Bensaïd le radical

Notre collaborateur Philippe Petit sélectionne un essai par jour. En partenariat avec France Culture. Aujourd’hui « Une radicalité joyeusement mélancolique », de Daniel Bensaïd.

Au soir de sa vie, le philosophe Daniel Bensaïd, disparu en janvier 2010, cultivait une mélancolie joyeuse dont il ne s’est jamais départi, et ce, jusque dans les derniers mois de son existence de militant et d’intellectuel. Il n’était pas besoin de partager ses idées, ou ses croyances, de le suivre dans ses raisonnements, d’épouser sa passion pour Blanqui, son goût pour la polémique, pour apprécier sa droiture et respecter son intransigeance. Je me souviens de sa spontanéité et de son souci de ne pas esquiver mes questions durant les longs moments que nous passâmes ensemble à nous entretenir, il y a dix ans, pour accoucher de ce petit livre au titre prometteur Résistance à l’air du temps paru chez Textuel en 1999. Aussi, c’est avec un peu de vague à l’âme que j’ai relu, quelques extraits de nos échanges d’alors, dans un recueil de textes écrits entre 1992 et 2006, intitulé : Une radicalité joyeusement mélancolique. Il paraît cette rentrée chez le même éditeur, ce sera notre livre du jour.

Quel homme était Daniel Bensaïd ? On pourrait dire de lui qu’il était fidèle aux anonymes et loyal envers les inconnus. Cet admirateur de Péguy et de Walter Benjamin avait commencé sa vie de militant dans les rangs du Parti communiste au début des années 1960. Né dans les faubourgs de Toulouse en 1946, d’un père bistrotier et d’une mère modiste, il avait gardé de ses origines sociales un mode de vie opposé à l’égoïsme privé et un certain dégoût pour la propriété dès lors qu’elle entravait la solidarité entre les démunis. Exclu du PCF en 1965 pour avoir refusé de voter pour François Mitterrand dès le premier tour de la présidentielle, il a toujours appartenu à un courant politique minoritaire. Il n’a pas eu à effectuer un travail de deuil. Passé de la Ligue révolutionnaire au NPA, il est demeuré fidèle au courant de la gauche radicale, expression qu’il préférait à celle de trotskiste.

Je ne suis pas de cette famille, mais j’ai la faiblesse d’apprécier la plupart de ces textes publiés dans des revues en particulier ceux qui sont consacrés à Blanqui, Péguy, Benjamin. Non que les autres soient moins intéressants, mais ils sont moins intemporels. Je m’attarderai donc plutôt sur les premiers. Daniel Bensaïd était à la fois un admirateur de Marx et de Péguy. Il peut sembler paradoxal d’aimer à la fois le chantre du communisme et le chevalier de la foi. Mais chez ce philosophe de l’événement qu’était Bensaïd, cela allait de soi. L’auteur du Pari mélancolique (1997) ne croyait pas à la nécessité historique. La chronologie, le temps linéaire du progrès, l’histoire universelle, le temps médiatique, il s’en méfiait. L’irruption, le soulèvement moral, le moment suspendu, l’instant qui vous fait bifurquer, tous les matins du monde, en quelque sorte, oui, cela le hantait. Bensaïd se sentait redevable, mais pas coupable. Et c’est ce qu’il tenait à transmettre avant de disparaître : « Je n’ai jamais découvert l’existence du goulag par la révélation de Soljénitsyne, ni la putréfaction de l’empire bureaucratique avec la chute de Berlin. Je n’ai jamais psalmodié les versets du petit livre rouge du président Mao. Bref, il y a belle lurette que je ne conçois la théorie de Marx qu’antistalinienne », écrit-il en exergue à ses remarques sur Péguy. Ceux qui ont cru aux promesses de l’Histoire se sont égarés, je n’ai fait que suivre mon chemin, semblait nous dire Bensaïd. Cette fidélité revendiquée explique sa proximité de pensée avec Walter Benjamin. Comme lui, il a fait preuve d’une lente impatience, il était cette sentinelle inquiète, « toujours prête à discerner l’irruption du possible ». Est-ce lui faire trop d’honneur que de la comparer à ces grands anciens ? Je ne le crois pas.

Chronique de Philippe Petit du 31 août 2010
France Culture, émission « Pas la peine de crier »

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