Le « Parler vrai » de Michel Rocard…

Depuis les élections législatives de mars 1978, le « phénomène Rocard », ou la « dynamique Rocard », traverse les cloisons politiques établies. La transversale rocardienne découpe le PS et la CFDT, étend sa contagion dans certains cercles de la majorité et chez les courants eurocommunistes du PCF, pousse la séduction jusque dans les franges repenties de l’extrême gauche, au point de bénéficier des complaisances de Libération.

Rocard, produit des sondages et des médias ? Sans aucun doute a-t-il su les utiliser au mieux, dessiner le profil attendu, éveiller l’intérêt de la presse par un mélange de compétence allusive et de simplicité complice. Mais les ressorts de l’ascension sont plus profonds. Rocard représente un point d’équilibre instable dans un parallélogramme de forces, à l’intersection des principaux intérêts sociaux et des courants historiques du mouvement ouvrier.

Lorsque les organisations de la classe ouvrière n’apportent pas leur réponse propre à la crise ouverte du capitalisme, elles laissent le champ largement libre aux productions idéologiques petites bourgeoises, à la lourde cuisine réformiste agrémentée d’un zeste d’utopie. Le proudhonisme fut l’utopie dominante de la petite bourgeoisie traditionnelle, de l’artisanat et du compagnonnage frappés de plein fouet par la prolétarisation. Le rocardisme s’avance comme l’utopie rénovée de la petite bourgeoisie nouvelle, technocratique et fonctionnaire. Un pied dans l’autogestion, l’autre dans l’austérité, il annonce à la fois l’avènement de l’autorité et de l’« autogestion ». Le passé de l’homme (son « gauchisme » bien tempéré) ne constitue pas un handicap. Il authentifie au contraire, aux yeux de l’électorat, la sincérité de l’engagement et le réalisme de l’expérience, la générosité du cœur et la sagesse de ceux qui en sont revenus, les rêves du soixante-huitard corrigés par les rigueurs de l’inspecteur des finances. Depuis la métamorphose de Briand (d’apôtre de la grève générale en Premier ministre briseur de grève), la bourgeoisie connaît tout le parti qu’elle peut tirer de ces conversions. Rocard sait parfaitement cultiver cette image de franc-tireur et d’enfant terrible du nouveau Parti socialiste.

En position stratégique, au carrefour d’intérêts contradictoires, à la jonction de deux générations, au confluent du réformisme et du libéralisme, Rocard occupe également une place privilégiée dans la redéfinition idéologique du mouvement ouvrier et la rénovation de l’économie politique bourgeoise. Les thèmes associatifs et coopérativistes réveillent une vieille identité jauressienne enfouie dans l’histoire du socialisme français. L’interrogation sur les institutions, la décentralisation et la démocratie mixte va au-devant des préoccupations naissantes dans les partis communistes désarmés par l’abandon de la référence formelle à la dictature du prolétariat. Les axes de l’autogestion et de l’expérimentation sociale jettent un pont en direction des libertariens, anarcho-capitalistes et néolibéraux1.

Enfin, sur le champ politique proprement dit, Rocard occupe une place charnière. Sa cote monte au lendemain des législatives, dans une conjoncture où la volonté giscardienne de « gouverner au centre » semble gagner en crédibilité. Mais, dès que s’engage la bataille de classe contre l’austérité et la restructuration capitaliste, la « ligne d’Épinay », qu’aucun courant du PS n’ose renier ouvertement, regagne du terrain.

Dans une récente préface à l’édition de ses discours, son ami Jacques Julliard lui tend un miroir flatteur2. Rocard serait venu au PS par le chemin des écoliers, après une escapade de fils prodigue qui lui a fait « manquer quelques congrès socialistes SFIO ». De ces détours, il a « conservé de durables habitudes militantes, un certain entraînement au non-conformisme d’appareil et quelques solides amitiés ». Chaque trait est choisi en fonction de la clientèle. Il importe auprès des militants cédétistes de mettre en valeur le caractère militant, l’évocation des « habitudes » ajoutant une note rassurante, de stabilité et de persévérance auprès des rescapés du gauchisme comme des grands commis de l’État, de souligner l’individualisme frondeur, rebaptisé pour la circonstance anticonformisme d’appareil, qui flatte les défiances envers la bureaucratie des notables et celle des ministères. Il importe enfin d’évoquer pudiquement ces solides amitiés sélectives, chargées de fidélité implicite, qui réchauffent l’image par trop cérébrale du candidat.

Le titre même du recueil est significatif : Parler vrai. Rien à voir avec le Parlons franchement de Georges Marchais. Marchais connaît son public. Il y a dans son titre une invite roublarde au dialogue et dans son adverbe un appel à fraterniser ; un recours à la franchise en tant que vertu typiquement populaire. Parler vrai dit autre chose, pour un autre public. Il y a d’abord l’infinitif impersonnel derrière lequel l’homme se retranche dans le rôle d’un simple et discret interprète. Il y a ensuite la mobilisation de la vérité, sous la forme absolue du Vrai, mélange d’authenticité morale et d’exactitude scientifique. À entendre Parler vrai, on n’est plus loin de penser que c’est la vérité elle-même qui parle, avec sa force d’évidence et de conviction.

Il y a en Rocard quelque chose de médical, d’aseptique et de propret. Une odeur d’iode. La froideur et le tranchant d’un scalpel. L’élocution électrique et saccadée qui épouse le vocabulaire à dominantes technocratiques : « efficient », « compétent », « performant » y sont des épithètes à haute fréquence… La silhouette sèche et nerveuse d’adolescent fripé, celle de Kerenski dans l’Octobre d’Eisenstein.

Rocard cultive et affine cette image. Il fait de son personnage un contretype de Mitterrand. La querelle de la modernité et de l’archaïsme résume bien cet affrontement. Rocard y est l’antithèse d’un Mitterrand onctueux, littéraire, pétri de tradition humaniste et coiffé du chapeau de Blum. L’homme pressé s’oppose en tout point à l’homme tranquille.

Il n’y a pas à proprement parler de doctrine rocardienne cohérente. Mais il y a les indices et les repères, les traits et les tics idéologiques constitutifs de la composition. Des « rocarderies », en somme. Tout comme Engels parlait de « dühringeries », et d’autres, plus couramment, de « tartuferies ».

Rocarderie : la franchise douloureuse face aux réalités. Quand il dénonce « l’impréparation, la suffisance, le mépris des données techniques des problèmes, le refus de reconnaître l’existence des contraintes les plus lourdes » et annonce « le prix qu’il faut payer pour le passé d’injustice de la France ». Quand il regarde au fond des yeux les congressistes de Nantes pour leur dire : « Camarades, vous le voyez, les questions qui nous sont posées sont difficiles. Certaines d’entre elles font mal. » Quand, dans L’Unité (29 septembre 1978), il relève le défi de Mitterrand : « Oui, j’ai dit archaïsme ! »

Rocarderie : le courage chirurgical qui n’est que la conséquence fatale du diagnostic implacable. Quand il prédit à la gauche de terribles épreuves pour mieux revendiquer « la lucidité de les reconnaître et le courage d’y répondre. L’heure des choix est venue, La victoire elle-même est à ce prix ». Quand il annonce aux patrons rassemblés par le colloque de L’Expansion : « J’ai le regret de vous dire que cette appréciation est inexacte. Si on a le courage de regarder l’horizon à dix ou vingt ans comme doit le faire la puissance publique, le diagnostic est plutôt pessimiste. » Quand il revendique l’héritage de Mendès-France, qui a « converti en mystique la volonté de la rationalité et de la rigueur dans la puissance publique ». Quand il rappelle à la gauche son devoir « de ne pas céder à la tentation de la démagogie, de la surenchère, de la facilité », et pose en préalable à toute nouvelle entreprise « La double exigence de rigueur et de vérité, c’est-à-dire celle du courage politique3».

Rocarderie : le faux bon sens armé de compétence. Quand il invoque avec un clin d’œil complice « l’opinion publique [qui] devine aussi bien que nous les difficultés auxquelles nous nous heurterons » (l’auditeur qui ne veut pas passer pour un imbécile n’a plus qu’à opiner d’un air entendu). Quand il conclut un panorama des difficultés économiques, monétaires et commerciales, prévisibles pour un gouvernement de gauche, par un « cela, tout le monde le sait » qui ne tolère aucun doute. Quand il inaugure son discours au forum de L’Expansion par le rappel de « quelques évidences » et instaure ainsi un rapport de force idéologique au culot.

Rocarderie encore : la familiarité vulgaire envers l’auditoire, dont participe le mode si fréquent de l’évidence. Rocarderie toujours : la revendication d’un marxisme allusif, de bon aloi, qui liquide toute fermeté théorique au nom de la répudiation des dogmes.

Énergie un tantinet sadique devant les questions qui font mal, appels répétés au courage et à la lucidité, à la rigueur et à la vérité, complicité allusive, rencontre flatteuse entre l’ignorance et le savoir sur le terrain du bon sens, magie de l’évidence auréolée de science : le discours rocardien relève d’un traitement mythologique.

Rocarderie, enfin… : l’art de s’absenter dans les circonstances délicates. Absent pour cause de meeting, lors de la présentation à la presse du Programme commun chiffré par le Parti socialiste. Absent pour cause d’obligations familiales, le soir où Mitterrand et Mauroy négocient un compromis en vue du congrès du Parti socialiste. Absent le jour où le comité directeur du PS jette une lourde pierre dans le jardin de la CFDT en décidant « à l’unanimité » de s’associer à la marche sur Paris des sidérurgistes organisée par la seule CGT, le 23 mars 1979.

En dépit des efforts de sérieux, des exercices de chiffres, du réalisme affiché, le personnage Rocard a du mal à s’épaissir et à gagner en consistance. Il baigne dans une sorte de frivolité. Blum, Mitterrand, Rocard : après l’esthète mondain et le bourgeois gentilhomme, le Parti socialiste a trouvé son petit marquis, échappé de la plume de Regnard ou de Saint-Simon.

Extrait de l’introduction à L’Anti-Rocard, Paris, éditions Le Brèche, 1980

Voir aussi « Le Petit Poucet sur le chemin de la rigueur » à l’année 1980

Documents joints

  1. Pour une présentation de ces écoles, voir le petit livre d’Henri Lepage, Demain le capitalisme, Paris, Pluriel-Livre de poche, 1978.
  2. Parler vrai, textes politiques de Michel Rocard précédés d’un entretien avec Jacques Julliard, Paris, coll. Points, Le Seuil, 1979, p. 40 et 124.
  3. Discours de Nantes, p. 138 ; Les Socialistes face aux patrons, Paris, L’Expansion-Flammarion, 1977, p. 184 ; Le Monde, 11 avril 1977.
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