« La propriété est un pouvoir despotique »

Libération : La gauche radicale aujourd’hui, c’est juste un aiguillon ?

Daniel Bensaïd : Notre ambition va au-delà. Il s’agit de savoir sur quel projet politique rebâtir aujourd’hui une gauche digne de ce nom, un projet qui ne se contente pas d’une version plus ou moins amendée de la dictature du marché. Il s’agit ensuite de rassembler les forces pour porter ce projet, de constituer une vraie « gauche de gauche », pour reprendre l’expression de Bourdieu.

Libération : Et pour constituer cette force, le marxisme reste une bonne base doctrinale ?

D.B. : Cela fait partie de l’héritage utile, hors de toutes pieuses vénérations. La pensée de Marx comme fondement d’une critique de la modernité marchande restera d’actualité tant que nous serons dans une société capitaliste. La meilleure preuve, c’est le baron Seillière en personne (président du Medef), ou encore la contre-réforme libérale qui nous ramène aux formes les plus impitoyables de l’exploitation.

Libération : La révolution, le « grand soir », c’est toujours l’objectif ultime, ou vous êtes-vous converti à une transformation douce de la société ?

D.B. : La révolution ne se définit pas par la violence ou les embrasements. Être révolutionnaire, c’est dire que le monde tel qu’il va – mal – n’est pas acceptable et qu’il est urgent plus que jamais de le changer. C’est un conflit, une lutte. Quant à la douceur de cette transformation, on ne peut pas dire que les Versaillais d’ici et d’ailleurs, d’hier et de toujours, s’y soient prêtés de bonne grâce. Nous vivons dans un monde d’extrême violence, de la souffrance quotidienne au travail aux nouvelles guerres barbares, en passant par les effets sociaux et sanitaires de l’exclusion.

Libération : La base sociale de la gauche radicale, ce sont les exclus ?

D.B. : Nous voulons défendre les intérêts de tous les exploités, construire les solidarités entre ceux qui ont un travail et ceux qui n’en ont pas, entre travailleurs français et immigrés, et non pas enfermer les « sans » dans le ghetto de l’exclusion. La fracture sociale existe et se creuse. La machine inégalitaire s’emballe. Raison de plus pour ne pas se tromper d’adversaire en dressant les chômeurs contre les salariés… La ligne de front oppose toujours la grande majorité des possédés à la minorité des possédants

Libération : Votre opposition aux frappes de l’Otan ne repose-t-elle pas sur une vision un brin angélique ?

D.B. : Nous acceptons le défi du réalisme. Après six semaines de frappe, du point de vue des « objectifs de guerre », le désastre est absolu. Comme souvent, la réalité a giflé les réalistes à la volée. On se retrouve avec un pays détruit, un nouveau peuple paria en exode et un retour à la case départ des négociations, avec Milosevic toujours là.

Libération : La gauche plurielle privatise. Pour la gauche radicale, la propriété, c’est toujours le vol ?

D.B. : Il est frappant de constater aujourd’hui l’assourdissant consensus au sein de la gauche plurielle sur le mouvement général de privatisations. La propriété, c’est un vol très concret et quotidien. Aujourd’hui, les actionnaires considèrent qu’un placement est intéressant s’il rapporte 15 % par an. Comment garantir de tels profits avec une croissance inférieure à 3 % si ce n’est par un formidable transfert de richesses au détriment des salariés ? La propriété, c’est aussi la puissance. Le pouvoir de la propriété, tel qu’il s’exerce dans les concentrations, les délocalisations, les licenciements, est un pouvoir despotique de vie et de mort sur le sort de millions de gens.

Libération : Face à cette mondialisation, les réponses de la gauche radicale semblent un peu courtes…

D.B. : Ce serait le cas si nous y opposions un repli national et un protectionnisme à tous crins. En inventant l’internationalisme, le mouvement ouvrier avait un siècle d’avance. Aujourd’hui, c’est le marché qui mène le bal de la mondialisation. Il faut organiser la riposte en construisant des solidarités continentales et mondiales. À travers les réseaux Attac, à travers les marches européennes contre le chômage. Ou encore en opposant à l’Europe libérale des critères de convergence monétaire et militaire, les critères sociaux de convergence vers des États unis socialistes d’Europe.

Libération : Quatre à cinq élus au Parlement européen, ça suffira à changer le monde ?

D.B. : Bien sûr que non, mais si nous arrivons à faire bouger les lignes, cela démontrera que le renouveau des mouvements sociaux ces dernières années a des conséquences sur le terrain politique. Que l’on peut conduire une opposition de gauche à la politique gouvernementale et rester en dehors de la gauche plurielle sans se condamner à la marginalité et à l’impuissance.

Libération du 24 mai 1999

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