Daniel Bensaïd, philosophe, cofondateur de la Ligue communiste révolutionnaire

Militant révolutionnaire et théoricien de l’émancipation, figure de Mai 68 et cofondateur de la Ligue communiste révolutionnaire, Daniel Bensaïd est mort à Paris, le 12 janvier, des suites d’une longue maladie. Il avait soixante-trois ans.

En janvier 2001, alors qu’il était encore maître de conférences à l’université Paris-VIII, Daniel Bensaïd avait soutenu son habilitation à diriger des recherches en philosophie. Souriant, d’une voix à laquelle son accent du Sud-Ouest donnait une intonation joueuse, il avait exposé les étapes de son itinéraire intellectuel, comme le veut l’usage. À la fin de son intervention, le philosophe Jacques Derrida (1930-2004), qui faisait partie du jury, prit la parole. Il releva l’insistance d’un motif : celui du « rendez-vous ». Quand vous parlez révolution, lui fit-il remarquer en substance, vous faites comme si les militants avaient un « rendez-vous » avec elle ; or, ajouta-t-il, l’événement authentique, en tant qu’il est imprévisible, exclut toute rencontre assurée…

Que l’espérance révolutionnaire fasse alterner exaltations brûlantes et rendez-vous manqués, voilà une vérité que Daniel Bensaïd n’aura jamais cessé d’endurer. Cette dialectique de l’élan absolu et de l’illusion déçue, il l’avait reçue en héritage. Né le 25 mars 1946, à Toulouse, il grandit dans un milieu populaire et révolté. Sa mère est fille de communards, son père, un juif né à Oran, est un « miraculé » de Drancy. Dans les faubourgs toulousains, tous deux tiennent le Bar des Amis, où se côtoient postiers communistes, antifascistes italiens et anciens des Brigades internationales.

Adolescent, ce « rejeton du bistrot » se prend d’amitié pour le fils du médecin de famille. Ce dernier est membre du Parti communiste et ancien résistant, et sa maison est bientôt plastiquée par les ultras de l’Algérie française. Pour le jeune Bensaïd, c’est le déclic. Après la répression sanglante à la station Charonne, le 8 février 1962, il adhère aux Jeunesses communistes. Bensaïd appartient donc à cette génération qui est née à la politique en réaction aux guerres coloniales. Il est aussi de ceux dont la radicalisation s’est opérée contre les « trahisons » de la gauche traditionnelle, en particulier du PCF.

Pour avoir refusé de voter Mitterrand dès le premier tour de l’élection présidentielle de décembre 1965, il se trouve exclu de l’Union des étudiants communistes en avril 1966. Avec Alain Krivine et Henri Weber, il fait partie du noyau qui fonde alors la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR). Trois ans plus tard, en 1969, celle-ci devient la Ligue communiste, section française de la IVe Internationale. Les jeunes militants trotskistes se jettent à corps perdu dans le combat sans frontières, en solidarité avec la révolution cubaine et contre la guerre du Vietnam. Ayant gagné Paris et intégré l’École normale supérieure de Saint-Cloud, Daniel Bensaïd devient l’un des dirigeants les plus influents de son organisation : « Il était très beau, très séducteur, se souvient Janette Habel, cofondatrice de la Ligue communiste. Par ses qualités d’orateur, par sa culture littéraire aussi, il dominait tout le monde du point de vue théorique. Il était très radical, très léniniste. À ses yeux, la construction du parti révolutionnaire était à l’ordre du jour. Il avait une vision de révolutionnaire pressé. »

Bensaïd avait hâte, il voulait être à l’heure au rendez-vous. Durant ces « années rouges », toute son existence est placée sous le signe d’une attente enthousiaste et angoissée. Au lendemain de Mai 68, dont il est l’une des figures, et alors que les groupes d’extrême gauche sont interdits, il se réfugie chez Marguerite Duras pour écrire, avec Henri Weber, un livre qui qualifie le mouvement de « répétition générale ». Convaincu que la révolution mondiale est imminente, il signe ensuite un texte dans lequel il affirme : « L’histoire nous mord la nuque. » La formule résume l’emballement gauchiste de l’époque. Dans les années 1970, c’est elle qui fonde l’engagement de Bensaïd aux côtés des militants espagnols comme des guérilleros latino-américains ; c’est encore elle qui nourrit les pulsions militaristes de son organisation, rebaptisée Ligue communiste révolutionnaire (LCR) en 1974.

De défaite en désillusion, pourtant, l’Histoire se dérobe. Viennent les années 1980, l’hégémonie libérale, le reflux de la question sociale : « L’idée même de révolution, hier rayonnante d’utopie heureuse, de libération et de fête, semble avoir viré au soleil noir », constate-t-il en 1988. Peu à peu, tout en conservant des tâches dirigeantes, et sans jamais manquer un Forum social ou une manif pour les sans-papiers, le militant se tourne néanmoins vers une activité plus théorique. Les objectifs : renouveler la pensée stratégique, puis assurer le passage du témoin.

Comment maintenir une perspective radicale d’émancipation, après les désastres du stalinisme, malgré le triomphe du capitalisme ? Livre après livre, Daniel Bensaïd a tenté d’apporter des éléments de réponse à cette question. Martelant que la marchandise « n’est pas le dernier mot de l’aventure humaine », il souligne la nécessité d’en finir avec une certaine conception mécanique du progrès, et d’envisager l’Histoire non plus comme un flux linéaire, mais comme un agencement de rythmes « désaccordés ». Il plaide pour un marxisme moins dogmatique, plus « mélancolique », attentif à l’inouï de l’événement comme aux « misères du présent » (Péguy), rajeuni par le pari pascalien ou le messianisme de Walter Benjamin (Le Pari mélancolique, Fayard, 1997).

La renaissance d’une gauche radicale et l’émergence du mouvement altermondialiste précipitent l’effort de transmission auquel Daniel Bensaïd a consacré ses dernières années. Polémiste impitoyable et parfois injuste, il dialogue volontiers avec ses contemporains, en France comme à l’étranger, discutant Alain Badiou, Slavoj Zizek, Antonio Negri et John Holloway. Mais ce passeur a aussi à cœur de favoriser l’émergence d’une nouvelle génération. En 2001, il crée la revue Contretemps, qui vise à confronter recherche universitaire et critique sociale. « Son souci de la transmission était très présent, tant dans ses textes que dans les discussions informelles, qui mêlaient de manière joyeuse ou sérieuse échanges politiques et anecdotes truculentes », témoigne le jeune économiste Cédric Durand, l’un des animateurs de la revue. Plus tard, lui qui se présente toujours comme un « simple militant » souhaite partager son expérience pratique et sa réflexion théorique avec les membres du Nouveau Parti anticapitaliste, au sein duquel la LCR s’est dissoute en 2009.

Internationaliste intransigeant, lecteur de Musset, de Proust et de Bernanos, auteur d’essais consacrés à Jeanne d’Arc ou à la Révolution française, il se présentait aussi comme un « hussard rouge de la République ». Avec Walter Benjamin, il affirmait que la fidélité aux opprimés et aux « vaincus » d’autrefois constitue un premier pas vers la justice à venir. Tel était le principe de la « lente impatience » qui avait tant frappé Derrida.

Le Monde, 13 janvier 2010

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