Des animaux et des hommes

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En s’interrogeant sur l’animal que nous sommes, Jacques Derrida attire l’attention sur le lien complexe entre humanité et animalité. La « question de l’animalité » est à ses yeux décisive. Elle représente « la limite sur laquelle s’élèvent et se déterminent toutes les autres grandes questions et tous les concepts destinés à cerner “le propre de l’homme”1 », dont ni plus ni moins que les notions de « droits de l’homme », de « crime contre l’humanité » ou de génocide. Contre les effets du couronnement cartésien du sujet humain face à la nature animale (fondé sur l’idée que l’homme aurait des réponses là où l’animal n’aurait que des réactions), demeure le fait têtu qu’il « y a des vivants ». L’homme en est un, certes, mais, précise Derrida, « pas l’homme contre l’animal ».

La violence moderne exercée sous les formes industrielles2 contre les animaux est indissociable des formes de violence infligées à la nature et aux êtres humains eux-mêmes, dans le travail ou sous la forme extrême des camps. De quelque façon qu’on la qualifie, la violence infligée aux animaux ne manquera donc pas « d’avoir des retentissements profonds (conscients ou inconscients) sur l’image que se font les hommes d’eux-mêmes3 ». Corollaire logique : on ne saurait changer le monde sans changer aussi les rapports de l’humanité à l’animalité.

Depuis la publication en 1992 du livre résolument anthropocentrique de Luc Ferry, le Nouvel Ordre écologique, le débat sur la place et les droits des animaux ont commencé à évoluer en France4. Dans le monde anglo-saxon, la controverse vient de bien plus loin. Alors que les problématiques socialistes et écologistes radicales mettaient l’accent sur la totalité organique du vivant, les défenseurs du droit des animaux, comme Tom Regan, ont vu dans l’attention portée aux écosystèmes au détriment des organismes individuels, une forme de fascisme5 ! R.G. Frey estime au contraire que l’on peut reconnaître aux animaux un statut d’êtres conscients et des besoins, mais non point les capacités psychologiques complexes – telles que le désir – liées à l’exercice du langage6. D’autres auteurs reprochent à cet argument une surestimation du rôle social du langage parlé ou écrit, et une sous-estimation des formes non langagières d’expression et de communication. Ces défauts seraient liés à une conception hiérarchique indéfendable de « la grande chaîne de l’être », dans laquelle le comportement animal relèverait d’un stade primitif alors que l’homme en serait l’aboutissement et le couronnement.

formesvives-existence40imag.gifDans un essai faisant le point sur ces controverses, Ted Benton souligne que la reconnaissance par Regan d’un droit des animaux n’est pas synonyme d’une reconnaissance de droits égaux7. Les animaux n’étant pas capables de faire-valoir leurs droits par eux-mêmes, ces droits proclamés en leur nom par les humains manifestent encore une sorte de paternalisme anthropocentrique envers l’animal8.

Jay Bernstein insiste pour sa part sur le fait que la proclamation des droits de l’homme est indissociable de l’appartenance à une communauté spécifiquement politique qu’on ne saurait, sauf extrapolation analogique, trouver chez l’animal9. Benton réplique que les animaux sont bel et bien intégrés à l’organisation sociale humaine. Ils y subissent des dommages qui devraient être pris en considération dans une conception libérale des droits individuels élargie au-delà des frontières de l’humain. Il partage sur ce point la proposition de Tom Regan selon laquelle les « animaux non-humains » peuvent et doivent faire l’objet d’une préoccupation morale. Il leur reconnaît ainsi des droits qui ne sont pas pour autant « des droits égaux ». Car une telle égalité en droit supposerait un rapport de réciprocité entre humains et animaux, un lien étroit entre droits et citoyenneté, et surtout une aptitude des animaux à exprimer leurs droits de manière autonome. Cette triple objection plaide fortement, selon Benton, contre la thèse de Regan.

Attiré par l’effacement, annoncé par Foucault, de l’Homme en tant que sujet rationnel et souverain des Lumières, Derrida n’en est pas moins embarrassé par cette controverse. Étendre aux animaux les concepts juridiques appartenant au paradigme des « droits de l’homme » conduit selon lui à des « naïvetés sympathiques mais intenables ». Pire, leur conférer ou leur reconnaître des droits, est encore « une manière subreptice ou implicite de confirmer une certaine interprétation du sujet humain, qui aura été le levier même de la pire violence à l’égard des vivants non humains10. » C’est plutôt le concept même de droit qui devrait être repensé. Car il y a, certes, des différences irréductibles entre l’homme et l’animal, mais point de frontière absolue, « une et indivisible ». Il y a entre eux « plus d’une limite, beaucoup de limites ».

La controverse oppose sur le fond un courant « continuiste » (soutenant la continuité entre l’espèce humaine et le règne animal), et un courant « espéciste » et anthropocentriste (défendant la singularité irréductible de l’espèce humaine dans le système du vivant).

Steven Rose est de ceux qui revendiquent fièrement leur « espécisme »11. Il s’interroge de manière polémique sur les frontières susceptibles de départager le règne du vivant, entre des animaux pourvus de droits d’un côté et, d’un autre côté, des animaux (des insectes ?) qui en seraient dépourvus. Seuls les humains, affirme-t-il, décident qui a des droits, et ce sont eux qui les reconnaissent comme tels. Seuls ils se définissent comme les acteurs de leur propre histoire. Les droits et devoirs sont donc constitutifs d’une « loyauté envers l’espèce ». En revanche, la compassion envers les animaux serait suspecte de diversion (parfois misanthropique) par rapport aux misères sociales des humains.

Benton rappelle que cet humanisme anthropocentrique a presque toujours constitué une caractéristique de la culture de gauche. Que seuls les humains puissent avoir des droits et des devoirs moraux ne signifie pas, selon lui, qu’on ne puisse en reconnaître aux animaux. Cette reconnaissance ne se limite pas en effet à la validation d’une revendication explicitement formulée : lorsque les femmes ou les noirs ne se mobilisaient pas encore explicitement pour leurs droits, ces droits n’en existaient pas moins. Rose admet que nous « devons » nous comporter correctement envers les animaux. Mais la reconnaissance de droits demeure selon lui une activité spécifiquement humaine. Dans la mesure où les animaux ne sont pas avec les humains dans une relation économique réciproque, leur appliquer le concept d’exploitation, qui n’a de sens précis que dans un rapport social historiquement déterminé, relèverait ainsi de la confusion pure et simple. Dans une perspective proche, Francis et Norman estimaient déjà que « les êtres humains peuvent à juste titre accorder plus de poids aux intérêts humains qu’à des intérêts animaux d’intensité comparable, non en vertu de propriétés supposées différentes, mais parce que les êtres humains ont avec les autres êtres humains un type de relation qu’ils n’ont pas avec les animaux ». Ils soutiennent sur le ton du défi, que « certains animaux sont plus égaux que d’autres12 ».

Les thèses « discontinuistes » ou « espécistes » privilégient donc la communauté humaine par rapport à la communauté des vivants (ou la communauté de leurs communautés).

Contre ces diverses formes d’anthropocentrisme, Ted Benton revendique un « continuisme » radical. Il n’en partage pas moins avec ses interlocuteurs l’importance cruciale accordée aux rapports sociaux, mais il « prend en même temps au sérieux le continuisme entre l’humain et l’animal que présuppose la littérature sur les droits des animaux ». Il reprend ainsi à son compte la thèse de Mary Midgley13 (Beast and Man, Brighton, 1979), selon laquelle les humains ne sont pas seulement « comme des animaux », mais « sont » des animaux : « Je suggère qu’une conception naturaliste (mais non réductionniste) de la nature humaine et que le continuisme humain/animal qui en découle devraient compléter l’approche sociale-relationnelle par l’attention accordée à la signification morale de l’interdépendance écologique14. »

Benton voit en effet dans l’émergence de politiques radicales opposées à la maltraitance des « animaux non-humains » une réponse aux contradictions culturelles de plus en plus fortes générées par le capitalisme urbain-industriel. La relation sociale qui se développe entre humains et animaux fait de plus en plus de ces derniers une composante des sociétés humaines. Ils sont amenés à remplacer le travail humain, à satisfaire les besoins organiques humains, à servir le divertissement humain. En tant que sources de travail, de nourriture, ou de loisir, les animaux deviennent aussi des objets d’exploitation commerciale et des sources de profit. Ils peuvent servir au maintien coercitif de l’ordre établi (chiens policiers, etc.). Il n’est donc pas surprenant que les métaphores animales occupent une place aussi importante dans l’image de nous-mêmes, ainsi qu’en témoigne la représentation animale dans le dessin animé.

Humains et animaux sont donc économiquement interdépendants. Ils le sont aussi écologiquement. Les animaux subissent de plus en plus les conséquences des rapports sociaux de production et de reproduction. Ils sont soumis à une « réification de plus en plus intense et se voient systématiquement nier toute reconnaissance en tant qu’êtres doués de vie subjective ». Leur subordination aux impératifs de l’agriculture intensive (élevage en batteries, abattage industriel…), ou leur instrumentalisation médicale dans les expériences de clonage par exemple, sont la forme logique extrême de cette réification.

Le souci éthique envers les animaux rejoindrait ainsi le souci anthropocentrique porté à la dégradation de l’environnement, aux catastrophes alimentaires, ou aux désastres sanitaires. Mettant en évidence leurs communs dénominateurs, l’approche écologique exigerait par conséquent une révision critique de l’anthropocentrisme unilatéral qui a généralement caractérisé le mouvement socialiste. Car, « même si l’on partage l’idée selon laquelle seuls les êtres humains peuvent être des agents moraux, il n’en résulte pas que seuls les humains peuvent faire l’objet d’une attention morale. On peut soutenir que la moralité ne pose pas seulement la question de savoir comment les agents moraux doivent se comporter les uns envers les autres, mais aussi de savoir comment ils doivent se comporter envers les autres espèces d’êtres qu’ils rencontrent au cours de leurs activités […]. D’un point de vue anthropocentrique même, il y aurait encore place pour une obligation morale envers les êtres qui ne sont pas des acteurs moraux. On peut en effet distinguer une obligation directe d’une obligation indirecte. Les obligations concernant les animaux non-humains ne sont pas des obligations envers eux ; elles doivent être comprises et justifiées comme des obligations indirectes envers les acteurs moraux dont les intérêts ou les droits peuvent être affectés par la manière de traiter les animaux16. »

On peut cependant se demander s’il est indispensable d’aborder la responsabilité envers les animaux d’un point de vue moral (difficile à fonder), et non simplement d’un point de vue écologique. Pourquoi moraliser l’écologie au point de ressusciter des transcendances qui évoquent les anciennes théologies naturelles et la sacralisation du vivant ? N’est-ce pas jouer un anthropocentrisme (celui du privilège humain de pouvoir penser le monde en termes moraux) contre un autre (celui d’un humanisme égoïste plaçant l’humanité au sommet de la création) ? Ne serait-il pas plus sage de concevoir l’interdépendance des êtres dans l’écosystème et leurs responsabilités réciproques du point de vue de l’éthique immanente et profane d’une écologie critique ?

In Un monde à changer, collection La Discorde,
Textuel, Paris, septembre 2003
www.danielbensaid.org

Documents joints

  1. Voir Jacques Derrida et Élisabeth Roudinesco, De quoi demain…, Dialogue, Paris, Fayard 2001.
  2. Rappelons-nous le documentaire de Franju sur les abattoirs, et plus récemment le passage hallucinant du Testament anglais, de Jonathan Coe, sur l’abattage industriel des poulets élevés en batterie.
  3. Jacques Derrida, op. cit., p. 109.
  4. Voir notamment la thèse d’Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Paris, Fayard, 1998.
  5. Tom Regan, The Case of Animal, Berkeley University of California Press, 1985.
  6. R.G. Frey, Interests and Rights, The Case against Animals, Oxford, Clarendon Press, 1980.
  7. Ted Benton, Natural Relations. Ecology, Animal Rights and Social Justice, Londres, Verso, 2003.
  8. Ibid., p. 93.
  9. Jay Bernstein, « Right, Revolution and Community », in P. Osborn éd., Socialism and the Limits of Liberalism, Londres/New York, 1991.
  10. Jacques Derrida, op. cit., p. 110.
  11. Steven Rose, « Proud to be an especist », New Statesman and Society, avril 1991.
  12. L.P. Francis et R. Norman, « Some Animals are More Equals than others », in Philosophy n° 53, 1978.
  13. Mary Midgley, Beast ans Man : the Roots of Human Nature, Harvester, University of Queensland, 1979
  14. Ted Benton, op. cit., p. 18
  15. Ibid., p. 75.[/efn_note. »

    Sans clore le débat, Ted Benton apporte une contribution stimulante à la réflexion sur les sources de la morale et les écueils du relativisme moral, sur le rôle que joue chez certains marxistes productivistes le joker de l’abondance (leur permettant de se débarrasser à bon compte des questions de la justice), ou sur les présupposés philosophiques de Marx. Il estime en effet que les écrits de jeunesse de ce dernier – notamment les Manuscrits de 1844 – restent tributaires d’un « narcissisme de l’espèce » et d’un dualisme radical dissociant l’homme du règne animal. Il admet cependant que ces textes sont traversés de contradictions. Leur approche de l’homme en tant qu’« être naturel humain » peut en effet déboucher sur une compréhension non dualiste du rapport entre l’espèce humaine et ses conditions naturelles de reproduction : « Je ne cherche pas à utiliser l’éthologie du XXe siècle contre Marx, mais plutôt à utiliser certains aspects de la pensée de Marx contre d’autres, partant du constat que ses textes sont travaillés en profondeur par une contradiction interne15Ibid., p. 35.

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