Les douleurs du présent

Voici Guégan Sur le sentier de la guerre1. Guégan ou Antoine Ferrel, son personnage. À la racine, la même révolte, la même irréconciliation générale. Il y a pourtant entre eux une différence de génération. Ferrel, ce n’est plus celle de 68, avec son cortège de renégataires fourbus et de repentances poisseuses. C’est la génération 86, née en 68.

Sur le sentier de la guerre, mais laquelle ?

La guerre n’est plus ce qu’elle était. Pourquoi diable risquer sa vie dans un monde sans dieu ni jugement historique dernier ! Un rejeton de 68, grandi sous BHL et sous Bérégovoy, a la violence à fleur de peau, des tatouages comme peintures de guerre, une rage sans horizon d’attente, rythmée par les tambours de Max Roach. Car le monde d’aujourd’hui n’est pas plus acceptable. À bien y regarder, plutôt moins : la douleur d’un présent sans point de mire est dévorante.

Au bout du sentier, nulle lumière. Le chemin ne mène nulle part.

La guerre sera celle des crêtes. Une guerre pour rire, ou presque.

Comme dans toutes les guerres, y compris (surtout) les plus médiatiquement chirurgicales, les plus cliniquement techniques, les plus saturées de leurres et de faux-semblants, les morts seuls sont authentiques. Surtout quand on ne les voit pas. C’est la leçon du Golfe. À défaut d’être rationnel, seul ce qui est invisible est désormais réel.

L’escalade vers la guerre totale ne date pas d’hier. « L’arme est l’essence même des combattants » : Hegel voyait loin. Quand l’arme est atomique, chimique, électronique, d’anéantissement collectif à distance, l’essence du combattant bascule au-delà de la vie et de la mort : plus de frontières, plus de règles, plus de bornes. Il reste la force nue. Non plus la violence révoltée, qui invente sa propre légitimité et fonde un droit nouveau, mais la violence ordonnée des vainqueurs, érigée en brutalité d’État.

Face aux désastres quotidiens, journalistes caritatifs et commentateurs humanitaires se lamentent sur la rechute dans l’animalité. C’est faire injure à nos amies les bêtes. L’homme asservi à son arme comme au fétiche de sa marchandise est pire. Il ne lui suffit plus de détruire les corps et de brûler les chairs. Il doit en outre criminaliser l’adversaire, anéantir les convictions, éradiquer la moindre pousse de rébellion future. Tel est notre présent, voué à une guerre de mille ans, à armes plus inégales que jamais, au temps et à l’espace stratégiques indéfiniment dilatés.

La puissance destructrice absolue pose sa propre négation : le partisan, l’irrégulier, l’Indien de toutes les insoumissions. Mais un Indien désormais sans tribu, un cavalier démonté, un cow-boy écolo dans la jungle des villes, un militant sans militance, qui n’a plus de couleur préférée et se mouche dans son drapeau. Un Antoine Ferrel. Écorché. Prêt à foncer. À risquer le tout pour la partie. À lâcher les chiens de sa violence blessée.

Dès lors que cette violence libérée devient un plaisir solitaire, que ses propres bornes ne sont plus lisibles, le partisan de cette cause sans peuple est menacé de se muer en justicier sans justice.

Si l’arme est l’essence des combattants, quelles sont ses armes ?

Seule l’arme blanche pourrait mesurer le poids de chaque mort.

Seule la hache acérée peut frayer une voie dans les broussailles de la folie et du mythe.

Aucune violence n’est innocente

Bien sûr, victimes et bourreaux ne sont pas les mêmes. Il n’est jamais admissible de les confondre. La trouble jouissance apocalyptique des films de Peckinpah témoigne néanmoins de la part maudite inhérente à toute violence. Ferrel, qui connaît bien ce vertige, n’aime l’action que pour l’action, se fout des résultats et « ne bande que pour les moyens ». L’amour et le jeu peuvent conjurer les excès de cette violence attirée au-delà d’elle-même.

Avec des rebelles de la Sierra Maestra, avec le Che en Bolivie, la force et la justice semblaient aller de pair, tout simplement, tout naturellement. du même côté d’une ligne de front clairement tracée. L’affrontement de la planche à clous vietnamienne contre l’ordinateur de Mac Namara reproduisait cette rassurante fracture symbolique. Après 68, certains ont cru pouvoir imiter en toute innocence cette violence-là. Ce fut évidemment en farce et, pour quelques-uns, en tragédie. Quant à nous, sous nos latitudes, nous avons préféré la parodie, le défi du « comme si » ; la démonstration qu’aucune surveillance prétorienne n’aurait pu nous empêcher d’éliminer tel fantoche vietnamien si nous l’avions voulu ; la certitude d’avoir fixé nous-mêmes nos frontières.

Puis, il y eut le Cambodge, l’inventaire morbide de la révolution culturelle, plus récemment un procès de Moscou à La Havane. D’exception, la terreur stalinienne devenait, sous différentes formes, la règle. L’ennemi intime, celui que d’aucuns prétendaient « secondaire », se révèle alors aussi redoutable, et plus traîtreusement, que l’ennemi principal. Les lignes de front se chevauchent et se confondent, les hostilités se combinent et se multiplient. Face à l’ennemi dupliqué et multiplié par un jeu de miroirs déformants, comment ne pas se tromper de cible et ne pas douter de sa propre image ?

Les espaces stratégiques s’interpénètrent

Les temps sont à nouveau hantés par l’inquiétude insurrectionnelle.

Les guerres réputées d’un autre âge, les démons prétendus vieux, sont terriblement contemporains. On ne cogne plus assez, dit Ferrel. Résultat, on finit par se trucider pour un oui ou pour un non, pour un simple pin’s volé. Le refoulé des bienséances policées et des controverses consensuelles revient à gros bouillons. L’équilibre de la terreur atomique posait les bornes illusoires du pensable. Elles ont disparu avec la chute du mur et la dislocation de l’URSS. L’impensable est désormais possible.

Ceux qui s’empressent comme Antoine Ferrel de « remerder » les situations devenues trop claires et entendent « exister par le nombre de leurs ennemis », seront bientôt comblés. À condition de retrouver le sens de leurs saintes colères. Dans l’enchevêtrement des combats douteux, nationaux, raciaux, ethniques, il ne s’agit pas de choisir son camp, clocher contre clocher, chapelle contre chapelle, mais de choisir sa lutte. Nous sommes embarqués. Impossible de se dérober. Du moins est-il encore permis de choisir la ligne de front qui ordonne les autres formes de conflit.

La lutte des classes traverse tout de part en part, divise le un en deux, oppose à l’universalisation abstraite de la marchandise l’universalisation concrète du devenir humain. Derrière les frontières et les croyances, il y a toujours pour son partisan une autre part de lui-même, qui lui interdit de transformer l’ennemi réel en ennemi absolu. Au risque de manquer de cruauté face à des cruautés sans frein, sa violence seule peut ainsi déterminer ses propres limites.

Tout n’est donc pas permis à un athée. Surtout pas à un athée. Les autres ne sont responsables que devant Dieu. L’athée, devant lui-même. Sans repêchage ni purgatoire et autres grands pardons.

Choisir sa lutte, c’est, du même coup, donner sens à la violence d’en bas, qui invente et qui libère, contre la brutalité d’en haut, qui conserve et qui domine. Dans cette lutte sans merci, il ne suffit pas de combattre avec vaillance pour avoir une chance de salut. Il faut aussi, dans le cours même de l’affrontement, changer les règles dictées par les vainqueurs de la veille et de l’avant-veille.

C’est pourquoi le premier acte décisif est un acte de résistance, donc de déloyauté envers la règle établie : ne pas jouer le jeu, ne pas se rendre, persévérer dans la fidélité à l’événement ou à la rencontre. À 1793, à la Commune, à Octobre…

Continuer donc, jusqu’à la dernière heure, qui ne vient pas.

1994

Documents joints

  1. Gérard Guégan, Sur le sentier de la guerre, éditions de l’Olivier.
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