Espagne, une situation explosive

L’Espagne de janvier 1978 offre une image ahurissante. Les partis politiques n’y sont toujours pas autorisés, et pourtant on n’a jamais vu un tel foisonnement de sigles, de regroupements, de partis en gestation. Pas un hebdomadaire qui ne publie une enquête exhaustive sur les forces politiques, toutes variantes de l’extrême gauche incluse. Quant aux principaux porte-parole du Parti socialiste et du Parti communiste, ils apparaissent de plus en plus publiquement, à travers des conférences, des déclarations à la presse qui sont largement reproduites.

Une telle contradiction ne peut s’éterniser. Pourtant, à une semaine seulement du discours-programme que doit prononcer le 28 janvier Arias Navarro au nom du gouvernement, les perspectives ne sont toujours pas claires : on parle d’élargir le droit d’association, de réunion et de manifestation, mais les déclarations à ce sujet se contredisent souvent. Celle d’Arias Navarro à Newsweek, annonçant la légalisation des partis avait fait l’effet d’une bombe ; aussitôt après, il a officiellement dénoncé comme une interprétation abusive le texte de Newsweek.

Si la démarche paraît aussi incertaine, c’est que la bourgeoisie, d’accord sur l’ouverture inévitable, sur la tentative d’instauration d’un État fort, demeure divisée sur plusieurs points fondamentaux. Sur le type de compromis gouvernemental nécessaire d’abord entre partisans de la libéralisation contrôlée et héritiers directs de la dictature. Sur l’attitude envers le mouvement ouvrier ensuite : la majorité souhaiterait légaliser la social-démocratie (forte de ses appuis européens) pour avoir dans la classe ouvrière un interlocuteur raisonnable, tout en laissant hors la loi un Parti communiste peu sûr, en dépit de ses promesses. Fraga et Areilza, ont depuis longtemps exprimé leur soutien à ce type de solution ; la presse qu’ils influencent soumet le PSOE à un mitraillage intense en lui montrant, à travers l’exemple français, les méfaits d’une alliance socialo-communiste. Cependant, la mise à l’écart du PC est actuellement impossible du fait que c’est lui qui contrôle les dirigeants reconnus des commissions ouvrières et la majorité des délégués syndicaux. Sur ce terrain, le PS ne fait pas le poids.

Le Parti communiste qui d’ailleurs a bien vu venir la manœuvre n’entend pas rester en rade. Il fait aujourd’hui tout son possible pour démontrer sa représentativité et faire comprendre que toute tentative de stabilisation passe par sa propre légalisation. Il est donc résolument engagé dans les luttes ouvrières actuelles tout en s’efforçant d’éviter une centralisation qui risquerait d’aboutir à un affrontement direct avec le pouvoir. D’abord parce qu’il ne tient pas à jeter bas le gouvernement sur la base d’une grève générale. D’autre part, parce que l’alternative démocratique dont il se réclame n’est toujours pas au point : les négociations entre la Junte démocratique et la Convergence démocratique, qui seraient censées donner naissance à une plate-forme commune et à un accord de gouvernement provisoire piétinent. Il semble de plus que la démocratie chrétienne de Ruy Gimenez, membre de la Convergence, qui se trouve à la charnière entre l’actuel gouvernement et l’opposition, ait annoncé la tenue d’un congrès aux environs du mois de mai. Elle aurait ainsi un prétexte pour faire suspendre les négociations entre Junte et Convergence en invoquant le fait qu’un accord avec le PC est une chose assez importante pour requérir « démocratiquement » l’accord de son congrès.

La formation du Conseil de Catalogne est également venue jeter de l’huile sur le feu. Le PC qui porte en Catalogne le nom de Parti socialiste unifié de Catalogne en est partie prenante, alors que le PSOE en a été exclu sous prétexte qu’il est un parti « national », sans référence spécifique à la Catalogne.

Tant que n’existera pas une solution politique, un pacte élargi, signé en bonne et due forme, le PC espagnol ne s’engagera pas au-delà de certaines limites dans une épreuve de force qui pourrait signifier son propre débordement.

Le jeu est serré, et les marges étroites. Les accords politiques de sommet se multiplient et s’étendent au niveau régional : après le Conseil de Barcelone, ceux de Valence et de Galice. Il s’agit essentiellement de sortes de préparlements à travers lesquels les partis réformistes s’efforcent de négocier de façon différenciée avec les composantes régionales de la bourgeoisie espagnole. Mais indirectement, ces organismes ont un effet contradictoire : plus on descend vers la base, plus les personnalités bourgeoises se raréfient, et plus les assemblées locales et de quartiers tendent à se réduire à des organes unitaires de mobilisation ; le succès de la grande manifestation de Valence, vendredi dernier, convoquée à l’origine par le Conseil, et qui a réuni trente mille personnes en est un bon exemple.

Le mouvement de luttes actuel est encore trop neuf et inexpérimenté pour déborder spontanément les projets réformistes. Mais si cette situation explosive devait se prolonger, une fois mûries les leçons, la nouvelle vague inévitable à court terme pourrait bousculer les organisations réformistes elles-mêmes et non plus seulement le gouvernement.

Rouge n° 332, 23 janvier 1976
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