L’engagement militant

La loyauté envers les inconnus

Le dissident polonais Karol Modzelewski, à qui l’on demandait la raison de son engagement obstiné, répondit simplement : « Par loyauté envers les inconnus ». Autant que l’enrôlement pour de grandes idées, l’engagement relève de cette loyauté, de ces fidélités moléculaires, de ces infimes liens de mémoire et d’action.

Le 11 juillet dernier, Roberto Mac Lean a été assassiné à 19 heures, sur le pas de sa porte, à Barranquilla, par deux sicarios paramilitaires. L’information ne vaut pas une ligne dans les journaux. Normal. Barranquilla c’est la Colombie, sur la côte atlantique. Dans ce pays, les assassinats politiques se comptent chaque année par centaines, par milliers parfois.

Hors sujet ? Non. Dans le vif, le plus vif du sujet.

D’abord, parce que j’ai envie de saluer Roberto Mac Lean, avec qui j’ai partagé le gîte et le couvert à Mexico. Il animait le Mouvement civique de Barranquilla. Il était noir et révolutionnaire. Il tenait à cette double appartenance qui pour lui n’en faisait qu’une. Il avait 39 ans. Il militait depuis l’âge de 14 ans. Depuis une douzaine d’années, il vivait chaque jour la chronique de sa mort annoncée.

Mac Lean est la figure même de ces « inconnus » auxquels une dette insoldable nous lie.

On dit « s’engager ».

La forme réflexive évoque la décision mûrement pesée d’un sujet souverain. Sous une apparente modestie, Elle a quelque chose d’orgueilleux, comme si celui qui déclare s’engager faisait honneur à sa cause. Comme s’il condescendait à faire don de sa personne.

On rencontre parfois d’anciens combattants recyclés dans la raison d’État ou repliés dans leur niche écologique privative, qui s’étonnent, avec une pointe de compassion : « Alors, tu milites toujours ? Quel dommage que tu n’aies pas fait ceci ou cela… » N’ayant aucun goût ni aucune disposition pour le jeu des carrières et des apparences, je n’ai jamais conçu l’action politique comme une ascèse ou un lourd sacrifice. J’y ai vécu au contraire des expériences intenses, rencontré des inconnus indispensables – des centaines de Mac Lean précisément – éprouvé des joies rares, connu ces coups de foudre amicaux ou événementiels nécessaires au rajeunissement du cœur et de l’esprit.

On dit aussi « un intellectuel engagé ».

Dans la mesure où l’on travaille avec des idées et des mots, va pour « intellectuel », bien que Gramsci fasse remarquer que si l’on peut admettre, dans la division du travail, l’existence d’une catégorie sociale définie comme intellectuelle, il n’y pas en revanche de non-intellectuel.

L’ordre des mots me chiffonne : intellectuel d’abord ; l’engagement semble en découler. Comme si l’action n’était que de la raison appliquée. Toujours ce primat culturel du concept, qui laisse peu de place aux révoltes et aux émotions, à la manière dont on prend parti dans une dispute et dont on rentre dans la mêlée.

Engagé intellectuel conviendrait peut-être mieux. Pour traduire l’inquiétude permanente des raisons de l’engagement et la logique intime des passions.

Engagé intellectuel ? Pourquoi alors ne pas dire simplement militant.

En ces temps d’individualisme sans individualité, le mot a mauvaise presse. Il sent un peu trop, dira-t-on, la caserne et le troufion. Mais l’engagement ? « Engagez-vous, rengagez-vous »… Dans la légion, dans la police, dans les ordres ?

Militer a au moins l’avantage d’indiquer le sens du collectif. Militer n’est pas un plaisir solitaire, mais un acte partagé. Un petit pas sur la voie du « communiste de pensée » (et d’action) que chercha Dionys Mascolo avec ténacité.

Car militer, c’est, en fin de compte, l’éthique même de la politique, « une pensée d’actes », l’épreuve pratique des idées dans l’obligation (le contraire d’une contrainte subie) que l’on se fixe envers les autres. « Toute activité politique est de morale, engage avec soi l’univers des valeurs morales, et relève par suite du jugement moral », écrivait encore Mascolo [et comment, s’agissant d’engagement, ne pas penser à lui, et comment négliger de le relire, au lendemain de sa mort ?].

Militer implique de préférence une forme organisée qui porte une mémoire et met les idées en commun. Mais pas nécessairement. D’une manière plus générale, on pourrait dire qu’avec ou sans appartenance, l’attitude du militant s’oppose à celle du perpétuel sympathisant, du compagnon de route, qui préserve son quant à soi et se réserve le recours de jouer, si nécessaire, des deux mains, sur deux tableaux.

Mascolo a consacré plus d’une page au « sombre cas du sympathisant » – dont le type fut hier « le stalinien de l’extérieur » – si pétri de préjugés, si imbu de sa liberté, si souvent servile pourtant. Il a constitué l’un des « pires sous-produits du stalinisme » et a tenu son rôle avec « la plus coupable des innocences ».

Sartre fut un ainsi compagnon de route pendant un certain temps (du stalinisme puis du maoïsme). Aragon fut, quant à lui, un membre et à l’occasion un chantre du Parti. Pourtant, l’un membre et l’autre pas, sont restés, dans une certaine mesure, des sympathisants. Comme le disait – encore Mascolo –, Sartre, passant d’une attitude anticommuniste de principes à un compagnonnage accommodant avec les positions staliniennes ou maoïstes, n’a pas changé d’erreur : « Dans les deux cas, il a confondu radicalement le projet révolutionnaire avec le stalinisme. » Quant à Aragon, son zèle à cautionner tous les virages bureaucratiques, sans échapper pour autant au complexe de l’intellectuel transfuge de classe, en a fait un éternel sympathisant de l’intérieur.

Militer engage un sens de la responsabilité envers les inconnus sans éclipses ni intermittences.

Nous y revoilà.

Non à l’engagement tout court.

Mais à l’engagement révolutionnaire. Ou à l’engagement communiste, puisqu’au fond, et malgré toutes les infamies commises en son nom, c’est encore le mot juste, le plus précis, le plus fidèle en contenu, pour désigner l’enjeu d’une époque.

Au fond, c’est bien de cela qu’il s’agit. Non d’épouser telle cause, ou tel parti, mais de vivre un rapport au monde sans réconciliation possible. L’engagement n’est pas alors l’éclaircie matinale après une nuit de tempête sous un crâne. On devient révolutionnaire par logique du cœur et de la raison.

La déduction est simple. Le monde tel qu’il va n’est pas acceptable. Donc, il faut essayer de le changer, sans aucune garantie d’y parvenir.

Cela va de soi. On n’y coupe pas. Avant même de « s’engager », on est « embarqué » dirait l’autre. Bien des choses pèsent dans cet embarquement.

Pour moi, ce fut le souvenir d’un grand-père maternel, rejeton de communard proscrit du passage de la Main-d’or. Il avait conservé dans sa salle à manger un portrait de Jean-Baptiste Clément et, tous les ans, pour l’anniversaire de la semaine sanglante, il faisait lever la tablée et entonnait le Temps des cerises. Ce furent aussi, au comptoir du petit café familial des faubourgs de Toulouse, les récits des anciens brigadistes d’Espagne et ceux des résistants de la MOI, le fantôme décapité de Marcel Langer. L’étoile jaune rangée précieusement dans le tiroir et silencieusement déposée sur le comptoir au moindre propos raciste ou antisémite. Et le rideau de fer tiré par ma mère, en guise de protestation, le jour de l’exécution de Julian Grimau.

Nos commencements sont toujours des recommencements.

Révolutionnaire par révolte logique ?

Il n’y a guère que trois manières d’en récuser l’implication : par mauvaise foi, par résignation, ou par cynisme.

La mauvaise foi soufflera que le monde est bien tel qu’il est et qu’il n’y faut surtout rien changer.

La rhétorique de la résignation dira que le monde, bien sûr, est consternant, mais qu’on n’y peut rien changer, puisque l’inégalité est naturelle et le marché éternel.

Le raffinement cynique admettra qu’il faudrait sans doute changer ce monde misérable, mais il ajoutera que l’humanité ne mérite pas que l’on s’y évertue.

Si l’éternité n’existe pas, si ce n’est sous la forme religieuse de l’enfer, et si l’espèce humaine est un devenir autant qu’un héritage, il faut parier au contraire sur cette « part non fatale du devenir », qui « demande à être enfantée, et qui se trouve déjà inscrite ou “voulue” dans cette faculté générale de dépassement qui se diversifie dans le rêve, l’imagination, le désir, chacun d’entre eux visant, à sa manière, un au-delà des limites » (Mascolo, toujours).

Un engagement, donc, en forme de pari logique sur l’incertain. Travaillé par le doute. Aussi longtemps que le nécessaire et le possible ne jointent pas et que l’on s’efforce en vain de les accorder.

Un pari ordinaire, chaque jour recommencé.

Celui que font, en toute simplicité, des milliers de militants syndicalistes, associatifs, politiques de par le monde.

Des milliers de Mac Lean.

Par loyauté envers eux, quand on est embarqué, c’est pour longtemps.

On n’a plus le droit de jeter l’éponge, de se rendre, à la moindre lassitude, au moindre accident de parcours, à la moindre, et pas même à la pire, déception.

Cet engagement militant (pardon du pléonasme) relève de « la part irréductible1 » qu’invoqua Mascolo. Et puisque c’est ici le lieu, précisément dans cette revue et dans ces colonnes, de le saluer et de lui dire adieu (en souvenir aussi de quelques soirées de rêve partagées il y a trente ans), l’une des meilleures façons est peut-être de faire écho à ses propres mots, si douloureusement et loyalement actuels :

« Nous sommes effectivement réduits pour le moment à développer un constat de défaite et, dans un même mouvement, à approfondir un refus qui doit être tel qu’il n’ait pas eu même, à l’origine, à donner ses raisons : cela va de soi. C’est ensuite, s’il se peut, que viendront les propositions positives. Il n’est pas nécessaire, malgré les mises en demeure malignes, d’être capable de dire ce que l’on veut pour savoir ce dont on ne voudra jamais à aucun prix. Cela est tout simple. Si simple même qu’il est possible, pour la première fois depuis longtemps, de se sentir tranquille dans cette situation. Il n’y a pas ici de ces risques d’erreur qui nous sont si longtemps retenus 2. »

26 août 1997
Texte écrit pour Lignes, n° 32, éditions Léo Scheer, octobre 1997

Documents joints

  1. « La part irréductible », 2 octobre 1958. Repris dans A la recherche d’un communisme de pensée, Paris, Fourbis, 1993.
  2. Ibid.
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