La vieille Dame indignée

Par Arlette Farge

Contre un Bicentenaire lénifiant, la Révolution en personne prend la parole : un pamphlet de Daniel Bensaïd

Lui, la Révolution, il l’aime… au point de se glisser dans sa peau pour en faire un personnage féminin bouillonnant, qui apostrophe ceux qui auraient tendance à s’être laissés endormir par les théories lénifiantes d’un Bicentenaire sans aspérité. Querelleuse, moqueuse, voire mordante, cette Révolution secoue tout sur son passage, en gardant indéniablement du charme (celui des vieilles dames indignes) et – plus étonnant sans doute – une véritable tendresse.

Moi, la Révolution, de Daniel Bensaïd, est un livre tempête, une énorme colère, un pamphlet dont certains sortiront réjouis et ragaillardis pour peu qu’ils acceptent ce style familier et bonhomme, cette façon d’être gourmandés à tout propos sur notre maladif besoin « d’en terminer avec la Révolution ».

Après tant de livres parus sur la Révolution, tant de discours, de colloques, de disputes feutrées, de feuilletons télévisés quasiment ineptes et de futures fêtes, cette volée de bois vert administrée par la Révolution elle-même, venue nous hanter, est un soulagement. Certains s’en choqueront ; d’autres y verront un événement salutaire, car écrire noir sur blanc ce qu’on hésite à se dire tout bas, à penser tout seul, est évidemment courageux, surtout face à une ambiance intellectuelle et médiatique qui écrase parfois jusqu’à nos propres convictions. Daniel Bensaïd provoque, avec sa Révolution grondeuse et bien vivante, mais il n’y a pas de quoi prendre peur, surtout si l’on n’oublie jamais que, sous la Révolution, pamphlets, libelles et caricatures étaient un mode normal d’expression et de communication.

D’ailleurs, sa Révolution, indignée du sort qu’on lui fait, est une dame bien instruite, parfaitement informée, et les deux cents années qu’elle analyse du haut de son âge lui font faire un parcours historique et politique tout à fait aigu. Ce livre, en effet, court plusieurs lièvres à la fois : il admoneste d’abord le président de la République et ses projets de festivités, il critique le gouvernement, s’emporte contre Rocard et bien d’autres encore, et, lorsqu’on croit qu’il va s’essouffler, non seulement il se penche sur ceux qui ont écrit l’histoire depuis 1789, mais il rebondit sur les événements révolutionnaires eux-mêmes. Ainsi, par la plume acerbe de Bensaïd, la Révolution réfléchit sur elle, sur ses fautes et ses emportements, pratiquant une autocritique qui n’a, on s’en doute, rien à voir avec les diatribes contre-révolutionnaires. Puis elle prend à partie les historiens actuels qui veulent en finir avec elle (« Vous en avez publié des thèses… Toujours sans moi ») et se recentre en fin de volume sur la nécessité de faire de la rupture un moyen de créer du neuf, vitupérant ceux qui cherchent à tout prix à penser la continuité sans la discontinuité. La thèse est simple et iconoclaste : les grands projets du Bicentenaire fabriquent « une entreprise de dépolitisation méthodique ». Cherchant la conciliation et l’unanimité, ils affadissent ce grand moment fondateur, et c’est bien d’abord à Mitterrand que ce discours s’adresse, lui qui est rendu coupable d’escamoter l’événement révolutionnaire. À partir de là se trouve réexaminé le consensus bâti autour des droits de l’homme, jugé opportuniste et beaucoup trop mou. Mais si l’on critique autrui, il faut savoir se critiquer soi-même ; aussi un deuxième temps du livre analyse-t-il avec sévérité ce que l’auteur pense être les trois « manquements » de la Révolution : le suffrage censitaire, l’exclusion des femmes et le maintien de l’esclavage. À partir de là, on chemine avec de grands auteurs tels Péguy ou Michelet, entre hier et aujourd’hui, la Terreur et le progrès, l’argent et la tiédeur.

Daniel Bensaïd hait les compromis et la tiédeur, et reproche profondément à l’Histoire d’arracher sa ferveur à l’événement, d’éradiquer consciemment de son récit l’irruption passionnée des enjeux sociaux et politiques, pour ne laisser à notre mémoire qu’une carcasse vidée de son enthousiasme et de sa puissance créatrice. Derrière la passion du ton, l’auteur se veut objectif et cherche à ne rien gommer, à tout dire en clair, à jouer la franchise, en somme ; ainsi fait-il dire à la Révolution : « La Terreur, j’en ai ma part… c’est mon fardeau et mon destin », conduisant sur ce thème d’astucieux développements.

Tout le monde ne tombera pas d’accord sur ce livre, il n’est d’ailleurs pas fait pour cela. Polémique et ravageuse, cette Révolution-là, si vif argent soit-elle, a le salutaire mérite de créer la surprise et de proclamer bien haut qu’aplanir les passions et édulcorer l’effraction du quotidien a parfois des couleurs de détournement de sens. Quoi qu’on en pense, c’est un vrai débat.

Arlette Farge
Libération du jeudi 11 mai 1989

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