Mémoire active

Par Pierre Siankowski

Daniel Bensaïd revient sans lyrisme ni cynisme sur une vie d’activisme, sur ses combats et ses rencontres, prolongés avec conviction par son action altermondialiste actuelle.

« L’efficacité littéraire, pour être notable, ne peut naître que d’un échange rigoureux entre l’action et l’écriture ; elle doit développer, dans les tracts, les brochures, les articles de journaux et les affiches, les formes modestes qui correspondent mieux à son influence dans les communautés actives que le geste universel et prétentieux du livre. » L’aphorisme, empreint de beaucoup de mesure et de modestie, est signé Walter Benjamin, et se trouve paradoxalement au commencement de l’un de ses textes les plus personnels, le court et lumineux Sens unique. Publié en 1928 à Berlin, l’ouvrage de Benjamin n’a pour autre ambition que d’être une « plaquette pour amis », un outil mis à disposition.

Aujourd’hui, ce désir d’effacement du « geste universel et prétentieux du livre », ce renoncement parfois nécessaire à « trop » de littérature pour mieux éclairer, pourrait tout aussi bien apparaître au frontispice du dernier ouvrage de Daniel Bensaïd, Une lente impatience. Tout d’abord parce que Bensaïd est un grand connaisseur et un très grand admirateur de Walter Benjamin (il lui a consacré un livre en 1990, Walter Benjamin, sentinelle messianique) ; mais surtout parce qu’il y a dans ce livre de Bensaïd la précaution benjaminienne de n’écrire que pour mettre l’expérience, son expérience, à disposition. Récit autobiographique et complet de plus de trente années d’engagement pour la Ligue communiste révolutionnaire, de vie politique au sens propre du terme, Une lente impatience prend garde en effet à ne jamais sombrer maladroitement dans l’évocation picaresque ou dans la leçon d’héroïsme politique bon marché.

L’itinéraire de Bensaïd, pourtant, aurait pu être raconté comme celui d’une sorte de Rastignac rouge et enragé. Il y a d’abord les années de formation, à Toulouse, dans le bistrot des parents, où l’on fredonne pour la première fois L’Internationale, où l’on entend parler de Marx, de Lénine, de Staline, et bien entendu de Trotski. Puis il y a la découverte, à l’École normale supérieure de Saint-Cloud, des textes d’Althusser, de Lukacs, de Foucault, de Deleuze, de Fanon, et de tous ceux édités chez François Maspero. Il y a enfin, et surtout, l’apprentissage de l’action, sur les barricades de Mai 68, dans Rouge, mais aussi devant les usines, les ambassades, parfois jusqu’en Argentine ou au Brésil. Ces années-là, qui semblent ne jamais devoir s’achever, Daniel Bensaïd nous les fait revivre avec la précision de ceux qui ont vécu les choses, sans en rajouter. Tour à tour, dans le désordre des meetings et des manifestations, on croise des tonnes d’anonymes, des militants argentins et brésiliens, et aussi Alain Krivine, Edwy Plenel, Michel Piccoli, Ernest Mandel, le footballeur Socratès, l’actrice Delphine Seyrig, les figures mythiques de David Rousset et Victor Serge, ou encore Marguerite Duras. Tous, aux côtés de Bensaïd, ont construit, de près ou de loin, mais toujours avec conviction, ce chemin militant fragile et indépendant. Tous ont compris, en même temps que Bensaïd, que changer le monde était plus difficile que Marx et eux-mêmes l’avaient imaginé.

Lucide, honnête, Une lente impatience est ainsi le très beau compte rendu de ces années trotskistes, que beaucoup ont aujourd’hui prudemment reniées, préférant la posture cynique du mandarin modéré. Bensaïd, lui, les retrace à l’inverse les yeux grands ouverts, parfois humides, faisant montre d’une envie d’engagement intacte, malgré les chutes, les défaites et les désillusions. « Quand les lignes stratégiques se brouillent ou s’effacent, il faut revenir à l’essentiel : ce qui rend inacceptable le monde tel qu’il va et interdit de se résigner à la force des choses », écrit celui qui, internationaliste convaincu, s’est aujourd’hui projeté sur le front de l’altermondialisation, réinvestissant des convictions jamais soldées. Des convictions entretenues au contact permanent des textes de Marx, de Trotski, du Che, mais, insiste vivement Bensaïd, des convictions qu’il faut aussi veiller à faire vivre et exister au quotidien, au fil des rencontres, des assemblées générales, des manifestations, des discussions militantes. Car au « geste universel et prétentieux du livre », Bensaïd, comme Benjamin, préfère certainement « l’influence dans les communautés actives » : avec Une lente impatience, il s’est offert le plus beau des outils pour le marteler bien fort.

Pierre Siankowski
Les Inrockuptibles

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