La double défaite de Beyrouth

L’image poignante des combattants palestiniens quittant Beyrouth après deux mois de siège est celle d’un déchirement, d’un arrachement. Une terrible défaite les contraint à la dispersion. Le signe de la victoire qu’ils brandissaient au milieu des rafales d’armes automatiques n’est pas pour autant un vain défi face à l’adversité. Ces combattants palestiniens, leurs frères d’arme libanais, la population de Beyrouth-Ouest, écrasés sous un déluge de bombes et d’obus, affamés et privés d’eau par les agresseurs, ont donné une terrible leçon que seul un peuple luttant héroïquement et désespérément pour ses droits peut donner : celle d’une formidable résistance malgré un isolement international total. La leçon s’adresse au premier chef aux dirigeants des États arabes, complices de l’invasion israélienne, et aux dirigeants sionistes eux-mêmes. Yasser Arafat peut légitimement déclarer : « Les 79 jours de siège, notre résistance, la non-victoire de l’ennemi, constituent un exemple extraordinaire dans l’histoire arabe… Vous verrez quels seront les effets de la bataille de Beyrouth » (rapporté par Libération du 25 août).

L’évacuation de Beyrouth par les combattants et la direction de l’OLP a entraîné une seconde défaite, la prise de la présidence de l’État libanais par le chef des phalanges chrétiennes, Bachir Gemayel, dont les journaux les plus sérieux en France assurent doctement qu’il a été élu dans le respect des règles de la légalité ! Porté au pouvoir par l’armée sioniste dans le but de rétablir une autorité redoutée au Liban et de signer un traité de paix avec Jérusalem, ce protégé d’Israël fait maintenant peser une menace mortelle sur la gauche libanaise et sur la population des camps palestiniens dévastés.

Walid Joumblatt, président du mouvement national libanais, évoque ainsi cette menace : « Nous avons fait nos adieux à nos frères d’armes et nous avons assisté à la naissance d’un nouveau régime fasciste américain… Le Liban est entré dans une phase nouvelle de son histoire. Il risque de se transformer en une grande prison dans le but de modifier son identité arabe et islamique, d’aboutir à un accord avec Israël et d’imposer un système politique dirigé contre les libertés et la démocratie » (rapporté par Le Monde du 26 août).

Ainsi, août 1982 s’achève par une double défaite, sous les coups de l’armée sioniste, de son commanditaire américain, de l’abandon de l’URSS et de la trahison lâche et avouée des bourgeoisies arabes.

Août 1982 marque aussi la fin d’une période historique pour la résistance palestinienne, et par voie de conséquence pour le monde arabe. Une nouvelle distribution des cartes est opérée au niveau régional, dont toutes les conséquences n’apparaissent pas encore. C’est aussi l’heure, pour la résistance palestinienne et le mouvement anti-impérialiste arabe, des révisions stratégiques.

L’intervention israélienne au Liban poursuit plusieurs buts : il s’agissait de briser la résistance palestinienne, de détruire l’OLP, d’atomiser les forces de ce peuple, et de porter ainsi un coup à la mobilisation populaire dans les territoires occupés ; d’infliger des pertes sérieuses à l’armée syrienne, de briser son protectorat sur le Liban et de la refouler si possible hors de ce pays ; de stabiliser enfin par la force un régime à poigne à Beyrouth, faisant peser sur l’orientation de l’OLP afin de l’inscrire dans un réaménagement plus stable dominant les contradictions de la région. Parallèlement, Paris et Le Caire ne font nul mystère de leur volonté de rallier Washington à leurs vues. Le ministre des Affaires étrangères égyptien ne cache pas la volonté de son gouvernement de soutenir les « modérés » de l’OLP, tandis que Mitterrand met une condition politique fondamentale à la reconnaissance de l’OLP par la France : celle de l’État d’Israël par l’OLP !

La politique du gouvernement français n’a pu paraître favorable à l’OLP que par une illusion d’optique, en contrepoint de la trahison de l’URSS et des bourgeoisies arabes, d’une part, des imprécations de Begin de l’autre. Que signifie l’équilibre entre les parties belligérantes, auquel se plaît Mitterrand, quand on donne la main au clan Habib qui entérine les conquêtes israéliennes ? Est-ce Cheysson ou Ponce Pilate qui se félicite du départ des combattants palestiniens de Beyrouth, tout en regrettant l’absence d’une solution politique dont les clés, reconnaît-il, sont en d’autres mains ? C’est pourtant le gouvernement français qui, dès le début de la guerre, a pressé l’OLP d’abandonner le fusil pour se transformer en « mouvement politique ». Comme si l’existence et la force politique de la résistance étaient indépendantes, de la lutte armée ! C’est encore Mitterrand qui, dès juin, annonçait que la France répondrait à tout appel des « autorités légales du Liban ». Elles avaient bien besoin de ce secours, ces fantomatiques autorités légales » incarnées par l’ectoplasmique Sarkis, pour prendre bientôt la figure du condottiere sanglant Gemayel. Sous les traits fallacieux de la recherche équilibrée d’une paix juste, la politique du gouvernement français a été d’une rare duplicité, pour le compte de l’impérialisme mondial.

La double défaite de Beyrouth s’inscrit dans la contre-offensive que mène l’impérialisme au niveau mondial, et il a marqué des points très lourds. Sous ce coup de boutoir, les rapports de force régionaux se sont modifiés brutalement et de multiples contrecoups vont intervenir en cascade. Les effets politiques à long terme parmi les masses arabes ne pourront qu’être profonds tant la Palestine reste vécue comme un morceau de sa propre chair par la nation arabe.
 
 

Le sionisme contre le peuple palestinien

Deux mois déjà que le Liban vit l’horreur quotidienne de l’agression sioniste. L’acharnement criminel de Begin et Sharon n’a pas de limites : bombardements répétés d’objectifs civils, arrestations massives de prisonniers parqués dans des camps sans garanties juridiques, siège de Beyrouth-Ouest privée d’eau et d’électricité… Déjà des milliers de morts.

Et les dirigeants sionistes disent haut et fort leur volonté d’aller plus loin. Pour Begin, Beyrouth c’est Berlin et le bunker d’Hitler : on n’abandonne pas une telle proie ! Les États-Unis ont couvert sans défaillance l’agression sioniste de leur droit de veto à l’ONU. Pourtant, les inquiétudes de Reagan sont brutalement écartées par Begin : les juifs n’ont pas cédé devant Rome, ils ne s’agenouillent que devant Dieu… Résolus à exterminer la résistance palestinienne, les dirigeants sionistes n’hésitent pas, à la face du monde, à faire de Beyrouth-Ouest un nouveau ghetto de Varsovie !

Un produit monstrueux d’un moment monstrueux de l’Histoire

À tous ceux qui découvrent avec effroi la cruauté forcenée de l’État sioniste, il faut commencer par rappeler qu’il est d’abord le produit monstrueux d’un moment monstrueux de l’Histoire de ce siècle.

Il a fallu en effet le génocide nazi, pour que des dizaines de milliers de juifs, qui refusaient jusqu’alors la solution sioniste, cherchent dans la fondation de l’État juif la garantie de leur sécurité. Très tôt, les autorités sionistes ont compris qu’elles pouvaient tirer parti des persécutions nazies. Ainsi, l’Organisation sioniste a conclu en 1933 avec l’Allemagne des accords relatifs au transfert des capitaux juifs allemands en Palestine. Il en est résulté une vague d’émigration bourgeoise vers la Palestine, permettant au secteur sioniste de consolider ses bases économiques.

Il a fallu en effet l’antisémitisme bureaucratique des staliniens, les persécutions des juifs d’URSS et de Pologne, pour que des milliers de juifs socialistes perdent tout espoir en une solution socialiste à la question juive et se tournent à leur tour vers le sionisme. Pourtant, pendant la guerre, la grande majorité des réfugiés juifs (75 %, soit plus de 1 900 000 personnes) ayant échappé au massacre, n’avaient pas trouvé asile en Palestine, mais en URSS.

Il a fallu enfin, dans la droite ligne de leur partage du monde en zones d’influences, le vote conjugué des États-Unis et de l’URSS à l’ONU, en 1947, pour avaliser la partition de la Palestine et la fondation de l’État d’Israël : dans sa version définitive, le projet de partition prévoit un État juif s’étendant sur quelque 54 % de la superficie de la Palestine, avec une population juive d’environ 500 000 habitants sur plus d’un million ; l’État arabe (future Jordanie) compterait plus de 700 000 habitants, dont 10 000 juifs, et la zone de Jérusalem environ 20 000 habitants dont la moitié de juifs.

Un poste avancé de l’impérialisme

Dans ses fondements même, l’État sioniste constitue un poste avancé de l’impérialisme au Moyen-Orient. Le père du projet sioniste, Théodor Hertzl définissait déjà la colonisation juive en Palestine comme « l’avant-garde de la civilisation contre la barbarie ». Cette formule trouve aujourd’hui sa traduction pratique : l’État d’Israël est une forteresse de l’impérialisme face aux aspirations nationales et sociales des masses arabes. L’impérialisme britannique avait déjà compris, à la fin de la Première Guerre mondiale, que l’établissement d’un « foyer national juif en Palestine » pourrait l’aider à colmater le vide laissé par l’effondrement de l’empire turc dans la région et à poursuivre sa politique du « diviser pour régner ».

Depuis sa fondation, l’État sioniste s’est acquitté de sa mission avec zèle et fidélité. On le retrouve aux côtés de l’impérialisme français au moment de la guerre d’Algérie et aux côtés de l’impérialisme américain au moment de la guerre du Vietnam. Il est aujourd’hui le septième exportateur d’armes au monde : celui qui a approvisionné jusqu’au bout Somoza et fournit 80 % du matériel militaire à la dictature salvadorienne. Il est aussi l’un des partenaires privilégiés de l’État raciste d’Afrique du Sud.

Ces services rendus ne sont pas gratuits. Dès l’origine, l’État sioniste est un État subventionné. De 1949 à 1964, les investissements étrangers, l’aide publique et privée, ont atteint 6 milliards de dollars, soit trois mille dollars par habitant. Au début des années soixante, l’aide extérieure a été en moyenne supérieure à 500 millions de dollars par année, soit la plus importante du monde par habitant. Aujourd’hui, l’État d’Israël enregistre une dette extérieure de plus de 20 milliards de dollars. On cite généralement les cas du Brésil ou de l’Argentine comme exemples d’endettement exorbitant, avec 65 milliards pour le premier et 35 pour la seconde. Mais ces deux pays comptent respectivement 120 millions et 30 millions d’habitants, alors que pour une population de 3 millions d’habitants, la dette israélienne atteint un taux record par habitant.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : chevillé à l’impérialisme, l’État sioniste ne peut en dissocier son sort. Pour créer son État, il a fallu que le peuple juif, « fantôme de peuple », donne naissance à un nouveau peuple fantôme, en dépouillant les Palestiniens de leur patrie et de leur terre. Initialement, la colonisation juive en Palestine a eu ceci de particulier qu’elle ne visait pas à exploiter les travailleurs arabes, mais à les remplacer.

Fondé sur l’exclusion d’un peuple

En 1920, la centrale syndicale, la Histadrout, fut fondée comme un syndicat à base ethnique, destinée à promouvoir le sionisme et le « travail juif ». Parallèlement, s’est développée la campagne pour la « libération de la terre », que ce soit par le rachat ou par l’expulsion pure et simple des paysans arabes.

Entre 1947 et 1948, 750 000 Palestiniens, soit 80 % de la population arabe du nouvel État juif ont été chassés. Ce sont les premiers réfugiés de la diaspora palestinienne qui a depuis peuplé les camps de Jordanie et du Liban.

Les deux lois fondamentales de l’État, la « loi du retour » (1950) et la « loi sur la nationalité » (1952) confirment le caractère racial de l’État sioniste. La première reconnaît la nationalité à tout juif qui vient en Israël comme immigrant. La seconde établit ouvertement la discrimination entre habitants juifs et arabes. Enfin, il n’y a pas de séparation de la Synagogue et de l’État.

Un état expansionniste

« La commission elle-même n’ignore pas combien le territoire qu’elle nous propose pour l’État juif est restreint, et que le projet de transfert de la population arabe, si possible de bon gré, sinon par la force, peut permettre d’élargir la colonisation juive. » Voilà ce que déclarait dès 1938 le futur chef de l’État sioniste, Ben Gourion, à propos des propositions d’une commission d’enquête mise sur pied par la Grande-Bretagne.

Ces propos prouvent que les Begin et Sharon d’aujourd’hui ne sont pas des fanatiques étrangers au projet sioniste. Ils en expriment une certaine continuité.

Parce que l’État sioniste est né de l’expulsion d’un peuple, jamais ses frontières ne seront suffisantes pour garantir sa sécurité. Si l’annexion du Golan ne suffit pas, il faut occuper le Liban. Si l’occupation du Liban ne suffit pas, il faudra demain marcher sur Damas… Et si la résistance palestinienne resurgit dans les territoires nouvellement occupés, il faudra procéder à des expulsions massives, comme en 1948…

L’entreprise militaire de Sharon et de Begin répond aujourd’hui à un objectif multiple :

– d’abord en finir avec la résistance palestinienne comme force politico-militaire organisée, par l’anéantissement ou par une nouvelle dispersion ;

– porter un coup à la Syrie et s’imposer comme l’allié indispensable de l’impérialisme américain dans une région profondément déstabilisée (révolution iranienne, guerre civile libanaise, guerre Iran-Irak, crise possible des régimes syrien et irakien) ;

– cimenter à nouveau l’union sacrée et l’unité nationale ébranlées en Israël même par la crise économique, l’inflation chronique, et la fermentation des protestations sociales.

La solitude palestinienne

L’enjeu est énorme. Il signifie d’ores et déjà un drame humain parmi les plus douloureux du siècle pour les Palestiniens et les Libanais. L’aboutissement de l’entreprise sioniste, en effaçant pour plusieurs années la résistance palestinienne en tant que force politique indépendante, signifierait l’un des coups les plus durs portés à la lutte d’émancipation des peuples dans un secteur décisif du monde, au cours des dix dernières années.

Pourtant, face à l’agression, la résistance palestinienne a dû constater sa solitude tragique. Ibrahim Souss, représentant de l’OLP à Paris déclarait en juin : « Malheureusement, le monde arabe est impuissant. Mis à part quelques pays et régimes, la majorité des États arabes assistent en spectateurs au drame libano-palestinien. Notre peuple et le peuple libanais se sentent seuls dans cette bataille. » (Le Monde du 19 juin 1982).

Au même moment, Abou Ayad, dirigeant de l’OLP, déclarait à Beyrouth même : « Nous avons résisté à l’armée israélienne plus que toutes les armées arabes […]. L’attitude soviétique est encore plus inexplicable. Nous avons interrogé Moscou publiquement et en secret. Nous n’avons reçu que des encouragements symboliques. Comment l’Union soviétique peut-elle permettre pareille passivité quand les États-Unis sont parties prenantes de la bataille de façon aussi flagrante ? Je ne le comprends pas » (Le Monde, 23 juin 1982). Cette solitude n’est hélas ni une nouveauté, ni une surprise. Le 3 janvier 1919, le roi Faycal signait un accord avec le représentant de l’Organisation sioniste, Weizmann, par lequel il « s’engage à prendre toutes les mesures pour garantir pleinement l’exécution et l’application pratique de la déclaration du gouvernement anglais du 21 HI 1917 (prévoyant l’établissement du foyer national juif en Palestine)… à encourager et stimuler l’immigration des juifs en Palestine sur une large échelle pour établir les immigrants juifs sur le territoire grâce à une colonisation plus dense et une culture intensive du sol ». Cet accord préfigure la complicité entre les chefs sionistes et les féodaux arabes, notamment l’entente entre Ben Gourion et le roi Abdallah qui partagera la Palestine entre Israël et la Transjordanie.

Les dirigeants féodaux arabes ont vendu, au sens strict du terme, la terre et le peuple de Palestine. Depuis, les bourgeoisies nationalistes ont pris la succession. Elles n’ont pas été moins loin dans la trahison. Pour faire face aux provocations de l’État sioniste, il aurait fallu libérer toutes les énergies anti-impérialistes des masses arabes opprimées et satisfaire leurs aspirations sociales. Les bourgeoisies arabes ont reculé, marchandé, capitulé. À partir de 1967, elles se sont installées dans le compromis et la collaboration. Dès lors, c’est la résistance palestinienne qui apparaît à l’avant-scène comme le fer de lance du mouvement anti-impérialiste arabe.

Mais cette résistance d’un peuple déraciné ne pouvait s’organiser que dans des pays d’asile, comme la Jordanie et le Liban. En y consolidant ses organisations et ses forces militaires, elle gagnait la sympathie des populations locales et devenait un défi pour les régimes des pays d’accueil. De la capitulation, les bourgeoisies arabes sont passées à la trahison ouverte.

En 1969, l’armée libanaise tentait à plusieurs reprises d’en finir avec les camps palestiniens. En 1970, c’est l’armée jordanienne qui organisait un massacre des résistants palestiniens. En 1976, la Syrie prêtait la main aux milices chrétiennes contre les combattants palestiniens de Tali el Za-thar. La signature par Sadate des accords de camp David laissait les mains libres à Begin pour se tourner contre les camps palestiniens, en échange de l’évacuation du Sinaï.

Quant à la passivité soviétique, elle n’a rien de surprenant non plus. Gromyko a voté à l’ONU, au nom de l’URSS, la partition de la Palestine. L’armée israélienne était équipée d’armes tchèques quand elle menait en 1947 les opérations d’expulsion des paysans arabes. En 1968 encore, l’URSS a voté la résolution de l’ONU qui garde le silence sur la question des territoires occupés militairement par Israël l’année précédente. Pour la bureaucratie du Kremlin, la résistance palestinienne n’est qu’un pion diplomatique dans le grand jeu de ses négociations avec l’impérialisme, un pion qui ne pèse pas très lourd à côté des autres pièces que sont l’Afghanistan, la Pologne, le Salvador, ou les accords Salt…

Le sort de la communauté juive n’est pas lié à l’avenir du sionisme

L’isolement de la résistance palestinienne rend plus urgent et nécessaire que pour toute autre lutte le développement d’un vaste mouvement de solidarité internationale. Or, il faut bien reconnaître que, dans les pays capitalistes, ce mouvement reste des plus limités. Il est bien loin des mobilisations de solidarité qui ont pu avoir lieu envers la révolution algérienne, vietnamienne, ou même centraméricaine.

Il y a au moins deux raisons qui expliquent en partie, sans les justifier, ces difficultés.

La première, c’est la mauvaise conscience de l’opinion envers le peuple juif depuis le génocide nazi. Les autorités sionistes exploitent à fond ce réflexe, prétendent sans cesse parler au nom des six millions de victimes et agir pour prévenir une nouvelle menace. Des militants ouvriers ou des personnalités fidèles aux luttes anti-impérialistes se sont souvent laissés égarer par ce chantage dès qu’il s’agit d’Israël.

Pour démasquer cette supercherie, il faut combattre avec acharnement l’amalgame entre l’antisionisme et l’antisémitisme, d’une part, l’identification entre le sort de la communauté nationale juive et celui de l’État d’Israël, d’autre part.

Il n’est pas vrai que la défense de la communauté juive de Palestine passe par la perpétuation de l’État sioniste tel qu’il est. En prétendant que la présence d’une communauté nationale juive en Palestine ne peut se passer d’un État fondé sur la discrimination raciale, l’alliance organique avec l’impérialisme et l’agression permanente, ceux-là même nourrissent l’idée que la destruction de l’État sioniste implique la liquidation de la communauté. Ils continuent ainsi à jouer avec les malheurs passés du peuple juif et mettent en place les mécanismes d’une nouvelle tragédie, d’un nouveau Massada.

Il faut au contraire refuser de lier le sort de la communauté juive de Palestine à celui d’une structure étatique irrémédiablement condamnée.

Dès lors, il est clair que l’amalgame entre antisémitisme et antisionisme n’est qu’une grossière duperie. Chaque fois que des juifs sont agressés et menacés en tant que tels, ou victimes d’une manifestation raciste, toute organisation ouvrière digne de ce nom doit se considérer attaquée et riposter. Nous avons été les premiers dans la rue après l’attentat de Copernic.

Mais que voudrait dire la vigilance face à l’antisémitisme si on tolérait en même temps que les autorités sionistes, à la recherche d’une nouvelle solution finale, déportent, napalment, pilonnent les camps palestiniens ? Le prétexte de légitime défense invoqué par Begin et Sharon ne tient pas une seconde. Ils ont toujours été eux-mêmes des orfèvres du terrorisme sioniste contre les populations arabes, des massacres de Der Yassine et Kafr Kassem hier, aux dynamitages systématiques de maisons dans les territoires occupés aujourd’hui. Ils appliquent maintenant à grande échelle au Liban leur terrorisme d’État doté des moyens les plus puissants et les plus modernes.

Pourtant, pas un manifestant sur dix de ceux qui étaient descendus dans les rues de Paris après l’attentat de Copernic n’a levé le petit doigt devant le massacre des Palestiniens !

En agissant comme ils le font, les dirigeants sionistes créent toutes les conditions pour que l’antisémitisme, après avoir été « le socialisme des imbéciles » devienne « l’anti-impérialisme des imbéciles ». Pour l’empêcher, il faut que des voix chaque jour plus nombreuses s’élèvent, en Israël même et dans la communauté juive internationale, pour nier à ces dirigeants le droit de parler au nom des six millions de victimes du nazisme et d’incarner l’histoire du peuple juif.

Combien, parmi ces millions de morts, accepteraient aujourd’hui de voir qu’on fait en leur nom de Beyrouth un nouveau ghetto de Varsovie ?

L’OLP face à un tournant stratégique

L’autre difficulté pour mobiliser le mouvement ouvrier aux côtés de la résistance palestinienne, c’est le manque de confiance dans la direction de cette résistance, l’OLP.

Il s’agit la plupart du temps d’un mauvais prétexte. Face à l’agression permanente et aux persécutions sionistes et impérialistes, l’OLP a droit à un soutien total et inconditionnel du mouvement ouvrier international. Il n’existe pas le moindre prétexte pour se dérober à cette tâche.

Mais soutien inconditionnel n’est pas soutien acritique. La lutte de la résistance palestinienne est une lutte de libération qui ne peut être comparée à aucune autre. Elle se heurte à des problèmes autrement complexes.

D’une part, il ne s’agit pas seulement de se libérer d’une couche de colons exploiteurs, mais de briser la domination d’un État qui s’appuie sur la formation d’une communauté nationale juive : initialement, l’entreprise sioniste visait à remplacer les travailleurs arabes plutôt qu’à les exploiter. C’est la présence de cette société juive, avec ses propres différences de classe, qui fait la force de la mystification sioniste lorsqu’elle en appelle à l’autodéfense d’un peuple encore traumatisé par le génocide nazi.

C’est pourquoi la résistance palestinienne, si elle n’avance pas une politique susceptible d’aider aux différenciations de classe dans la société israélienne et de jeter un pont en direction du prolétariat juif, se heurte inévitablement à un mur. Arafat a manifesté récemment dans une interview au Monde, une prise de conscience de ce problème. À la question : « Avez-vous l’impression d’avoir commis des erreurs tout au long de ce conflit ? », il répondait : « Oui, nous n’avons pas su expliquer notre cause aux Israéliens. Nous n’avons pas compris la mentalité israélienne. » (Le Monde 10 août 1982). Il ne s’agit pourtant pas d’un problème de pédagogie, mais de stratégie : les possibilités de victoire de la résistance palestinienne passent aussi par un approfondissement de la lutte de classe au sein même de la société israélienne.

D’autre part, la résistance palestinienne, les événements de Jordanie hier ou du Liban aujourd’hui l’ont amplement vérifié, ne peut compter sur l’alliance des régimes réactionnaires arabes. Dans son combat anti-impérialiste, son seul allié stratégique ce sont les masses arabes exploitées et opprimées : C’est pourquoi la politique dite de non-ingérence dans les affaires intérieures des États arabes est une illusion dangereuse.

Dans quelque État que ce soit, la présence palestinienne constitue l’embryon d’un État dans l’État et une inspiration pour les travailleurs et les paysans attachés à la cause palestinienne comme à leur propre cause. Le conflit avec les intérêts des bourgeoisies et oligarchies locales alliées à l’impérialisme est donc inévitable.

Autrement dit, plus que dans toute autre lutte de libération nationale, une direction de classe et internationaliste est nécessaire à la lutte du peuple palestinien.

Or l’OLP n’est pas le FSLN du Nicaragua ou le FMLN du Salvador. Il s’agit là des directions qui se réclament du mouvement international et se sont formées sous l’influence de la révolution cubaine. L’OLP est une direction nationaliste anti-impérialiste petite-bourgeoise. Il y a à cela des raisons objectives compréhensibles. Elle n’a pas pour base sociale une classe ouvrière et une paysannerie confrontées quotidiennement à leurs exploiteurs, mais la population déracinée des camps de réfugiés et la diaspora palestinienne du Moyen Orient dont une partie occupe des positions importantes dans le commerce et les professions libérales.

La mobilisation de la population palestinienne des territoires occupés et la formation en Israël d’un prolétariat arabe ont commencé dans les dernières années à dégager une nouvelle base sociale pour la résistance.

C’est aussi pourquoi, quelles que soient les péripéties immédiates, après les deux mois de guerre au Liban et l’évacuation des combattants palestiniens, rien ne sera plus comme avant pour la résistance palestinienne, qui va se trouver devant un tournant de son histoire aussi important que celui de 1967.

Walid Joumblatt, le dirigeant progressiste modéré libanais, l’a bien compris qui déclarait récemment : « L’OLP a besoin d’une nouvelle direction qui aborde la sauvegarde des droits palestiniens sous un nouvel angle […]. L’essentiel c’est une nouvelle légalité palestinienne une nouvelle stratégie, une nouvelle direction […]. Je suis conscient que l’OLP risque de se scinder et qu’une guerre civile entre Palestiniens n’est pas impossible » (Le Monde du 26 juin 1982).

Pour les bourgeoisies arabes, l’OLP éparpillée et privée de sa principale force militaire devrait être réduite au rôle d’une force diplomatique d’appoint sous la tutelle des États arabes. Une autre voie est possible, qui tire toutes les leçons de ces quinze dernières années et donne à la résistance une orientation de classe en prenant pour colonne vertébrale la population palestinienne d’Israël et des territoires occupés.

Archives personnelles, probablement Inprecor, 1982

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