Hommage à Daniel Bensaïd

Par Janette Habel

Intervention à la Mutualité, janvier 2010

J’ai vu Daniel pour la dernière fois au mois d’août 2009 à Arles, lors de l’université d’été d’Attac placée sous le signe de l’Émancipation. Il était amaigri et fatigué. La voix avait changé de tonalité mais le tempo était le même. Daniel remontait le temps. « La protestation sociale a commencé par les hérésies religieuses et les mouvements agraires, notamment celui des Niveleurs en Angleterre en 1648 », avait-il rappelé devant un auditoire interloqué, pour indiquer que les nouveaux rapports sociaux se sont construits historiquement, empruntant souvent des chemins de traverse. Il ajoutait : ce n’est qu’au XIXe siècle qu’on a pensé la société comme un problème à part entière. L’institutionnalisation des formes d’action politique, la construction des partis viendra ensuite. Daniel évoquait la genèse du mouvement ouvrier, l’effervescence avant la Commune et les écrits de Marx bien sûr. Il avait expliqué ce nécessaire retour en arrière : « Pour agir politiquement, (il faut) penser historiquement », affirmait-il. Daniel citait souvent cette phrase de Gilles Deleuze : « On recommence toujours par le milieu. » Ces rappels étaient nécessaires après la défaite terrible des politiques d’émancipation du court XXe siècle. « Vivre avec son temps mais savoir penser à contretemps » : c’est pour relever ce double défi qu’il avait fondé la revue Contretemps en mai 2001.

Nous avions changé d’époque. Avec l’effondrement de l’URSS, la fin de « l’État providence », la crise du capitalisme mondialisé, les guerres menées au nom de la lutte contre le terrorisme, la dictature bureaucratique marchande en Chine, un cycle historique s’était achevé. De cette débâcle pourtant prévue par Léon Trotski « nous n’étions pas sortis indemnes », reconnaissait Daniel lors d’une interview récente. Pourtant notre héritage historique – celui de l’Opposition de gauche – nous avait prémunis mieux que d’autres contre les tares, les tragédies des dictatures bureaucratiques. Nous connaissions les causes des dégénérescences qui avaient miné les conquêtes de la révolution d’Octobre, nous étions armés contre les dangers professionnels du pouvoir. Et pourtant, il fallait analyser les échecs passés et reprendre avec un œil critique le fil de l’histoire interrompue, une histoire contaminée par le stalinisme, alors que même les mots étaient sortis malades du XXe siècle. Parler d’impérialisme était devenu ringard, le communisme était synonyme de goulag. Il fallait refonder sans renoncer et sans se renier, c’est à cette tâche que Daniel, malgré la maladie, s’est consacré sans relâche. Après la grande césure des années 1990, il fallait abandonner le « léninisme pressé » des années soixante, il était urgent « d’apprendre la patience », en « travaillant pour l’incertain ». Daniel faisait souvent la comparaison entre la situation actuelle et les années 1830-1840, « ce moment charnière après une grande défaite, lorsque l’« on voue les événements aux gémonies et la révolution aux oubliettes » mais où se préparent les soulèvements futurs.

Deux expériences hétérodoxes en Amérique latine allaient nous interpeller et alimenter sa réflexion. Comme souvent, l’histoire reprit son cours là où on ne l’attendait pas. L’insurrection des zapatistes et du sous-commandant Marcos au Mexique en 1994 donna le signal des résistances. L’altermondialisme était né. Le vocabulaire avait changé. Il n’y avait plus de commandant en chef. Marcos n’avait que le titre de sous-commandant. Les Zapatistes affirmaient qu’il fallait « diriger en obéissant », abandonner le verticalisme militaire des anciennes guérillas. Le fétichisme de la violence et de la lutte armée comme critères révolutionnaires était remis en cause. Le porte-parole théorique des zapatistes, John Holloway, prétendait que l’on peut changer le monde sans prendre le pouvoir. Daniel remarquait que les zapatistes faisaient de nécessité vertu en s’installant dans une guerre d’usure qui leur permettait de gagner du temps. Au seuil du nouveau millénaire, nous ne savons pas ce que seront les révolutions futures, disait-il, on ne pouvait donc formuler qu’une hypothèse stratégique, mais il reprochait à Holloway de minimiser les obstacles à franchir, de semer des illusions dangereuses et d’oublier les dures leçons des défaites passées. Il lui savait gré cependant de relancer le débat stratégique.

Une deuxième expérience hétérodoxe eut lieu au Brésil, à Porto Alegre, où nous étions allés lors d’un forum social mondial. La démocratie participative à l’échelon municipal semblait rompre avec les pratiques bureaucratiques du prétendu « socialisme réel ». Dans cette grande ville moderne qu’est Porto Alegre, le socialisme par en bas était-il en train de se construire ? Assistions-nous à la naissance d’un embryon de réponse à cette double crise dont Daniel disait qu’elle était une crise de la démocratie et de ses formes politiques, mais aussi une crise des solutions à la crise ? Mais aussi démocratique soit-il, le socialisme municipal et participatif de Porto Alegre était dans une impasse. Car la politique a besoin d’une vision stratégique, d’une alternative porteuse d’un changement radical : « Nous persistons à nommer ce changement Révolution, sans préjuger des formes que celle-ci pourrait revêtir au XXIe siècle », affirmait Daniel. À une condition cependant : « Pour maintenir l’hypothèse communiste comme hypothèse stratégique il faut la dissocier radicalement de ce qui fut fait en son nom, le terrorisme bureaucratique. » Prophétique, il avertissait « ceux qui ne veulent plus entendre parler de la lutte des classes » qu’ils « auront en échange la lutte des tribus et des ethnies, les guerres de religion, les conflits communautaires ».

C’est à ce « communiste hérétique », comme Michael Löwy le nomme, que nous rendons hommage aujourd’hui, en faisant de notre deuil une fidélité à son engagement : revisiter l’histoire pour la réinventer, renoncer au savoir dogmatique sans faire table rase du passé, apprendre à résister à l’air du temps.

Janvier 2010

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