Daniel Bensaïd ou la lente impatience

Hugues Le Paige

« On ne pense pas seul » aimait à dire Daniel Bensaïd. Et « dans un collectif, on est comptable de sa parole. On peut changer d’analyse ou d’opinion mais il faut toujours expliquer pourquoi dans l’échange », ajoutait-il. Daniel Bensaïd philosophe et infatigable militant trotskiste est mort la semaine dernière à l’âge de 63 ans. De la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR) en 1968 au Nouveau parti anticapitaliste (NPA) d’Olivier Besancenot dont il fut l’un des pères politiques aux côtés de son inséparable complice Alain Krivine, en passant par la LCR (Ligue communiste révolutionnaire) qu’il cofonda, Bensaïd était une figure incontournable de la IVe Internationale et du trotskisme français dont il fut le plus brillant des porte-parole. Pour cet intellectuel curieux et chaleureux, pour cet acteur-penseur rigoureux et convivial, la pratique et la théorie étaient inséparables. Durant un demi-siècle, au travers d’une saga de l’extrême gauche hérissée de quelques bonheurs et de heurts fréquents, il n’a jamais renié la radicalité de son engagement. On lira ailleurs des bilans critiques sur son action proprement politique. Je voudrais seulement retenir ici quelques apports essentiels de cette personnalité attachante tant sur le plan personnel qu’intellectuel.

Il y a d’abord une très belle définition de la politique dans un petit – et très dense – ouvrage Éloge de la résistance à l’air du temps, entretien avec Philippe Petit, paru en 1999 dans la stimulante collection Textuel (Conversations pour demain). Dans cette période difficile où la politique est vilipendée et méprisée, Bensaïd rappelle qu’« il ne s’agit pas seulement de penser mais de faire la politique » et que celle-ci « est aussi, et peut-être d’abord, un art du conflit, une organisation du rapport social conflictuel dans l’espace et dans le temps. Un art de faire bouger les choses (de modifier les rapports de forces) et de briser la ligne du temps. On rejoint ici, ajoute-t-il, l’art du possible entendu, non au sens possibiliste d’un réalisme gestionnaire, mais au sens d’un choix nécessairement conflictuel entre plusieurs avenirs ou plusieurs futurs ouverts1». On aurait pu inscrire la phrase au fronton de notre revue Politique.

Marx et les autres

Au plus fort de la vague ultralibérale des années quatre-vingt/quatre-vingt-dix, le philosophe Bensaïd se replonge dans Marx. En 1995, il publie son Marx l’intempestif. Grandeurs et misères d’une aventure critique2, le premier ouvrage d’une série fertile. « Le temps était donc venu, écrit-il dans son autobiographie personnelle et intellectuelle3, de s’armer de lente impatience4, d’expertiser les fondations et de (re)lire Marx. […] De le relire, non pour effectuer un nième retour, mais pour lui rester fidèle en apprenant à lui résister. Non pour opposer l’original authentique à ses contrefaçons, mais pour briser la gangue qui emprisonne la pluralité de ses paroles, et libérer les “mille marxismes” des orthodoxies tyranniques. » « Rester fidèle » et « résister » : ce double mouvement est une constante de la pensée chez Bensaïd qui ajoutait – on était en 2004 –, « il fallait pour cela soumettre l’héritage à l’épreuve d’un monde qui s’émiette à mesure qu’il se mondialise, des nouvelles dominations impériales et des identités ambiguës, des défis écologiques et bioéthiques, de la démocratie participative à l’heure de la révolution communicationnelle. »

Quelles que soient les critiques que l’on puisse exercer à l’encontre, notamment, de la stratégie du NPA, jusqu’au bout, sur le fond, Daniel Bensaïd s’inspirera de ces lignes. Mais Marx n’est pas l’unique objet de ses préoccupations et de ses inclinations. Bensaïd est un philosophe littéraire qui étudie Blanqui et Walter Benjamin5, qui lit attentivement et cite souvent Musset, Proust, Valéry et Péguy et qui se passionne pour l’insoumission de Jeanne d’Arc6. Des lectures et des écrits que l’on ne devait pas fréquenter tous les jours parmi les dirigeants de la IVe Internationale… Mais Bensaïd s’en explique bien : « Moi la révolution – consacrée à la révolution française7 –, Jeanne de guerre lasse, Walter Benjamin, sentinelle messianique, semblaient éloignés de Marx », écrit-il dans sa « lente impatience8». « Il s’agissait – les dates en témoignent – d’un cheminement parallèle, pour mieux revenir à la question du communisme, par le chemin buissonnier des hérésies, par le détour de la rationalité messianique, par le sentier escarpé d’une logique de l’événement ». Ce retour sur Marx et « les chemins buissonniers » qu’il emprunte constitueront une des périodes les plus fécondes de son œuvre que l’on doit aussi qualifier de littéraire. Et puis il y a cette découverte, relativement tardive de la complicité avec Derrida. La semaine dernière dans Le Monde, Jean Birnbaum rappelait qu’« en janvier 2001, alors qu’il était encore maître de conférences à l’université Paris-VIII, Daniel Bensaïd avait soutenu son habilitation à diriger des recherches en philosophie. Souriant, d’une voix à laquelle son accent du Sud-Ouest donnait une intonation joueuse, il avait exposé les étapes de son itinéraire intellectuel, comme le veut l’usage. À la fin de son intervention, le philosophe Jacques Derrida (1930-2004), qui faisait partie du jury, prit la parole. Il releva l’insistance d’un motif : celui du « rendez-vous ». Quand vous parlez révolution, lui fit-il remarquer en substance, vous faites comme si les militants avaient un « rendez-vous » avec elle ; or, ajouta-t-il, l’événement authentique, en tant qu’il est imprévisible, exclut toute rencontre assurée9… »

Les marranes et la fidélité

Toujours dans cette passionnante autobiographie, Bensaïd revient à Derrida à propos des marranes et du « marranisme ». Marrane est l’appellation que les Espagnols donnent au XVe siècle aux Juifs forcés de se convertir au christianisme mais qui secrètement n’abjureront pas. « Ce qui fascine, dans la figure du marrane imaginaire, écrit Bensaïd, c’est sa double identité sans duplicité, son dédoublement sans déchirure, le passage d’un monde et d’une époque à l’autre. » Rejoignant Derrida, Bensaïd estime que « cette dialectique de l’infidèle fidélité s’oppose à tout fantasme de pureté, à toute clôture communautaire et à toute intégrité et à tout intégrisme. Peut-être, conclut le philosophe/militant révolutionnaire, le marranisme politique conduit-il ainsi à une issue, entre les paniques identitaires et la diversité sans différence du cosmopolitisme marchand. À un internationalisme réinventé10. » Quelle voie royale pour une révolution non dogmatique, a-t-on envie de dire à la lecture de ces mots. Et pour réitérer sa démarche d’ajouter : « Patient, le marrane est aussi impatient. Avec lenteur. Il joue sur la durée. »
Vous aurez compris que pour approcher et/ou approfondir Daniel Bensaïd, il faut absolument lire sa « lente impatience ». Y compris et grâce à ses propres contradictions, on approche de la richesse d’une pensée libre dans une écriture qui nourrit le plaisir littéraire. En introduction de cet ouvrage, Bensaïd s’interroge avec méfiance sur la notion de fidélité et il dit là le sens même de son autobiographie : « La fidélité a un passé. Il n’est jamais certain qu’elle ait un avenir. Bien des amis, lassés sans doute d’avoir souvent dû brosser l’histoire à contre-poil, ont fait la paix avec l’ordre insoutenable des choses. Qu’elle était mélancolique, la fidélité désenchantée des quarante-huitards de L’Éducation sentimentale ! « “Rester fidèle à ce que l’on fût”, c’est être fidèle à la déchirure de l’événement et à l’instant de vérité, où ce qui est ordinairement invisible se révèle soudain. C’est ne pas céder à l’injonction des vainqueurs, ne pas se rendre à leur victoire, ne pas rentrer dans le rang. Au contraire de l’attachement canin à un passé flétri, c’est être “fidèle aux rendez-vous”, amoureux, politiques ou historiques11. » Pour ces lignes – et quelques autres – que soit remercié Daniel Bensaïd.

20 janvier 2010

  1. Daniel Bensaïd, Eloge de la résistance à l’air du temps, Paris, Conversations pour demain-Textuel, 1999, p.15.
  2. Daniel Bensaïd, Marx l’intempestif. Grandeurs et misères d’une aventure critique, Paris, Fayard, 1995.
  3. Daniel Bensaïd, Une lente impatience, Paris, Un ordre d’idées-Stock, 2004. On y reviendra.
  4. L’expression reviendra souvent…
  5. Daniel Bensaïd, Walter Benjamin, sentinelle messianique, Paris, Plon, 1990. Réédition en 2010 avec une préface d’Enzo Traverso, aux Prairies ordinaires, Paris.
  6. Daniel Bensaïd, Jeanne de guerre lasse, Paris, Gallimard, 1991.
  7. Daniel Bensaïd, Moi, la Révolution : Remembrances d’une bicentenaire indigne, Paris, Gallimard, 1989.
  8. Daniel Bensaïd, Une lente impatience, op. cit. p. 412.
  9. Le Monde, 13 janvier 2010.
  10. Daniel Bensaïd, Une lente impatience, p. 399.
  11. Ibid., p. 11.
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