suffit pas que les dirigeants occidentaux en aient la volonté. Encore faut-il qu’ils en aient les moyens et qu’ils puissent mobiliser les investisseurs privés. Les États-Unis sont confrontés à leur propre endettement, les Européens à l’échéance de 1993. Ils auraient besoin d’un assainissement de leurs propres économies, d’un contrôle des turbulences du tiers-monde, d’une stabilité politique rétablie à l’Est et d’une discipline de la force de travail qui reste à créer. Dans ces conditions, malgré les discours sur les « cinq cents jours », l’avenir de l’URSS risque d’osciller entre une insertion dépendante dans le marché mondial et un capitalisme d’État populiste et chauvin replié autour de la Russie. Dans les deux cas, cela signifierait un chômage colossal, une décomposition sociale accélérée, des déplacements massifs de population, des conflits nationaux sanglants et, par contrecoup, de nouvelles tentations autoritaires en Russie et dans les républiques, tant il est vrai que le passage au marché suppose davantage de coups de trique que d’épanouissement des libertés démocratiques.

Depuis Yalta, Pincemi et Pincemoi étaient dans le même bateau. Pincemi se noie. Il reste Pincemoi, dans une barque à l’équilibre rompu : un capitalisme agressif et affairiste, avec son arrière-cour en voie de re-sous-développement, avec la plaie infectée du chômage et du racisme, aussi inquiétant et inacceptable aujourd’hui qu’en 1914, en 1936, ou en 1968. Les aspirations à l’égalité des droits, à la solidarité, à la démocratie, sont incompatibles avec la concentration de la propriété, la confiscation de l’information, la délégation et la professionnalisation du pouvoir. Les crimes du totalitarisme bureaucratique ne rendent pas plus tolérables ceux de la dictature de l’argent.

À l’Ouest comme à l’Est, les poubelles de l’histoire débordent et se déversent sur le Sud. Ni la guerre-clip du Golfe, ni le putsch-clip de Moscou n’annoncent « un nouvel ordre », plutôt de nouveaux désordres et de nouvelles convulsions. À peine le mur de Berlin est-il tombé que les pays riches dressent déjà leurs remparts et de leurs miradors contre les pauvres et rejettent à la mer leurs boat-peoples albanais. Une réorganisation générale des espaces économiques, des ensembles régionaux, des États et des frontières est en marche. Le monde connaît tous les demi-siècles ou tous les siècles des bouleversements de cette ampleur. Ils ne se font, hélas, pas à l’amiable et sur le tapis vert, mais, jusqu’à présent, par la guerre. Nous y sommes. Au seuil d’une guerre, non pas exotique et lointaine, mais d’une guerre à domicile, au cœur de la « civilisation ».

Nous nous sommes peut-être trompés parfois d’histoire d’amour.

Quels que soient les mots pour le dire, nous ne nous sommes certainement pas trompés de combat.

Libération 11 décembre 1991

Documents joints

  1. Voir Moshe Lewin, La Formation du système soviétique, Gallimard
  2. C. Castoriadis, Le Monde, 26 février 1983. Voir aussi A. Glucksmann, La Force du vertige, Grasset 1963.
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