Garder le fil rouge

Dans son film sur Rosa Luxemburg1, Margarethe von Trotta met en scène une fête du
1er janvier 1900 où l’on voit les vénérables barbes de la social-démocratie allemande (Bebel, Kautsky, Bernstein, Liebknecht) célébrer le nouveau siècle. Ils expriment une confiance entière dans le progrès et l’avenir. Ils sont convaincus que leur génération ou les suivantes connaîtront enfin la paix, la prospérité, le socialisme, et verront une humanité épanouie réconciliée avec
elle-même.

Quelques années plus tard, ce fut le premier cauchemar mondial, à l’issue duquel la conjuration populaire toujours recommencée contre les servitudes prit le nom propre d’Octobre. Tout comme Hegel a pu voir dans la Révolution française un magnifique lever de soleil, les « dix jours qui ébranlèrent le monde » ont propagé sur tous les continents leur message de libération. Au seuil du nouveau millénaire, le désastre est à la mesure des grandes espérances d’hier. Quelles que soient les responsabilités inégales, parfois opposées, des uns et des autres, personne ne sort indemne de l’épreuve. Les mots eux-mêmes sont malades. Comme si le triomphe d’une novlangue infernale nous obligeait à réapprendre ce que parler veut dire.

Le cadavre décomposé de la révolution d’Octobre a empuanti le siècle achevé. L’éclaircissement des déraisons jumelles du stalinisme et du nazisme ne relève pas d’un pieux devoir de mémoire, mais d’un travail de compréhension nécessaire d’un triple point de vue. Pour le passé : l’histoire n’est pas un récit délirant, plein de bruit et de fureur, mais le résultat intelligible de phénomènes sociaux. Pour le présent : les conséquences en chaîne de la contre-révolution bureaucratique des années trente en Russie ont contaminé l’époque entière et durablement perverti le mouvement ouvrier international. Pour le futur enfin : le préjudice porté par cette contre-révolution au rêve d’émancipation sociale pèsera longtemps encore sur les épaules des nouvelles générations.

Comme l’écrit Éric Hobsbawn, « on ne saurait comprendre l’histoire du court vingtième siècle sans la Révolution russe et ses effets directs et indirects ». Son Âge des extrêmes2

, si utile soit-il pour préparer la fin des désillusions à la sauce Furet, n’en demeure pas moins prisonnier des limites d’une « histoire historienne », alors que nous avons besoin plus que jamais d’une histoire stratégique qui rétablisse la part des possibles et des bifurcations. Dans son Trotski vivant3, Pierre Naville soulignait fortement ce rapport critique de la politique à l’histoire : « Les avocats du fait accompli, quels qu’ils soient, ne manquent jamais. C’est que les historiens, paradoxalement, ont une vue plus courte que les hommes politiques ». Quand le mouvement va de l’avant, ils trouvent naturel le sens de l’événement, mais quand il faudrait savoir aller à contre-courant, ils lui cherchent querelle en traquant le contretemps, l’action prématurée, l’excès de volonté : « Cela donne à l’historien la possibilité d’étaler sa sagesse rétrospective en énumérant et cataloguant les omissions, les fautes, les maladresses. » Malheureusement, ces historiens du fait accompli « s’abstiennent d’indiquer la voie juste qui aurait permis de conduire un modéré à la victoire ou, au contraire, la politique révolutionnaire raisonnable qui aurait pu l’emporter dans une période thermidorienne. » À méditer.

Mais comme l’histoire qui se fait, au jour le jour, n’attend pas le résultat de ces méditations, il faut garder le fil rouge qui permet de démêler la pelote, de plus en plus embrouillée, de notre époque désastreuse. À un journaliste du Nouvel Observateur qui lui demandait quelle valeur de gauche il faudrait promouvoir d’urgence, Marguerite Duras répondit simplement : « La lutte des classes. » Pardon, demanda l’interlocuteur interloqué ? « À part rétablir la lutte des classes, je ne vois pas… », insista-t-elle. C’était en 1992. En ce début de siècle obscur, l’impératif de Marguerite s’impose avec plus d’urgence que jamais. Plus le front de classe se brouille et se défait, plus nous aurons les conflits sans merci et les guerres absolues, des nations, des tribus et des religions.

C’est une catastrophe qu’il est encore temps de conjurer.

Quinzaine littéraire, réponse à la question posée « Que sauveriez-vous du XXe siècle ? »

Archives personnelles, datation non retrouvée

Documents joints

  1. Margarethe von Trotta, Rosa Luxemburg, 1985.
  2. Éric Hobsbawn, L’Âge des extrêmes, André Versaille éditeur en collaboration avec Le Monde diplomatique, 1994.
  3. Pierre Naville, Trotski vivant, Julliard, 1962.
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