Daniel Bensaïd : la mémoire et l’oubli

Daniel Bensaïd est mort en 2010. À l’occasion de la réactivation de ce site, lui rendre hommage et revivifier sa mémoire sont une entreprise salutaire, mais aussi, triste. Car il faut prendre la mesure du trou profond qui s’est creusé au cours de cette période.

Quand Daniel est mort, son nom était synonyme d’idées et d’engagement, de théorie et de pratique, de réflexion et de militantisme. Certes principalement dans les sphères politiques radicales, en particulier celle de son courant politique (la LCR puis le NPA, et la IVe Internationale), mais pas uniquement tant sa vie l’avait entouré d’un profond respect. Au-delà, mis à part quelques articles dans la grande presse, le silence et l’ignorance firent en sorte d’effacer ses traces. Le plus triste aujourd’hui c’est que ce silence semble avoir aussi gagné la gauche radicale qui lui fait rarement référence, tout occupée à sa dernière marotte. Daniel n’est pas le seul à être touché par cette lamentable déshérence ; depuis plus longtemps encore, Ernest Mandel est aussi tombé dans ces oubliettes qui finalement englobent le marxisme révolutionnaire dans ses multiples facettes. Il faut sûrement y voir le contrecoup d’une époque avide de succès rapides et de raccourcis clinquants – d’une époque de réaction, c’est clair aujourd’hui. Mais d’eux se souvient-on quelques temps après ? Qu’en restera-t-il une fois l’écume retombée ? Une terrible discordance des temps (comme aurait dit Daniel) s’est ainsi creusée entre la stratégie de long terme et les préoccupations immédiates ou à plus court terme qui semblent s’ignorer quand elles ne se retrouvent pas carrément dos-à-dos.

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Daniel Bensaïd, ou la nécessité d’un recommencement communiste

« Nous avons eu davantage de soirées défaites que de matins triomphants. Mais nous en avons fini avec le Jugement dernier de sinistre mémoire. Et à force de patience, nous avons gagné le droit précieux de recommencer. »

Comment demeurer communiste dans une époque de défaite, en s’évitant la honte d’un reniement qui mène immanquablement au camp satisfait des vainqueurs ? Comment ne pas renoncer à changer le monde quand le projet communiste et la théorie marxiste ont été enrôlés et défigurés par une entreprise d’assujettissement bureaucratique, à l’exact opposé des idéaux émancipateurs initialement portés par le mouvement ouvrier révolutionnaire ?
Si, en 1901, Lénine pouvait faire paraître un texte intitulé « par où commencer ? », dans un contexte russe où il s’agissait de créer une organisation unifiant les multiples foyers socialistes, la question qui donne sens à l’œuvre de Daniel Bensaïd – surtout à partir des années 1980 – serait plutôt la suivante : comment et par où recommencer ? Rien ne lui est en effet plus étranger que l’illusion d’un commencement absolu, qui ne saurait aboutir qu’à rejouer en toute inconscience des débats anciens et à faire passer pour neufs des arguments usés jusqu’à la corde. Recommencer suppose donc en premier lieu de se réapproprier les débats stratégiques qui ont parcouru le mouvement ouvrier depuis les années 1830, de revenir sur les séquences révolutionnaires passées mais aussi les périodes de basse intensité politique et les défaites partielles ou historiques, et à partir de là de construire une mémoire stratégique. C’est pourquoi Daniel Bensaïd s’est constamment efforcé, jusque dans ses textes les plus conjoncturels, et dans les séances de formation qu’il a animées jusqu’à sa mort, de situer les enjeux de toute discussion dans l’histoire longue de la gauche, du mouvement ouvrier et des débats stratégiques qui les ont traversés.

Citant Deleuze, il aimait rappeler que l’on « recommence toujours par le milieu ». Non seulement il est impossible de reprendre la route, vierge de toutes les expériences passées, mais vouloir le faire, c’est se condamner à ne rien apprendre ou à persister dans l’erreur. Il est tout aussi vain de prétendre se dresser sur les épaules des mouvements passés, dans une continuité qui nous épargnerait tout effort de reprise. Nulle illusion, chez Daniel Bensaïd, de cumulativité de la pensée stratégique : les bilans sont toujours à refaire et l’étude du passé ne préserve en rien des pièges que nous tendent des situations historiques singulières. Les décisions et initiatives politiques ne sauraient se fonder sur une science de l’Histoire dont le Parti serait le dépositaire incontestable, mais relèvent d’un « art stratégique », fait de paris raisonnés et d’alliances conjoncturelles dans un contexte d’incertitude irréductible. « Recommencer par le milieu », c’est donc cheminer sur cette ligne de crête définie, négativement, par le refus du ressassement comme de la table rase et, positivement, par la volonté de trouver un point d’ancrage stratégique, au croisement de la théorie et de la pratique. Or, cela suppose pour Daniel Bensaïd de remettre sur le métier une tradition politique, celle du mouvement communiste, en la soumettant à deux questionnements distincts : comment rendre compte des défaites et des échecs, des errements et des déroutes, de cette tradition au XXe siècle ? Et comment faire face aux défis nouveaux que lui imposent les transformations du capitalisme ?
Daniel Bensaïd n’est pas le seul à s’être saisi de ce problème du recommencement. Alain Badiou, Jacques Rancière, Toni Negri, John Holloway, Slavoj Žižek, Alvaro Garcia Linera ou le Comité invisible, ont, chacun à sa manière, tenté d’y répondre. Mais l’originalité de Bensaïd, du moins par rapport à Badiou et Rancière, c’est de penser stratégiquement la possibilité d’un recommencement communiste, à partir des nouvelles expériences de lutte qui marquent les années 1990 et, plus largement, du cycle de politisation et de radicalisation qui s’ouvre alors. Et ce qui le distingue de presque toutes les figures citées plus haut, c’est qu’il prend au sérieux les médiations organisationnelles et militantes à travers lesquelles pourrait s’opérer la relance du débat stratégique : celui-ci ne saurait se résumer à un commentaire stérile de l’actualité, mais doit déboucher sur une pratique politique et collective. Parmi ces médiations, Daniel Bensaïd n’a jamais cessé d’insister sur le rôle irremplaçable, pour toute politique d’émancipation, du parti – sans clore pour autant les questions des formes, des objectifs et de la délimitation stratégique de celui-ci –, à rebours du bruit de fond qui, depuis les années 1980, annonce ou encourage le déclin, sinon la disparition, de la « forme-parti ».

Un débat stratégique a pu s’amorcer, dès le début des années 2000, au sein du mouvement altermondialiste, à partir de l’expérience néo-zapatiste au Chiapas, de l’arrivée de gouvernements de gauche en Amérique latine et de la relance des luttes ouvrières (notamment durant l’hiver 1995 en France). Les exemples divergents de Chávez au Venezuela et de Lula au Brésil (qui avaient accédé au pouvoir, respectivement, en 1999 et 2003) offraient une grille de lecture commode, dans la mesure où ils permettaient de distinguer clairement, au moins en apparence, deux options stratégiques à gauche : le chavisme d’un côté, rompant partiellement avec le néolibéralisme par une politique de redistribution en direction des classes populaires et par une rhétorique anticapitaliste ; le lulisme de l’autre, prenant très rapidement un tour néolibéral assumé après avoir suscité les espoirs des mouvements sociaux brésiliens, tout en mettant en œuvre des mesures en faveur des plus pauvres. À l’inverse, ce débat semblait bloqué en Europe : aucune expérience réelle ne permettait, au niveau national et a fortiori continental, de poser la question du pouvoir, sinon abstraitement (« ce qu’il faudrait faire si… ») ou négativement (« ce qu’il s’agit d’éviter si… »). On s’en tenait donc, pour l’essentiel, à discuter des meilleurs moyens, pour le mouvement social, de résister au rouleau compresseur néolibéral, ou à débattre de l’opportunité d’un soutien, voire d’une participation à des gouvernements dominés par les partis de centre-gauche, qui n’avaient déjà plus grand-chose à voir avec la social-démocratie classique1. D’où cette « éclipse de la raison stratégique » diagnostiquée par Daniel Bensaïd2.

Depuis l’éclatement de la crise financière en 2008, les coordonnées du débat stratégique se sont renouvelées : la situation politique en Europe s’est partiellement modifiée, tandis que, dès la fin des années 2000, les gouvernements de gauche latino-américains – en particulier vénézuélien et équatorien – ont commencé à piétiner, à défaut peut-être de penser une stratégie allant au-delà de politiques de redistribution, qui, bien que nécessaires et positives, ne sauraient à elles seules remettre en cause le pouvoir capitaliste. En Europe, la crise économique, prolongement de la crise financière et des politiques menées dans le seul but derenflouer les banques privées, s’est rapidement doublée d’une crise sociale et politique dans la plupart des pays. Celle-ci a imposé à la gauche radicale de fournir des réponses, non pas simplement aux politiques d’austérité imposées partout, mais aussi au carcan anti-démocratique qu’est l’Union européenne, à la montée de l’extrême droite, aux interventions impérialistes, au sort infligé aux exilés, etc. Cette crise multiforme a également ouvert des possibilités nouvelles pour les partis antilibéraux et anticapitalistes, en particulier dans les pays du sud de l’Europe, maillons les plus faibles d’un continent qui fait lui-même figure de maillon faible de la chaîne impérialiste – non parce qu’il serait le plus faible économiquement (ce qui n’a jamais été la thèse de Lénine3), mais en raison des contradictions économiques, politiques et idéologiques qui s’y sont accumulé.

En Grèce, la victoire électorale de Syriza en janvier 2015, puis l’échec indéniable de cette expérience de pouvoir – avec l’acceptation, par le gouvernement Tsípras, des logiques austéritaires que Syriza combattait jusqu’alors et sa capitulation devant l’ensemble des exigences de la Troïka4, des puissances allemandes et françaises, et du capital –, témoignent à la fois des possibilités qui existent pour la gauche en Europe et des énormes obstacles auxquels s’affrontera nécessairement toute force politique prétendant briser la cage d’acier néolibérale. De même que les échecs de Podemos dans l’Etat espagnol, de l’aile gauche du Labour (autour de Jeremy Corbyn) au Royaume-Uni, ou encore du long déclin de Die Linke en Allemagne, cela signale l’urgence d’un débat stratégique au sein de la gauche radicale, bien au-delà du continent européen. On signale sans doute trop peu que, dans l’Europe actuelle, c’est sans doute en France – malgré la dérive autoritaire de la Macronie et la montée de l’extrême droite – que les possibilités d’une relance de la politique d’émancipation sont les plus intéressantes : non seulement parce que le pays connaît un cycle de mobilisations sociales puissantes depuis 2016 (mouvement contre la loi Travail, Gilets jaunes, luttes contre les réformes des retraites, mobilisations dans le secteur de la santé, mouvements contre les crimes policiers, luttes écologistes, etc.), mais aussi parce que, pour la première fois depuis très longtemps, une force qui se proposer de mettre en œuvre des politiques de rupture, La France insoumise en l’occurrence, est parvenue à supplanter (largement) la social-démocratie et ses alliés, sur le plan électoral, et à obtenir un nombre important d’élus.

Dans la conjoncture actuelle, la colère – présente et palpable partout – se mue donc parfois en mouvement collectif (voire en révolte comme on l’a vu l’été dernier après la mort de Naël, tué à bout portant par un policier), mais souvent en exaspération individuelle, et les solidarités de classe sont mises à mal par les réflexes nationalistes, les divisions racistes ou les ressentiments masculinistes. Pour des franges entières de la population, elle trouve comme principal débouché électoral le Front national devenu Rassemblement national, un parti ancré dans les différentes traditions de l’extrême droite française. Manifeste à travers toutes les régressions sociales, autoritaires et racistes dans lesquelles s’engage l’extrême centre macroniste, le pourrissement actuel pourrait permettre au FN/RN d’approfondir son enracinement électoral et de renforcer son appareil politique, l’absence de reprise économique prévisible, combinée à la menace de nouvelles crises financières, interdit une stabilisation politique durable. Les gouvernements, structurellement inféodés au Capital, n’ont aucune volonté de mener une politique de conciliation sociale, et il n’est absolument pas certain qu’existent des marges de manœuvre permettant de continuer à satisfaire à la fois le patronat tout en faisant des concessions sérieuses à une fraction conséquente des salariés. Pour autant, la crise du capitalisme ne produit pas par elle-même un renforcement des organisations anticapitalistes (sans même parler de l’éclatement de mouvements insurrectionnels). Les contradictions nées dans l’arène économique ne s’expriment que de manière déformée sur le terrain idéologique et politique, et n’aboutissent pas nécessairement à une rupture entre les subalternes et l’ordre institutionnel. Si n’émerge ni un mouvement social ni une force politique capable de donner une signification collective aux colères accumulées, de populariser un récit alternatif à celui des classes dominantes et d’élaborer un agenda stratégique propre, rien ne viendra produire cette rupture.

Si l’on suit Daniel Bensaïd, il n’y a donc pas un vide dans l’espace politique qu’il suffirait de combler, et qu’une organisation dotée de bonnes idées ou correctement délimitée finirait mécaniquement par occuper, en raison des conditions objectives ; il y a un espace politique à créer par une intervention audacieuse au croisement des luttes sociales, du combat politique et de la bataille des idées. Nombre de questions restent donc ouvertes pour la gauche radicale, car ce qui pouvait sembler adapté dans les années 1990 et la première moitié des années 2000, en l’occurrence une intervention politique centrée sur la défense des services publics, la résistance pied à pied aux régressions sociales et aux plans de licenciement, ainsi qu’un appel au partage des richesses, ne suffisent pas aux idées anticapitalistes pour progresser. Encore faut-il associer ces résistances à la popularisation d’un programme, d’une stratégie et d’un imaginaire alternatif au capitalisme. Et il faut bien le reconnaître : alors même qu’a éclaté en 2007 une grande crise du capitalisme (et non un simple trou d’air momentané), ni les mouvements sociaux ni la gauche radicale n’ont été en capacité d’imposer le retrait des mesures d’austérité, a fortiori de construire un nouveau bloc historique en mesure de disputer l’hégémonie aux classes dominantes, de poser la question du pouvoir et d’engager un processus de rupture, sinon avec le capitalisme, du moins avec les politiques néolibérales, autoritaires, racistes et productivistes.

Bien évidemment, entre la mort de Daniel Bensaïd en 2010 et aujourd’hui, la situation n’est pas exactement la même. Le champ politique français restait alors dominé par deux grands partis – le PS et le RPR devenu UMP (et depuis LR) – qui se succédait au pouvoir depuis le début des années 1980 et dans la gestion loyale du capitalisme français. Ces forces n’ont pas disparu, elles ont encore de nombreux élus (notamment locaux), mais elles ont été supplantées et marginalisées nationalement par trois forces : LREM-Renaissance (extrême centre), le FN/RN (extrême droite) et LFI (gauche). De même, les contradictions sociales ont été aiguisées par quatre décennies de destruction patiente des conquêtes sociales (services publics, protection sociale et droit du travail) et d’affaiblissement du mouvement syndical, de précarisation de la jeunesse et de marginalisation de larges franges de la classe travailleuse, de renforcement d’un arsenal sécuritaire visant spécifiquement les quartiers populaires, les exilés mais aussi les mobilisation sociales, et d’approfondissement du racisme structurel subi par les descendants de colonisés. Ces processus – et quelques autres – étaient déjà bien enclenchés à la fin des années 2000 mais ils n’avaient sans doute pas produit tous les effets que l’on peut observer actuellement, même si Daniel Bensaïd avait entrevu une partie des problèmes nouveaux qui se posaient pour toute politique d’émancipation, et développé des réflexions exigeantes et importantes dans un de ses derniers livres, intitulé Eloge de la politique profane.

Il faut rappeler par ailleurs que le travail théorique et stratégique qu’il a mené toute sa vie n’est pas séparable de la trajectoire d’un courant politique singulier : la Ligue communiste (LC), devenue Ligue communiste révolutionnaire (LCR) en 1974 (avant de s’auto-dissoudre et de créer le Nouveau parti anticapitaliste en 2009), et plus largement la Quatrième internationale (QI). L’élaboration de ce courant procéda pour l’essentiel d’une tentative de synthèse entre trois héritages distincts, correspondant aux « trois secteurs de la révolution mondiale » distingués par ce courant. Le premier héritage est à l’évidence celui du mouvement ouvrier, en particulier depuis la Révolution russe (notamment les débats des premières années de l’Internationale communiste sur les possibilités révolutionnaires en Europe occidentale et les échecs des insurrections allemande et hongroise, des conseils ouvriers en Italie, etc.). Le deuxième correspond aux luttes anti-impérialistes de libération nationale, en particulier à partir des expériences chinoises, vietnamiennes, algériennes et cubaines, mais aussi des pays semi-périphériques d’Amérique latine (Chili, Argentine, Brésil, etc.). Un troisième héritage, enfin, tient dans les combats antibureaucratiques, menés en URSS dès le milieu des années 1920 par l’Opposition de gauche, puis dans les pays du bloc de l’Est (insurrection de juin 1953 en RDA, insurrection de Budapest, printemps de Prague, luttes ouvrières en Pologne au début des années 1980, etc.).
C’est dans ce cadre collectif, à la fois courant politique organisé au niveau international et tradition théorique, que s’est inscrite la démarche de Daniel Bensaïd, des années 1960 jusqu’à sa mort le 12 janvier 2010. Alors que l’appartenance à une organisation et le militantisme sont généralement considérés comme l’expression ou la cause d’un renoncement à toute autonomie intellectuelle, ils ont au contraire constitué pour lui la condition de possibilité de l’élaboration stratégique : penser stratégiquement signifiait et supposait d’être embarqué politiquement dans le cours de l’histoire, non en tant que commentateur détaché ou « compagnon de route » (signant des pétitions ou rédigeant des appels), mais comme militant contribuant à l’effort d’organisation des opprimés et à leurs luttes, contraint à ce titre de se poser sans cesse des questions d’orientation et d’affronter les problèmes associés à la construction d’organisations. Daniel Bensaïd n’a donc jamais conçu ses interventions théoriques comme le supplément d’âme de sa pratique de militant et de dirigeant politique, comme un moyen commode de justifier rétrospectivement les décisions prises par l’organisation dont il était membre, ou encore comme un exercice purement intellectuel, hors du chaos de l’histoire. Au contraire, sa pensée stratégique s’est construite dans un rapport d’interdépendance étroite entre théorie et pratique : agir pour (donner à) penser une réalité en mouvement et conflictuelle, mais aussi pour que cette pensée engage et ne se résume pas à un jeu gratuit ; penser pour agir en étant capable de discerner un champ de bataille et de mesurer les forces en présence, sans demeurer soumis aux soubresauts de la conjoncture politique et aux effets de mode intellectuelle.

Ugo Palheta – décembre 2023

  1. A partir des exemples de la participation du PCF gouvernement Jospin de « gauche plurielle » en France (1997-2002) et de celle de Rifondazione communista aux gouvernements Prodi en Italie (1996-1998 et 2006-2008), qui dans les deux cas ont eu des conséquences catastrophiques. ↩︎
  2. D. Bensaïd, Éloge de la politique profane, Paris, Albin Michel, 2008, p. 44-51. ↩︎
  3. Sur ce point, voir : N. Poulantzas, Fascisme et dictature, Paris, Seuil/Maspéro, 1974, p. 20-21 ↩︎
  4. Composée de la Commission européenne, Banque centrale européenne et FMI. ↩︎

La révolution perd son stratège

« La mort d’un stratège », voilà le titre du quotidien espagnol Publico le jour de son décès. La question stratégique a été le point nodal de toute la pensée politique de Daniel.
Elle s’inscrit dans une vision du monde, où les classes sociales ne sont pas des choses mais des rapports. Celles-ci n’existent et ne se manifestent que par le conflit qui les façonne. L’économie est politique, ses temporalités croisent la lutte des classes.

Il remet en cause la notion de progrès, d’un temps linéaire, homogène, d’un sens de l’histoire. Il n’y a pas de lignes droites, les temps sont discordants. Le capitalisme est rythmé par ses crises, mais il n’y a pas d’automatismes. Ce sont les conflits, les luttes de classes qui décident. La confrontation avec des pensées idéalistes ou messianiques lui a permis de trouver de nouvelles ressources, de frotter son marxisme à d’autres cheminements théoriques et historiques. Il tisse des rapports très particuliers avec les œuvres de Charles Péguy ou Walter Benjamin

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Hommage à Daniel Bensaïd

Hommage à Daniel Bensaïd (1)

https://youtube.com/watch?v=Q96C3PY9BqU

Hommage à Daniel Bensaïd (2)

https://youtube.com/watch?v=PoRzD_2m78M

Hommage à Daniel Bensaïd (3)

Hommage à Daniel Bensaïd (4)

https://youtube.com/watch?v=f9ZYUKJmB6w

Hommage à Daniel Bensaïd (5)

https://youtube.com/watch?v=xmilN98GZUY

Hommage à Daniel Bensaïd (6)

https://youtube.com/watch?v=K0u11BvnK7k

Hommage à Daniel Bensaïd (7)

Hommage à Daniel Bensaïd (8)

Hommage à Daniel Bensaïd (9)

https://youtube.com/watch?v=RaSQv6ScEYY

Hommage à Daniel Bensaïd (10)

Hommage à Daniel Bensaïd (11)

https://youtube.com/watch?v=rbEkILO_zDg

Hommage à Daniel Bensaïd (12)

https://youtube.com/watch?v=AG-ctO_fB3w

Hommage à Daniel Bensaïd (13)

Hommage à Daniel Bensaïd (14)

Hommage à Daniel Bensaïd (15)

https://youtube.com/watch?v=N1thTaBm4OA

Hommage à Daniel Bensaïd (16)

Hommage à Daniel Bensaïd (17)

Hommage à Daniel Bensaïd (18)

Hommage à Daniel Bensaïd (19)

Hommage à Daniel Bensaïd (20)

Bensaïd. Puissances du communisme

Bensaïd. Puissances du communisme (1)

Bensaïd. Puissances du communisme (2)

Bensaïd. Puissances du communisme (3)

Bensaïd. Puissances du communisme (4)

Bensaïd. Puissances du communisme (5)

Bensaïd. Puissances du communisme (6)

Bensaïd. Puissances du communisme (7)

Bensaïd. Puissances du communisme (8)

Bensaïd. Puissances du communisme (9)

Bensaïd. Puissances du communisme (10)

Bensaïd. Puissances du communisme (11)

https://youtube.com/watch?v=KYk0L-ACYJ0

Bensaïd. Puissances du communisme (12)

https://youtube.com/watch?v=h2erNhsgDn8

Bensaïd. Puissances du communisme (13)

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Bensaïd. Puissances du communisme (16)

Bensaïd. Puissances du communisme (17)

https://youtube.com/watch?v=Lp_cIch8NdQ

Bensaïd. Puissances du communisme (18)

Bensaïd. Puissances du communisme (19)

Bensaïd. Puissances du communisme (20)

Bensaïd. Puissances du communisme (21)

https://youtube.com/watch?v=-7C6-xi8ryI

Bensaïd. Puissances du communisme (22)

Bensaïd. Puissances du communisme (23)

Bensaïd. Puissances du communisme (24)

Bensaïd. Puissances du communisme (25)

Bensaïd. Puissances du communisme (26)

Bensaïd. Puissances du communisme (27)

Bensaïd. Puissances du communisme (28)

Bensaïd. Puissances du communisme (29)

Bensaïd. Puissances du communisme (30)

Bensaïd. Puissances du communisme (31)

Bensaïd. Puissances du communisme (32)

Vous avez dit stratégie ?

Il est des temps où les questionnements dépassent et de loin les solutions possibles. Et le présent texte n’y échappe pas. Dans un article de 2006 Daniel Bensaïd nous invitait à nous interroger sur « le retour de la question politico-stratégique ». Ceci après « l’éclipse du débat stratégique  depuis le début des années quatre-vingt…». En ajoutant « Ce repli de la question politique a pu se traduire par ce que nous pourrions appeler en simplifiant une « illusion sociale ». En ciblant, entre autres, les « utopies néolibertaires de pouvoir changer le monde sans prendre le pouvoir ou en se contentant d’un système équilibré de contre-pouvoirs ». Dans un langage moins recherché j’avais à l’époque appelé ceci « syndrome du lampadaire ». Vous voyez votre ami rechercher ses clés sous un lampadaire éclairé. Tu es sûr de les avoir perdues là lui demande-t-on ? Non, mais c’est le seul endroit éclairé…

(suite…)
Sophie à Bonnieux

Poème pour ma camarade et amie Sophie

Je ne recevrai plus tes lettres
J’ai prises toutes celles qui me restaient
et j’en ai fait une boule serrée
comme un ballon
car ensemble nous aimions jouer

Ainsi ce matin le soleil roule
dans le caniveau comme un ballon
Mais nous en avons l’habitude
notre partie est infinie
et nous reconstituons chaque jour
notre équipe avec de nouveaux joueurs
que nous ne connaissons pas

Nous jouons sans spectateurs pour nous applaudir
Sans calendrier
Sans récompense
Sans cris et sans sifflet
Sans coupe ni trophée

Les cages de buts sont toujours là
Jamais on ne les enlève
même si nos stadium sont souvent remplis
de nos camarades fusillés

Mais nous jouons partout
dans les rues et les usines

Notre espérance est souvent un ballon crevé
et nous n’avons presque jamais gagné
une seule partie
et quand nous la gagnons
on nous dit que nous ne l’avons jamais gagnée

Mais camarade crois moi
si tu n’es plus là
tu fais toujours partie de l’équipe
car la particularité de cette équipe
est d’être composée
qui n’existent plus
de joueurs
qu’on voit et de joueurs
qu’on ne voit pas

Tu appartiens désormais
à cette dernière catégorie
qui est la plus forte

C’est toi qui fais passer maintenant
la balle dans nos pieds
jusqu’au dernier but

L’équipe adversaire est composée uniquement
d’arbitres qui changent les règles du jeu
chaque fois que nous marquons
et que dans notre camp
nous avons parfois des joueurs qui tombent
ou qui quittent le terrain

C’est pour cette raison
que ta présence à nos côtés
est toujours indispensable pour gagner la partie
car les arbitres ne te voient pas
et que c’est nous seulement qui te voyons

C’est notre force à nous :
voir les morts qui nous donnent la main
pour marquer le dernier but
même si la cage des buts
recule sans cesse chaque fois que nous avançons[/rouge]

Serge Pey
Poème pour Sophie Oudin-Bensaïd
écrit le jour de sa mort
le 21 novembre 2018

De Mai 68 au CPE

Socialist Worker : Tu as participé aux mobilisations de Mai 68 ; quelles sont les différences et les ressemblances principales entre ces événements et ce qui se passe aujourd’hui ?

Daniel Bensaïd : Il y a beaucoup plus de différences que de ressemblances. En réalité, le mouvement étudiant de 68 était important mais minoritaire y compris jusqu’à la nuit des barricades (du 10 mai). Par exemple, la journée “portes ouvertes” à l’université de Nanterre organisée par le mouvement du 22 mars ne réunissait pas fin mars plus de 500 étudiants. C’est après l’occupation de la Sorbonne et surtout avec le début de la grève ouvrière (le 17 mai à Nantes) que le mouvement s’est véritablement généralisé.

L’autre différence, ce sont les motifs du mouvement. En 1968, le détonateur a été une manifestation contre la guerre du Vietnam. Les thèmes (à Nanterre du moins) étaient très internationalistes (solidarité avec le Vietnam, avec les étudiants allemands et polonais). S’ajoutaient à cela des questions comme la mixité des cités universitaires. Le mouvement actuel repose directement sur une question sociale, la destruction du Code du travail et la précarisation généralisée de l’emploi, qui est commune à la jeunesse en formation et aux salariés. La question de la jonction, et pas seulement de la solidarité entre les deux est donc immédiate.

Enfin, la différence fondamentale est celle du contexte général et en particulier du poids du chômage. En 1968, il y avait quelques dizaines de milliers de chômeurs dans une phase encore d’expansion, donc pas de souci d’avenir pour les étudiants. Aujourd’hui nous sommes à six millions de chômeurs et précaires, et nous n’avons connu ces dernières années que des défaites sociales cumulées malgré les grands mouvements de 1995 sur les services publics et de 2003 sur les retraites. Le rapport de force dans lequel intervient ce mouvement est donc au départ très défavorable.

Socialist Worker : En 1968, ainsi qu’en 1986, le mouvement étudiant était suivi par des grèves. Quel est le rapport entre le mouvement actuel et le mouvement ouvrier ?

Daniel Bensaïd : Comme je l’ai dit, le lien est naturel, et le mouvement ouvrier est moins fermé, hostile même, qu’il ne l’était envers les étudiants en 1968. Cette hostilité ou ces méfiances étaient alors entretenues notamment par la démagogie ouvriériste du PC et de la CGT qui étaient hégémoniques et contrôlaient les grands bastions ouvriers. Aujourd’hui les rapports sont moins fermés, d’une part parce que le contrôle des appareils bureaucratiques s’est considérablement affaibli, et d’autre part parce que la massification de l’enseignement secondaire et supérieur ne permet plus de présenter les étudiants comme une couche exclusivement petite bourgeoise. Il n’en demeure pas moins que les appareils syndicaux continuent à jouer un rôle de frein, comme le montrent leur lenteur et leur réticence ou leur refus d’un appel à la grève qui serait, après les grandes manifestations du 18, le seul moyen de franchir un nouveau palier et de faire (peut-être) céder le gouvernement.

Socialist Worker : Bernard Thibault a évoqué la possibilité d’une grève générale contre le CPE. Quel est le rôle joué par les syndicats dans ce mouvement ?

Daniel Bensaïd : Les syndicats se sont tous prononcés contre le CPE et ils ont appelé à des journées d’action, mais le 7 mars, seul Force ouvrière a déposé des préavis de grève permettant aux salariés de se joindre. La CFDT traîne les pieds. Et la CGT n’a pas fait le 18 le maximum pour mobiliser au-delà de son appareil (qui est important). À ce jour, à part la FSU (Fédération enseignante) qui avance clairement une proposition de grève, il semble que les confédérations s’orientent vers une nouvelle mobilisation assez lointaine (le 28 ou le 30 mars), ce qui est pour nous bien trop tard, risque de laisser le temps de pourrir le mouvement, et rappelle fâcheusement les manœuvres de temporisation bureaucratique qui ont épuisé le mouvement de 2003 sur les retraites.

Socialist Worker : Les organisations politiques semblent avoir un profil assez bas dans le mouvement étudiant. Comment expliquer cela ?

Daniel Bensaïd : Les organisations politiques sont faibles dans le milieu étudiant. Les trois forces qui apparaissent principalement sont un courant socialiste (Emmanuelli) à travers le contrôle de l’Unef, la LCR et une nébuleuse anarchiste. Le PC soutient mais est très faible chez les étudiants et le PS majoritaire voudrait profiter du discrédit de la majorité gouvernementale dans la perspective de l’élection présidentielle de 2007, mais il a peur en même temps qu’un mouvement trop fort n’aggrave ses propres contradictions et ne profite, même à la marge, à la gauche radicale antilibérale (Besancenot est la seule personnalité politique jeune et populaire dans le mouvement).

Socialist Worker : Une victoire contre le CPE rendra encore plus difficile au gouvernement de mener une politique libérale. Rendra-t-elle aussi plus facile la possibilité d’unir la gauche antilibérale ?

Daniel Bensaïd : Cette victoire n’est pas acquise à ce jour. Tout va se jouer dans la semaine qui vient. Une victoire serait la première importante de la rue contre des contre-réformes libérales depuis des années. Mais cela ne suffit pas à inverser les rapports de force et surtout à donner au mouvement social un débouché politique crédible, car cela modifiera peu les rapports de force politiques. Il est probable que le PS parviendra à canaliser l’espérance dans une alternance perçue comme un moindre mal (bien que Ségolène Royal fasse déjà l’éloge de Tony Blair). La question cruciale pour une unité antilibérale restera celle d’un contenu dans la fidélité logique aux thèmes de la campagne du Non de gauche au référendum et de la future alliance gouvernementale. Un scénario à la Prodi satellisant autour du PS les anciens alliés de la gauche plurielle reste le plus probable. La question d’une véritable alternative anticapitaliste à l’alternance sociale-libérale restera donc la question centrale.

Interview par Jim Wolfreys, mars 2006
Cet article a d’abord été publié par
Socialist Worker (UK) puis par International Viewpoint.

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Le socialisme comme pari

Lucien Goldmann (1913-1970) est l’un des plus importants représentants du courant humaniste et historiciste du marxisme au XXe siècle. Ses travaux de philosophie et sociologie de la culture – notamment Le Dieu caché (1955), étude novatrice de la vision tragique du monde chez Pascal et Racine – sont fortement marqués par l’influence du Lukacs d’Histoire et Conscience de classe et s’opposent radicalement aux lectures positivistes ou structuralistes du marxisme.

Juif roumain établi en France depuis les années 1930, Goldmann se réclamait d’un socialisme autogestionnaire, critique aussi bien de la social-démocratie que du stalinisme. Tandis qu’aux États-Unis et en Amérique latine sa pensée et son œuvre continuent à susciter un très vif intérêt, un étrange oubli semble l’avoir enseveli en France 1. Il est vrai qu’il s’agit d’une sociologie en rupture totale avec la tradition dominante des sciences sociales françaises, qui va d’Auguste Comte à Claude Levi-Strauss et Louis Althusser, en passant par Émile Durkheim. Mais, d’autre part, par sa réinterprétation de Pascal, elle n’en est pas moins héritière d’un courant dissident de la culture française moderne.

On connaît l’hegélo-marxisme, le marxisme kantien et le marxisme wébérien ; mais le concept de marxisme pascalien est inconnu dans les histoires du marxisme. Or, il me semble qu’il convient tout à fait à l’auteur du Dieu caché. Certes, plusieurs marxistes se sont intéressés à Pascal ; à peu près à la même époque que le livre de Goldmann sont parus deux volumes sur l’auteur des Pensées par Henri Lefebvre ; mais, comme nous verrons plus loin, celui-ci ne se réclamait nullement de l’héritage pascalien.

Peut-on alors parler d’une influence de Pascal sur Goldmann ? Comme celui-ci l’explique dans un passage capital de Sciences humaines et Philosophie, l’influence n’explique rien : elle demande à être expliquée : « Tout écrivain ou penseur […] trouve autour de soi un nombre considérable d’idées, de positions religieuses, morales, politiques, etc., qui constituent autant d’influences possibles et parmi lesquelles il choisit un seul ou un petit nombre de systèmes dont il subira réellement l’influence. Le problème qui se pose à l’historien et au sociologue n’est donc pas de savoir si Kant a subi l’influence de Hume, Pascal, celle de Montaigne et de Descartes, […] mais pourquoi ils ont subi précisément cette influence et cela à cette époque déterminée de leur histoire ou de leur vie. […]. “L’influence” est donc en dernière analyse un “choix”, une “activité du sujet individuel et social”, et non une réception passive. Cette activité se manifeste aussi par les transformations/déformations/métamorphoses que le créateur fait subir à la pensée dans laquelle il se retrouve et qui l’influence : quand nous parlons par exemple de l’influence d’Aristote sur le thomisme, il ne s’agit pas exactement de ce qu’Aristote a réellement pensé et écrit, mais d’Aristote tel qu’il a été lu et compris par Saint Thomas 2. »

Cela s’applique tout à fait au rapport de Goldmann à Pascal : il s’agit d’un choix, d’une appropriation, d’une interprétation, dans un contexte historique déterminé. À un certain moment de son parcours intellectuel et politique, Lucien Goldmann a eu besoin de certains arguments qu’il a trouvés chez Pascal, et qu’il a intégrés, en les réinterprétant, à son système de pensée. Cela vaut notamment pour le concept de pari.

Pour Goldmann la pensée dialectique, le socialisme sont portés par une foi – séculaire, non religieuse – dans des valeurs transindividuelles. En quoi consiste cette « foi » matérialiste ? « La foi marxiste », écrit-il, « est une foi en l’avenir historique que les hommes font eux-mêmes, ou plus exactement que nous devons faire par notre activité, un “pari” sur la réussite de nos actions ; la transcendance qui fait l’objet de cette foi n’est plus ni surnaturelle ni transhistorique, mais supra-individuelle, rien de plus mais aussi rien de moins. » En tant que pensée rationaliste, la dialectique marxiste est héritière de la philosophie des Lumières, mais par sa foi dans des valeurs transindividuelles, elle « renoue ainsi par-delà six siècles de rationalisme thomiste et cartésien avec la tradition augustinienne », dont se réclamaient Pascal et les jansénistes. L’acte de foi, affirme tranquillement Goldmann, est le fondement commun de l’épistémologie augustinienne, pascalienne et marxiste, bien qu’il s’agisse dans les trois cas d’une « foi » essentiellement différente : évidence du transcendant, pari sur le transcendant, pari sur une signification immanente 3.

Si le terme « foi » apparaît souvent, de forme rhétorique, dans la littérature marxiste, Goldmann est le premier à avoir essayé d’explorer les implications philosophiques, éthiques, méthodologiques et politiques de cet usage. Sans craindre l’« hérésie » par rapport à la tradition matérialiste historique, il découvre, grâce à son interprétation peu orthodoxe et profondément novatrice de Pascal, l’affinité occulte, le tunnel qui relie, en passant sous la montagne des Lumières, la vision tragique (religieuse) du monde et le socialisme moderne.

L’acte de foi, qui se trouve au point de départ de la démarche marxiste, est comme tout acte semblable, fondé sur un pari : la possibilité de réalisation historique d’une communauté humaine authentique (le socialisme). Or, comme l’ont montré Pascal et Kant, rien sur le plan des jugements à l’indicatif, des « jugements de fait » scientifiques, ne permet d’affirmer ni le caractère erroné ni le caractère valable du pari initial. Celui-ci n’est pas l’objet d’une « preuve » ou démonstration factuelle, mais se joue dans notre action commune, dans la praxis collective. D’autre part, seule la réalisation future du socialisme relève du pari : les autres thèses ou affirmations du marxisme sont sujettes « au doute et au contrôle permanent des faits et de la réalité » 4.

Les visions du monde individualistes – rationalistes ou empiristes – ignorent le pari. Il ne trouve sa place qu’au cœur des formes de pensée inspirées par une foi dans des valeurs transindividuelles : ce qu’ont de commun le pari pascalien et le pari dialectique, c’est le risque, le danger d’échec et l’espoir de réussite. Ce qui les distingue, c’est la nature transcendantale du premier (pari sur l’existence de Dieu) et purement immanente et historique du deuxième (pari sur le triomphe du socialisme dans l’alternative qui s’offre à l’humanité du choix entre le socialisme et la barbarie)5.

Il est évident que cette formulation doit beaucoup à la brochure Junius de Rosa Luxemburg – La crise de la social-démocratie (1915) – où apparaît pour la première fois l’expression « socialisme ou barbarie ». Goldmann avait un exemplaire de l’édition originelle, en allemand, de ce document, publié à Berne en 1915, dont il a probablement fait l’acquisition pendant son séjour en Suisse (au cours de la Deuxième Guerre mondiale), et cette expression apparaît souvent dans ses écrits 6. Dans un de ses derniers textes – daté de septembre 1970 – il écrivait, cette fois en référence directe à l’auteure de la Crise de la social-démocratie : « L’alternative formulée par Marx et par Rosa Luxemburg reste toujours valable ; aux deux pôles extrêmes de l’évolution se dessinent les images extrêmes de la barbarie et du socialisme 7. »

À la question « faut-il parier ? » Pascal répondait que l’être humain est toujours déjà « embarqué ». Quelles que soient les différences évidentes entre sa foi et celle de Marx, « l’idée que l’homme est “embarqué”, qu’il doit parier, constituera à partir de Pascal l’idée centrale de toute pensée philosophique consciente du fait que l’homme n’est pas une monade isolée qui se suffit à elle-même, mais un élément partiel à l’intérieur d’une totalité qui le dépasse et à laquelle il est relié par ses aspirations, par son action et par sa foi ; l’idée centrale de toute pensée qui sait que l’individu ne saurait réaliser seul, par ses propres forces aucune valeur authentique et qu’il a toujours besoin d’un secours transindividuel sur l’existence duquel il doit parier car il ne saurait vivre et agir que dans l’espoir d’une réussite à laquelle il doit croire 8». Plus qu’un hommage à Pascal, ce passage propose une nouvelle interprétation, assez hétérodoxe, de la signification du marxisme comme pari révolutionnaire.

Pour une pensée du progrès linéaire et de l’évolution historique à sens unique le paradoxe d’une pensée à la fois plus lucide et plus « rétrograde » – Pascal face à Descartes, représentant du progrès scientifique et rationnel – est incompréhensible. Goldmann quant à lui n’hésitait pas à reconnaître que « le caractère tragique et non révolutionnaire du jansénisme lui a permis d’éviter certaines illusions du rationalisme progressiste et de saisir mieux que celui-ci de nombreux aspects de la condition humaine. (Un phénomène analogue, Lukacs l’a montré, s’est produit en Allemagne, où est née la pensée dialectique) 9. » Ces remarques auraient pu être le point de départ d’une critique marxiste de l’idéologie du progrès, que malheureusement Goldmann n’a pas envisagée. Les écrits de Walter Benjamin lui étaient inconnus et ceux de l’École de Francfort lui semblaient trop pessimistes…

La réflexion sur le pari est sans doute un des aspects les plus fascinants de l’œuvre de Goldmann, mais elle n’a pas trouvé beaucoup de place dans les principaux ouvrages dédiés à sa pensée. Certes, le pari figure dans le titre de l’excellente biographie intellectuelle publiée par Mitchell Cohen, The wager of Lucien Goldmann, mais il est très peu question de ce wager dans le texte même du livre. Quant au remarquable livre de Pierre Zima, il inclut un chapitre intitulé « Pari tragique/pari dialectique », mais paradoxalement il ne dédie au pari proprement dit que deux paragraphes 10. Cette critique vaut aussi pour notre ouvrage de 1973 – Sami Naïr et moi-même – qui ne contient qu’une page et demie sur le pari. Ce n’est que bien plus tard (1995) que j’ai dédié un essai à ce que je désignais comme « le pari communautaire de Lucien Goldmann » 11.

Cela dit, on trouve, ici ou là, des échos de sa démarche. Par exemple, dans une référence évidente à la thèse de Goldmann – qu’il avait choisi pour être son directeur de thèse – Ernest Mandel argumentait, dans un essai sur les raisons de la fondation de la IVe Internationale (1988) : puisque la révolution socialiste est la seule chance de survie de la race humaine, il est raisonnable de parier sur elle en luttant pour sa victoire. Selon ses propres termes : « Jamais l’équivalent du “pari pascalien” en rapport avec l’engagement révolutionnaire n’a été aussi valable qu’aujourd’hui. En ne s’engageant pas, tout est perdu d’avance. Comment pourrait-on ne pas faire ce choix même si les chances de réussite ne sont que d’un pour cent ? En réalité, les chances sont bien meilleures que cela 12. »

Cependant, cette intuition ne sera pas développée dans ses écrits ; elle reste une occurrence isolée, dans cet article peu connu.

Quelques années plus tard, un autre brillant intellectuel marxiste appartenant au même courant que Mandel, Daniel Bensaïd (1946-2010), va reprendre, dans son beau livre Le Pari mélancolique (1997) et développer, à sa manière, l’argumentation sur le pari de Lucien Goldmann. En fait, il est le premier marxiste à placer le pari au centre d’une vision révolutionnaire de l’histoire.

Suivant Walter Benjamin, Bensaïd montre que l’idée de révolution s’oppose radicalement à la foi paralysante en un avenir garanti, ainsi qu’à l’enchaînement mécanique d’une temporalité implacable. Réfractaire au déroulement causal des faits ordinaires, elle est interruption. Moment magique, la révolution renvoie à l’énigme de l’émancipation, en rupture avec le temps linéaire du progrès, cette idéologie de caisse d’épargne si violemment dénoncée par Péguy, où chaque minute, chaque heure qui passe, est censée apporter leur petite part d’accroissement et de perfectionnement. Comme l’avait compris Walter Benjamin, le spectre de la révolution exige justice pour le passé opprimé et annonce un futur libéré.

Le temps et l’espace de la stratégie révolutionnaire se distinguent radicalement de ceux de la physique newtonienne, « absolus, vrais, mathématiques ». Il s’agit d’un temps hétérogène, kairotique – c’est-à-dire, scandé de moments propices et d’opportunités à saisir. Mais devant un carrefour de possibles, l’ultime décision comporte une part irréductible de pari.

Aux yeux de Bensaïd, l’engagement politique révolutionnaire n’est pas fondé sur une quelconque « certitude scientifique » progressiste, mais sur un pari raisonné sur l’avenir : l’action émancipatrice est, pour reprendre une formule de Blaise Pascal, « un travail pour l’incertain ». Le pari est une espérance que l’on ne peut démontrer mais sur laquelle il faut engager son existence tout entière. Le pari est inéluctable, dans un sens ou dans l’autre : comme l’écrivait Pascal, il faut parier, nous sommes embarqués. Dans la religion du dieu caché (Pascal) comme dans la politique révolutionnaire (Marx), l’obligation du pari définit la condition tragique de l’homme moderne.

Cet argument a l’immense avantage de débarrasser le marxisme de la lourde charge positiviste/scientiste et déterministe qui a tellement pesé, au cours du XXe siècle, sur son potentiel subversif et émancipateur, et de donner toute sa place au « facteur subjectif », à l’« optimisme de la volonté », à l’engagement, à l’action collective, et donc, à la stratégie. Grâce au détour par Pascal, Daniel donne une fondation philosophique à son léninisme révolutionnaire : ce n’est pas le moindre paradoxe de ce livre étonnant…

Daniel Bensaïd – ainsi que Goldmann lui-même – ne s’intéresse pas beaucoup à l’aspect « mathématique » du pari pascalien, le calcul de probabilités, la comparaison entre le bonheur fini sur terre et le bonheur infini de l’éternité – argument qui sert à justifier, selon Pascal, le choix de parier sur l’infini. Il me semble qu’il s’agit tout de même d’une différence capitale avec le pari révolutionnaire : tandis que le croyant chrétien parie sur un bonheur éternel grâce au salut de son âme individuelle, le « croyant socialiste » parie sur un bonheur collectif auquel rien n’assure qu’il prendra part. Se pourrait-il que la foi communiste soit plus ascétique que celle du jansénisme de Pascal ?

Pourquoi ce pari est-il donc mélancolique ? L’argument de Daniel est d’une impressionnante lucidité : les révolutionnaires, écrit-il, ont toujours eu la conscience aiguë du péril, le sentiment de la récurrence du désastre. D’où la mélancolie inflexible de Blanqui, suicidaire de Benjamin, lucide de Tucholsky, ironique de Guevara, irréductible de Trotski. Leur mélancolie est celle de la défaite, une défaite « combien de fois recommencée » (Péguy). Dans une lettre de jeunesse, W. Benjamin rendait hommage, rappelle Daniel, à la grandeur de la « fantastique mélancolie maîtrisée » de Péguy ; et dans son essai sur le surréalisme (1929), il se réfère au trotskiste Pierre Naville, selon lequel le pessimisme est une dimension essentielle de la dialectique marxiste. Cette mélancolie révolutionnaire de l’inaccessible, sans résignation ni renoncement, se distingue radicalement, selon Daniel, du chagrin impuissant de l’inéluctable et des complaintes postmodernes en manque de finalité, avec leur esthétisation d’un monde désenchanté.

Rien n’est plus étranger au révolutionnaire mélancolique que la foi paralysante en un progrès nécessaire, en un avenir assuré. Pessimiste, il ne refuse pas moins de capituler, de plier devant l’échec. Son utopie stratégique – tout le contraire des « utopies chimériques » du passé et du présent – est celle du principe de résistance à la catastrophe probable 13.

Daniel Bensaïd nous apporte un regard nouveau sur l’espérance, un regard qui nous aide à rétablir la circulation entre la mémoire du passé et l’ouverture du futur. Sans optimisme béat, sans illusion sur les « lendemains qui chantent », sans aucune confiance dans les « lois de l’histoire », il n’affirme pas moins la nécessité, l’urgence, l’actualité du pari révolutionnaire. Un pari, certes, mélancolique, mais jamais résigné, jamais fataliste, jamais passif, neutre ou indifférent – l’attitude de ceux qui parient, qu’ils en soient conscients ou pas, sur la non-révolution, c’est-à-dire sur l’éternel retour du même, le règne infini du capital, la persistance, per omnia secula seculorum, de la ronde infernale de la marchandise…