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Edwy Plenel et les mots de Daniel Bensaïd

Nous le retrouvons dans les locaux de Médiapart, dont il est le cofondateur. Sur une table, à sa gauche, des livres en quantité. Il s’assoit, sourit, plisse les yeux. Nous lui proposons des formules tirées de l’œuvre de Daniel Bensaïd – l’orateur n’a nul besoin de se chauffer, il démarre sitôt, répond du tac-au-tac et file les métaphores pour rendre hommage à son camarade disparu (dont il disait qu’il possédait, de façon singulière, la capacité « d’enchanter la politique par une vision poétique »).

[rouge]Un point d’évasion est possible[/rouge]
C’est cette idée de l’horizon, c’est cette idée de la fuite. Pour moi, ça fait écho à cette idée de l’esclave qui sort du système de plantation et qui va fuir vers le Morne, le Nèg’Marron. L’évasion, l’échappée belle. Comment on construit sa liberté soi-même, en marchant. Daniel disait : on s’engage et puis on voit – façon de dire qu’il ne faut pas attendre d’avoir un programme bien établi, des certitudes, et certainement pas des certitudes de victoire. Il disait même qu’il y a des défaites qui sont beaucoup plus belles que leurs victoires, qui sont des victoires momentanées, des victoires repues, des victoires de lassitude, des victoires de médiocrité. C’est comme ceci que l’on invente le futur.

[rouge]On ne recommence jamais de rien[/rouge]
Il y a toujours de la tradition dans la modernité. Ce que m’a appris Daniel, c’est cette idée de l’héritage vivant. Il a écrit un texte sur Walter Benjamin, et ce passé plein d’à présent. Le passé, qui brille comme une lumière à l’instant du péril, comme un signal d’alarme qui va arrêter le train qui mène à la catastrophe. Toute l’œuvre-vie de Daniel, c’est cette façon d’actualiser un passé qui s’enracine – y compris dans sa propre histoire familiale, avec ce grand-père communard qui avait quatorze ans sous la Commune de Paris. On ne brûle pas, on ne détruit pas ; on construit une nouvelle espérance où l’on actualise la promesse des vaincus.

[rouge]Résistance à l’air du temps[/rouge]
Ça résume toute la vie de Daniel. C’était même le nom d’une petite société de pensée qu’il avait créée, le Sprat, Société de résistance à l’air du temps. Autrement dit : ne pas prendre les lignes de la plus grande pente, ne pas se résigner, continuer à dire non à ce qui est injuste, à ce qui est inadmissible, aux impostures.

[rouge]Le jeu institutionnel[/rouge]
C’est ce à quoi nous n’aimions pas participer et ce à quoi nous ne sommes pas bons. Daniel le disait lui-même et je l’ai vécu dans ma propre profession. Nous sommes des inventeurs, des créateurs, des audacieux, mais certainement pas ceux qui peuvent prendre la règle du jeu telle qu’elle est. Parce que ce n’est pas nous qui l’avons fixée, parce qu’elle est celle d’un jeu où, souvent, comme disait Charles Péguy (auteur qu’adorait Daniel), on joue sur les deux tables, on ne joue pas clair, on ne joue pas franc, on ne joue pas loyal. Le jeu institutionnel n’est certainement pas notre terrain de jeu favori.

[rouge]Personne n’est génial tout seul[/rouge]
C’est essentiel : on invente collectivement. Combien de radicalité se sont perdues dans l’aventure individuelle, dans l’idée que l’on fait soi-même les questions et les réponses ? Ou bien dans l’idée du césarisme, du bonapartisme, du sauveur suprême, du chef, du Líder Máximo ? Combien, au contraire, cette sacralisation de l’un est l’inverse même du nous que nous essayons d’inventer, et qu’il nous faudra toujours et encore inventer…

[rouge]Une lente impatience[/rouge]
C’est une expression qui est venue avant le titre de son autobiographie, dans nos discussions, dans nos conversations. Nous sommes impatients que le monde change ; ce monde est insupportable, il court à la catastrophe, il produit de la haine, de la peur, de la xénophobie, du racisme, du chômage, des injustices, des inégalités et, surtout, la guerre. Et le prétexte pour faire passer la guerre, c’est de nous mettre dans une guerre des mondes, une guerre des civilisations, une guerre des identités, une guerre des religions. Nous sommes impatients mais, en même temps, nous savons qu’il n’y a pas de raccourcis, nous savons et nous l’avons appris, y compris parfois douloureusement dans les radicalités de notre jeunesse, qu’il faut apprendre à durer, qu’il faut apprendre à ne pas se résigner – alors qu’il n’y a pas de victoires, alors, au contraire, qu’il y a eu des défaites, des disparus, des déceptions, des amertumes. Tout ce qu’a voulu transmettre Daniel, notamment à partir de 1989, avec Moi la Révolution, puis Walter Benjamin, sentinelle messianique, puis Jeanne de guerre lasse, puis ses autres livres, le Pari mélancolique, Une lente impatience, c’est cela, c’est cette idée ; je l’ai écrit au moment de son départ. Mais, pour moi, il est toujours présent ; j’ai dit qu’il était à la fois une sentinelle et un éclaireur. Une sentinelle qui garde cette tradition des vaincus et un éclaireur qui montre cette trace, ce chemin qu’il va nous falloir inventer avec patience, comme un randonneur qui maîtrise son souffle, qui apprend le dénivelé et qui sait qu’il doit essayer, toujours, d’atteindre l’horizon. Bien sûr, on ne le touche jamais, il s’éloigne toujours, mais c’est ce qui nous élève, ce qui nous rassemble.

[rouge]La grandeur de la politique[/rouge]
Je ne trouve pas que cela colle vraiment à Daniel, même si ça peut venir dans une phrase. La hauteur, je dirais plutôt. Parce que la grandeur, on voit tout de suite une chose qui se place au-dessus du reste ; la hauteur, c’est l’idée de prendre la ligne de crête : ne pas être du côté du marécage, ne pas être dans la médiocrité. Daniel, dans son engagement, avait du style, de l’élégance.

[rouge]La République excède la Nation[/rouge]
La République, c’est un lieu commun. Qu’est-ce que l’on invite de commun, qu’est-ce que l’on invente de commun ? La Nation, c’est une assignation, une clôture, ce sont des frontières. La République est une ouverture, un mouvement, une dynamique ; la République, dans l’esprit de Daniel, et notamment dans Moi la Révolution, n’existe pas sans adjectifs : elle est démocratique, elle est sociale, elle est radicale — on y prend les problèmes à la racine, on ne reste pas en surface.

28 avril 2015

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