Marx à prendre et à laisser

Par Jean-Baptiste Marongiu

Tandis que Bensaïd s’emploie à recenser tout ce que l’on peut sauver chez Marx, Henri Maler, pour redonner ses chances à l’utopie, règle le compte de la pensée marxienne.

En reste-t-il davantage, de Marx, si l’on garde ce qui marche encore, ou si l’on jette ce dont on n’a plus besoin ? Il ne reste pas le même Marx, en tout cas. Ainsi, avec Marx l’intempestif, Daniel Bensaïd s’ingénie à sauver – dans une « pensée pas homogène traversée de contradictions irrésolues » – tout ce qui rend encore actuelle une « théorie critique de la lutte sociale et du changement du monde » ; dans Convoiter l’impossible, Henri Maler ne cesse en revanche de traquer tout ce qu’il faut jeter de Marx – notamment sa critique de l’utopie – pour redonner à la pensée communiste une nouvelle chance. Daniel Bensaïd et Henri Maler ont beau être marxistes, se connaître et nourrir de l’estime l’un pour l’autre, il n’empêche que le Marx dessiné par leurs ouvrages respectifs ne garde que peu de traits communs. Complexité du personnage, dira-t-on sans doute, et divergences sur une définition de la science, fût-elle marxiste, d’un auteur à l’autre ; mais surtout, des considérations fort éloignées sur ce dont, de la pensée marxienne, notre époque a encore besoin. Pour Daniel Bensaïd, Marx est un pionnier des révolutions scientifiques à venir et sa pensée ne serait guère dépaysée dans les controverses contemporaines. Henri Maler se fait moins d’illusions sur la validité anhistorique de la théorie marxienne, et il préfère en remonter le courant pour redonner toutes ses chances à une pensée utopique qui aurait réglé ses comptes avec l’utopie de Marx lui-même.

Walter Benjamin et Gramsci
Daniel Bensaïd articule sa lecture de Marx en trois parties, chacune se confrontant aux trois grandes critiques marxiennes de la raison historique, de la raison économique et de la positivité scientifique. Contre la vulgate d’un Marx déterministe, on est convié ainsi à la rencontre de l’inventeur d’une autre écriture de l’histoire, qui est aussi « une nouvelle écoute et une nouvelle écriture du temps ». Au passage, Bensaïd aura égratigné Karl Popper et sa tentative de réduire la pensée de Marx à une machine de prédictions invalidée par ses erreurs mêmes. En s’appuyant sur Walter Benjamin, il aura aussi ridiculisé les tenants d’un Marx réformiste (les marxistes analytiques anglais, aussi nombreux qu’inconnus du plus grand nombre, sont abondamment cités), car « une révolution “juste à temps”, sans risques ni surprises, serait un événement sans événement, une sorte de révolution sans révolution ». On l’aura compris, Daniel Bensaïd ne sera jamais d’accord avec ceux qui veulent transformer (et ce n’est pas la première fois !) le Marx critique de la raison sociologique en sociologue, et il se bat comme un beau diable contre toute « tentative d’aggiornamento à base de théorie de la justice rawlsienne et d’agir communicationnel, visant à revigorer une voie consensuelle vers un socialisme à visage humain ».

Loin de l’image « scientiste » que Marx continue à traîner, Daniel Bensaïd propose un penseur qui résiste – sur les traces d’Hegel – « à la rationalité exclusive de la science positive ». Après Benjamin, c’est Antonio Gramsci qui est convoqué pour introduire aux arcanes de la critique marxienne de la science, où « l’autonomie de la nécessité et de la liberté se résout dans l’aléatoire de la lutte », et où « la totalité est en proie à des contradictions réelles, irréductibles à l’apaisement de l’identité ». Daniel Bensaïd n’a pas de mots assez durs contre « le discours vulgaire sur la crise du marxisme » qui « emprisonne Marx dans l’horizon borné de son siècle et le scotche à un « socle épistémologique » périmé ». Certes, les positions de Marx sont incompatibles avec les représentations ontologiques de la science galiléo-copernicienne, mais un œil attentif pourrait même y déceler, selon Bensaïd, des anticipations de… la théorie des catastrophes. On peut comprendre dès lors que Marx lui-même n’ait pas tiré parti de certaines de ses prévisions à long terme, comme la part croissante de l’information dans le processus de production, en lieu et place du travail « physique », ou la conséquence bouleversante de l’impossibilité de mesurer le travail en termes de temps – ce qui rendrait obsolète la « théorie de la valeur », et même une partie du Capital. Cependant, on peut regretter que Daniel Bensaïd, tout pris à sauver Marx par-delà le temps, n’ait pas poussé sa passion jusqu’à le confronter aux défis du temps. Car, pour cela, la pensée généreuse d’un Benjamin ou d’un Gramsci, liées elles-mêmes à d’autres conjonctures, ne suffisent peut-être plus.

Le naufrage d’une utopie
Avec Convoiter l’impossible, Henri Maler produit une suite à Congédier l’utopie ? L’utopie selon Marx, paru l’an dernier chez L’Harmattan. D’un texte à l’autre, la critique de l’utopie par Marx se déplace sur la critique de la pensée utopique de Marx lui-même. Car, en dépit de ses dénégations, de larges zones utopiques perdurent chez le penseur « scientifique » de la libération du prolétariat – et pas seulement dans les œuvres de jeunesse. N’est-ce pas le prolétariat empirique que Marx investit d’une mission philosophique, en forgeant en 1845, dans le Manifeste du Parti communiste, le concept utopique d’une classe sociale ? Certes, selon Henri Maler, la révolution communiste, à cette étape du raisonnement, ne relève pas d’une nécessité historique immanente, mais est posée comme un impératif stratégique. Mais, « de proche en proche, ce qui est stratégiquement indispensable devient historiquement inéluctable » (et donc utopique) pour un Marx resté beaucoup plus longtemps et plus profondément de ce qu’il n’a jamais admis prisonnier de la logique hégélienne.

Quoi qu’il en soit, l’utopie de Marx, dans ce qu’elle avait de meilleur, est « aujourd’hui naufragée ». Mais comment alors en sauver la portée stratégique sans retomber dans les mêmes errements ? En traquant toute illusion d’une adéquation entre existence et essence, entre le réel et une norme présumée. Dès lors, l’utopie apparaîtrait comme « une méthode d’investigation des possibilités latérales à l’histoire, et d’exploration des possibilités contrariées par l’histoire ». Mais quelles sont ces possibilités latérales et contrariées dont parle Henri Maler et que doit pouvoir saisir son « utopie projective » ? Il ne s’y étend pas beaucoup, mais avance une méthode, celle d’un Ernst Bloch, et un terrain, celui des droits de l’homme. Plus généralement, une « utopie de bon aloi » peut « s’installer au point où le possible et l’impossible se rencontrent et se séparent – en ce lieu qui n’est pas le non-lieu de l’impossibilité absolue ou de l’inaccessible indécidable, mais dont l’utopie entend pourtant décider en confrontant la possibilité rationnelle et la possibilité réelle ». Avec Marx et malgré Marx, Henri Maler fixe un nouveau cadre conceptuel pour l’utopie : « Un horizon tracé non par l’ultime espérance d’un souverain bien, mais par la volonté de transformer la misère historique en malheur banal ; un horizon ciblé non par le désir de doter les hommes d’un pouvoir absolu sur la nature et sur eux-mêmes, mais par la volonté de leur confier la liberté de chercher le bonheur dans la voie qui leur semble être la bonne ».

Jean-Baptiste Marongiu
Libération, 16 novembre 1995

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