Le philosophe, le juge et l’historien

Par Christian Delacampagne

La société libérale ne rêve que d’une chose : remplacer la politique par le « règne des juges ». Philosophe et militant révolutionnaire, Daniel Bensaïd proteste.

Résister à l’air du temps : cette belle formule, qui donne son titre au livre d’entretiens qu’il vient de réaliser avec Philippe Petit, résume bien, en effet, le parcours de Daniel Bensaïd. Communiste et révolutionnaire, cet universitaire atypique a toujours été un dissident. Très tôt (c’était en 1965, il n’avait pas vingt ans), il a eu la chance de se faire exclure du Parti communiste. « Je ne le regrette pas », dit-il aujourd’hui. « Cela m’a fait gagner trente ans de liberté d’action et de pensée. » Trente ans pendant lesquels, tout en militant à la Ligue communiste révolutionnaire, il n’a pas cessé de réfléchir aux rapports de la philosophie et de la politique : car, s’il se refuse à déclarer qu’il n’y a rien au-delà de l’action, Daniel Bensaïd n’en est pas moins de ceux qui croient que la fonction de la pensée est de descendre sur la place publique. « Agitateur politique en philosophie » : c’est ainsi, dit-il encore en reprenant les mots d’Althusser, qu’il aimerait se voir défini.

Au-delà de l’autobiographie intellectuelle, Éloge de la résistance à l’air du temps peut donc se lire aussi comme une sorte d’introduction à la « philosophie politique ». Une introduction qui irait à contre-courant du néolibéralisme pur et dur aussi bien que du nationalisme « républicain » cher à MM. Chevènement et Pasqua – dont il partage néanmoins les convictions antieuropéennes et anti-Otan. Même s’il défend, à juste titre, l’idée selon laquelle la pensée de Marx, loin de se réduire à une théorie du déterminisme économique, demeure un outil essentiel pour penser nos problèmes d’aujourd’hui, Daniel Bensaïd ne propose pas pour autant d’en revenir aux thèses du Capital, ni même à celles de Trotski. Nourrie d’une solide expérience des évolutions sociales les plus récentes, sa propre démarche le conduirait plutôt à réhabiliter le politique en tant que tel, sous toutes ses formes. Qu’il s’agisse de participer, par le vote, au jeu parlementaire, ou bien de s’opposer, par la grève, aux menaces qui pèsent sur les droits des travailleurs et des exclus, tout acte proprement politique est salutaire car il est propre à enrayer le fonctionnement de la machine d’oppression.

Une époque dépolitisée

C’est pour la même raison – réhabiliter le politique – que Bensaïd vient de s’en prendre, dans un autre livre, au « règne des juges ». Les magistrats, affirme-t-il en substance, se trompent lorsqu’ils s’efforcent d’appliquer, à des réalités historiques, par nature opaques et conflictuelles, des critères juridiques ou moraux, purement formels et, dans le meilleur des cas, inutilisables. De même, les historiens qui prétendent porter, sur les événements de leur siècle, des jugements sans appel trahissent leur véritable mission. Les uns comme les autres participent, en fait, d’une tendance « lourde » de notre époque : la tendance à évacuer les luttes réelles au profit des débats du prétoire. Bref, à substituer le « judiciaire » au « politique ».

Cette dernière thèse, Daniel Bensaïd n’a aucune peine à l’argumenter. Il est indéniable que nous vivons, comme il le dit, des temps de « contre-réforme libérale ».

Qu’on nous berce à longueur de journée de l’illusion du consensus. Et que nous finissions par ne plus savoir, ni que nous sommes en guerre, ni de quel côté nous combattons. Soit. Mais, si peu d’époques ont été aussi « dépolitisées » que la nôtre, faut-il reprocher aux juges de contribuer à cette « dépolitisation », alors que nombre d’entre eux pèchent par excès, plutôt que par défaut, de sensibilité politique ? Le pouvoir judiciaire ne mériterait-il donc plus de constituer, avec le législatif et l’exécutif, l’un des trois principaux acteurs du théâtre démocratique ?

Les tribunaux humains, il est vrai, sont faillibles. Bensaïd, là non plus, n’a pas tort de mettre le doigt sur quelques « erreurs judiciaires » récentes, sur quelques tristes « bavures » de la « conception policière de l’histoire ». Non, ce n’était pas une bonne idée d’inviter les époux Aubrac, torturés par leurs trous de mémoire, à comparaître devant un « jury » d’historiens qui se sont sentis obligés, ce jour-là, de se transformer en procureurs. Non, les macabres statistiques du Livre noir du communisme (Stéphane Courtois) ne reposent sur aucune définition précise du concept de « victime », ni de celui de communisme. Non, Le Passé d’une illusion (François Furet) n’est pas un livre sérieux, mais l’archive pathétique d’un sombre règlement de comptes entre un ex-stalinien et son propre passé. Non, les pseudo-historiens « révisionnistes » allemands, Nolte en tête, ne méritent pas autre chose qu’une réfutation en règle – et Bensaïd doit être, ici, déclaré vainqueur aux points.

Mais pourquoi aligner, sur les médiocres tentatives apologétiques de Nolte, un travail solidement documenté (même s’il est quelquefois excessif et souvent mal écrit) comme le livre de Daniel J. Goldhagen, Les Bourreaux volontaires d’Hitler ? Et pourquoi déclarer que le procès fait au nazisme (ou à ses collaborateurs) ne serait pas plus justifié, finalement, que le procès fait au communisme (abusivement confondu, par ses ennemis, avec le stalinisme) ? Bensaïd déploie, sur cette dernière question, une dialectique redoutable, mais dont chaque maillon pourrait être contesté pied à pied. Le procès intenté à Maurice Papon, pour complicité de crimes contre l’humanité, l’a, en particulier, fort agacé. Donne-t-il cependant, à cette réaction négative, de bonnes raisons ?

Celles qui sont avancées dans son livre sont loin d’emporter l’adhésion. Les faits étaient trop anciens ? Certes, mais les témoins survivants étaient nombreux. Papon ne fut qu’un rouage ? Évidemment, mais c’est précisément pour cette raison qu’il aurait pu dire non, ou faire semblant – comme d’autres – de partir en vacances. La notion de « crime contre l’humanité » et celle d’« imprescriptibilité » sont des bizarreries juridiques ? Sans doute. Mais Cesare Beccaria, il y a deux siècles, défendait déjà l’imprescriptibilité pour les crimes les plus monstrueux. Et c’est grâce à des « bizarreries » de ce genre que le droit, petit à petit, progresse, chaque procès créant un nouveau « précédent », chaque « précédent » rendant un peu plus difficile la vie des criminels futurs.

Songeons, l’espace d’une minute, à l’excellent Pinochet. Il ne risque pas grand-chose, au fond. Et le plus probable est qu’il ne se passera rien. Mais le seul fait qu’il puisse connaître, durant quelques nuits, des moments d’insomnie est, en soi, une bonne nouvelle. Qui sait ? Son exemple pourrait rendre un peu moins attrayant, à l’avenir, le dur métier de dictateur. Faut-il s’en plaindre ?

Christian Delacampagne
Le Monde des livres, vendredi 23 avril 1999

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