Karl Marx : pourquoi le retour ?

Piment rouge : Pourquoi une relecture de Marx aujourd’hui et après tant d’autres exégèses ?

Daniel Bensaïd : Aussi longtemps que le capital demeure notre horizon plombé et que nous sommes condamnés à tourner en rond autour de ses fétiches, nous aurons besoin de repasser par Marx pour retrouver les pistes de l’émancipation humaine. Le moment actuel est particulièrement propice.

Ces dernières années, les médias ont proclamé la mort de Marx. La chute des orthodoxies et l’usure des appareils (d’État ou de parti) qui l’avaient annexé permettent au contraire de porter un autre regard sur des aspects refoulés ou occultés de son œuvre colossale. Homme du XIXe siècle, Marx en partage en effet l’optimisme et la culture scientifique. En même temps, il est projeté par la logique même de l’objet dont il produit la critique, l’économie politique du capital, vers notre siècle. Il se débat ainsi avec ses propres contradictions : l’intempestif est d’hier, d’aujourd’hui et probablement de demain ; d’ici et d’ailleurs.

Piment rouge : Qu’entends-tu souligner par l’expression « discordance des temps » ?

Daniel Bensaïd : L’économie classique s’est efforcée d’inscrire les « lois de l’économie », à la manière des lois de la mécanique newtonienne, dans un espace et un temps homogènes. Au fil de sa critique, Marx découvre au contraire un espace spécifique de l’accumulation du capital, inégal, hétérogène, fracturé. Il repère de même des temporalités différentes, partiellement contradictoires, immanentes aux métamorphoses même du capital, ces discordances se manifestent notamment dans les crises. À partir de cette idée novatrice du temps, la pensée de Marx apparaît, contrairement aux idées reçues, comme une critique de la raison historique, de la raison sociologique, et de la positivité scientifique. En pensant la pluralité des temps (économique, politique, psychologique, esthétique, juridique), en opposant à leur synchronisation imaginaire les idées de « contretemps » et de « non-contemporanéité », il fonde une politique de l’opprimé comme moment du choix, au présent, entre plusieurs possibles.

Piment rouge : Quels sont les thèmes de Marx qu’il faudrait retravailler et développer aujourd’hui ?

Daniel Bensaïd : Il y a d’abord les grandes questions qu’il a à peine effleurées en dépit d’intuitions parfois fulgurantes : le rapport d’oppression entre les sexes, l’approfondissement d’une critique écologique du capital. Il y a ensuite les questions théoriques qui n’étaient pratiquement pas posées à son époque : celle des ondes longues en économie, celle des formes institutionnelles et juridiques de la démocratie, celle de l’impérialisme moderne et des effets de la mondialisation, sans même parler des problèmes dits éthiques liés au développement récent de la biologie et de la génétique. La question de la démocratie est particulièrement brûlante après les désastres du stalinisme et l’expérience des périls bureaucratiques. Or, si Marx est un formidable penseur de la politique comme événement (les guerres et les révolutions), il ne fournit guère d’éléments pour l’aborder en tant qu’institution et rapport juridiques.

Piment rouge : Après avoir enterré Marx un peu rapidement, journaux et magazines ont parlé depuis quelques mois d’un « retour de Marx » (Mad Marx, le retour ?), voire d’un Marx « homme de l’année ». Quel avenir pour Marx ?

Daniel Bensaïd : Des philosophes aussi divers que Derrida ou Deleuze ont bien compris que pour comprendre notre époque et agir, aussi longtemps que le capital dicterait sa loi, il faudrait en passer par Marx. Hier triomphante, la mythologie libérale s’est écaillée plus vite que prévu. On m’a souvent demandé comment on pouvait se réclamer de Marx aujourd’hui… Question stupide ! Il faudrait plutôt demander comment ne pas s’en réclamer, au moins dans une certaine mesure et jusqu’à un certain point Disons que nous avons remporté une première manche dans la bataille d’idées : l’ampleur et la diversité des recherches illustrées par le Congrès Marx International en 1995, la parution d’une série de livres (et avec la renaissance d’un mouvement social combatif !), la surprenante réhabilitation médiatique l’attestent. Ce travail théorique se poursuit avec la publication de nouveaux livres et revues. Mais le cas de Marx était assez facile à défendre, tant sa stature impose le respect y compris dans les milieux académiques. La prochaine manche sera autrement plus difficile et non moins nécessaire : que faire de Lénine aujourd’hui ? 1997, c’est le 80e anniversaire d’Octobre : belle occasion de se mettre à la tâche.

Propos recueillis par Juan Belmonte
Le Piment rouge n° 22, septembre 1996

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