Mai 68, anniversaire

Ni reniements, ni regrets

Les festivités anniversaires sont terminées. Elles s’effacent derrière les subtilités feutrées de la « tontonmania », les grandes et les petites manœuvres de « l’ouverture », les affres d’une droite hantée par le spectre du lepénisme. Les célébrations et commémorations diverses ont, dans la plupart des cas, davantage ressemblé à un effeuillage de l’album souvenir, qu’à une remémoration critique. Elles ont été plus souvent le reflet du présent et de l’air du temps, que la recherche d’un passé toujours susceptible de renaître sous nos pas, ou de nous rattraper par surprise au prochain détour du chemin.

L’époque est au consensus, ouverture oblige. 1968 n’a pas échappé à ces grandes réconciliations d’anciens combattants ravis de tomber dans les bras hier ennemis, par-dessus les cendres d’une barricade éteinte. Il faut, à tout bon consensus, des pôles tempérés.

Le discours dominant s’est donc partagé en deux. Entre ceux qui revendiquent l’héritage et les acquis de Mai, et ceux qui en dénoncent, en demi-teinte, les excès.

Pour les premiers, il s’est agi d’une entreprise salutaire de modernisation, d’un fait somme toute culturel, aux antipodes des grandes illusions lyriques et des utopies politiques de naguère. Pour les seconds, le bilan consisterait en un handicap, un alourdissement, une pesanteur archaïque, qui aurait durablement retardé les restructurations nécessaires dès 1973 et le début de la crise.

Par-delà ces éclairages croisés entre ceux qui se veulent dans la continuité et ceux qui s’assument à rebrousse-poil, le consensus est celui de la dépolitisation. Derrière les tendances lourdes, les effets différés, sociaux et culturels, disparaissent les enjeux, les responsabilités des uns et des autres, les choix opérés par les protagonistes de l’événement.

Miroir impitoyable

L’histoire ouverte est réduite au déroulement mécanique d’un destin social, d’une évolution prédéterminée. L’événement est purement et simplement dissous dans les nappes lentes des mutations sociales.

Le Parti socialiste peut ainsi devenir le légataire universel de l’esprit de Mai, prétendre à la continuation et au prolongement, là où il y a retournement et usurpation. Nous nous sommes battus pour changer le monde et pour changer la vie, non pour jouer au chat et à la souris avec Le Pen, gérer le chômage et la précarisation de l’emploi, réhabiliter l’entreprise et couler le navire de Greenpeace.

Certes, la société a bougé. Certes, il reste quelque chose de ce souffle, de cette secousse, de ce grand ébranlement. Les rapports sociaux dans l’entreprise ont été sensiblement modifiés. Les rapports éducatifs ont changé. Les rapports entre hommes et femmes, parents et enfants ont commencé à évoluer. Mais c’est aussi le cas, selon les modalités propres à chaque pays, en Suède ou en Espagne. Dans cette perspective, Mai 68 n’est pas une cause, tout au plus un accélérateur…

Si l’on rencontre tant de peine à parler politique, et à rendre compte de la spécificité de l’événement, c’est qu’il offre encore un impitoyable miroir. Où était donc le Parti socialiste en 1968, et quelle fut la politique de ses dirigeants actuels ? Sur quelles déceptions, frustrations, résignations provoquées s’est-il ultérieurement reconstruit ? Il se veut l’incarnation même de la démocratie, de la démocratie tout court, de la démocratie sans adjectif, comme s’il s’agissait de l’aspiration motrice de 1968, une fois dissipées les vapeurs et les exaltations éphémères de la rue.

Pourtant, cette démocratie parlementaire et gestionnaire est à la démocratie vivante, radicale, sociale, entrevue en Mai, comme une peau morte, comme une coquille dont s’est enfui le souffle de vie. Autogestion ? Soit ! Mais les lois Auroux, la décentralisation à la mode Defferre n’en sont que l’ombre portée, et l’armée à la mode Hernu ou l’école à la mode Chevènement la contre-épreuve.

Où était le Parti communiste, qui se drape aujourd’hui dans la posture révolutionnaire et dénonce les dérives à droite de la société ? Que faisait-il quand l’occasion s’est présentée de jeter bas le régime gaulliste sur la base d’une authentique mobilisation de masse ? Il s’est arc-bouté pour contenir la grève dans sa dimension revendicative et laisser les partis respectables gérer patiemment leur pelote électorale. On l’a accusé d’avoir ourdi un complot pour prendre le pouvoir. Il a fait au contraire de son mieux pour que le pouvoir ne tombe pas dans ces conditions de mobilisation et de grève générale.

Des organisations les plus actives et les plus fortement identifiées avec les luttes de Mai 68, nous sommes la principale à continuer – conformément à l’engagement collectif scellé dans les cortèges d’alors – sans reniement, sans regrets. Notre existence même est une note discordante dans la concélébration des déceptions, dans la confraternisation des espoirs déçus, dans l’échange complaisant des fanions fanés.

Parce que ce n’était qu’un début. Ce qui fut un mot d’ordre spontané, instinctif et juste, mérite d’être prix au sérieux. Et au pied de la lettre. Quand on se retourne sur ces vingt années, la première question qui doit être posée, en toute sincérité, en toute honnêteté, en toute lucidité, est la suivante : les raisons pour lesquelles nous nous révoltions, pour lesquelles des millions de travailleurs entraient en dissidence, ont-elles disparu ? Ou bien se sont-elles atténuées, estompées au point que l’on puisse passer de l’opposition à la collaboration ?

Nous soutenons qu’il est simplement indécent de répondre par l’affirmative. D’un point de vue national, avec trois millions de chômeurs, les millions de précarisés et de marginalisés, le racisme et la pauvreté. Comme d’un point de vue international avec le nouveau développement du sous-développement.

Comptes alourdis

À moins de truquer les cartes et de piper les dés, il crève les yeux que les comptes que nous avions réglés avec cette société se sont plutôt alourdis. Ceux qui ont jeté l’éponge ou retourné leur veste n’ont pas droit aux faux-fuyants. Non, ce n’est pas la vie qui a changé. Ce sont eux qui ont changé. C’est leur droit. Ils ont certainement des arguments, dont certains sérieux, à discuter, à réfuter. Encore faut-il que la discussion s’ouvre sur le fond, et ne soit pas escamotée sous le fallacieux prétexte du temps qui passe : ainsi tout change, ainsi, nous-mêmes, nous changeons…

Ce n’était donc qu’un début. Un point d’inflexion. Un point de retournement. Entre la récession de 1967 et le début de la crise de 1973. Le début d’un basculement.

Le chômage alors dénoncé ne permettait pas d’imaginer les millions structurels de sans-emploi actuels. Le Printemps de Prague n’était encore qu’une pâle préface des mouvements polonais de 1980-1981, et du dégel qui atteint maintenant l’URSS elle-même. Sans illusions sur Gorbatchev, il serait aveugle de ne pas prendre, par routine, par lassitude blasée, la mesure de cette mise en mouvement, de ce réveil de l’histoire et de la mémoire, qui peut constituer l’un des événements majeurs de la fin du siècle.

Il faut, hélas, les coups répétés de la crise, les fissures profondes du ciment social, pour qu’apparaisse une usure de la légitimité institutionnelle, non seulement des individus, mais des rouages eux-mêmes. Le fossé qui se creuse entre les mouvements sociaux et la représentation politique, les progrès réguliers de l’abstentionnisme électoral, la résistible ascension de Le Pen en sont autant de symptômes.

Et c’est maintenant, maintenant précisément, qu’il faudrait tourner la page, clore le chapitre, refermer le livre avec une faveur rose en guise de scellé ? Se murer dans l’Hexagone ? Entonner l’hymne des gagnants, sans se poser chaque fois la question de ce que l’on gagne, contre qui, et sur le dos de qui ? Tourner le dos à l’internationalisme de Mai 68, si naïvement parfois, mais si profondément et juvénilement riche de générosité, large et confiant comme un regard neuf qui s’ouvre sur la dimension désormais planétaire de notre société humaine et de ses problèmes ?

Voilà qui reviendrait à aborder l’avenir à reculons, et les yeux fermés.

Soleil rouge, soleil noir ?

En réalité, l’interrogation qui nourrit les découragements et les renoncements, porte sur les moyens, autant et plus encore que sur le but. Changer de logique sociale, certes, mais comment ? L’idée même de révolution, hier rayonnante d’utopie heureuse, de libération et de fête, semble avoir viré au soleil noir, lourd de menaces totalitaires. Les déconvenues de la révolution culturelle chinoise et du drame cambodgien sont passées par là. Les campagnes médiatiques aussi. Mais elles pèsent d’autant plus lourd que les voies explorées ont été vécues, nombreuses, comme des impasses, qu’il s’agisse de la grève générale sans issue politique, ou de la victoire électorale sans mobilisation sociale.

C’est pourquoi il nous paraît décisif de mettre au centre de 1968 ce qui en fait le foyer effectif, non la révolte étudiante ou aggiornamento culturel, mais bien la grève générale. Abandonner le « Mai des prolétaires » au Parti communiste et à la CGT, c’est cautionner une légende et avaliser une usurpation.

Contre la mode qui fait volontiers de 1968 la dernière grève ouvrière du XXe siècle, une sorte de reconstitution historique, un péplum lyrique, nous avons répondu qu’elle était tout autant la première grande grève du XXIe siècle. Il ne s’agit pas d’un défi polémique, mais d’une idée-force.

Mai 68 constitue en effet la première grève générale d’une société dont 80 % à 90 % de la population active est salariée. Il n’en découle pas que tous les salariés soient des prolétaires. Mais que les formes de lutte du prolétariat se propagent à d’autres secteurs sociaux. Que les expériences de contrôle ouvrier sur la production s’étendent au contrôle des travailleurs et des usagers sur la communication, l’habitat, les services, l’environnement. Que toutes les couches, à la faveur d’une mobilisation générale, se tournent d’instinct, à commencer par les étudiants et la jeunesse, vers la classe ouvrière. Sous d’autres formes et à une autre échelle, ce phénomène a été largement confirmé, tout au long des années soixante-dix en France et en Europe, jusqu’aux mobilisations de la jeunesse de 1986, dont la jonction imminente avec le mouvement ouvrier a fait aussitôt reculer le gouvernement musclé de Chirac et Pasqua.

Ce qui est mis en cause, à travers une telle grève, c’est non seulement le rapport d’exploitation capitaliste mais la division sociale, dans la production comme dans la famille, le quadrillage institutionnel et tous ses appareils qui prolongent les mutilations du travail et du despotisme d’entreprise, l’avènement absolu de la marchandise, l’apogée de son fétichisme, illustré par l’inflation d’images publicitaires, les nouvelles hiérarchies et « distinctions » sociales de la consommation, les célébrations d’une individualité dérisoire, aliénée, et en trompe l’œil.

Partir de la grève

Partir de la grève générale, c’est donc renouer le fil des potentialités de transformation sociale, mettre au premier plan ses acteurs et son moteur.

Pour aller où ? En 1968, l’écrasante majorité des grévistes et des manifestants auraient répondu au socialisme, si ce n’est, pour certains, au communisme, tout de suite. Aujourd’hui, l’horizon se limiterait à la démocratie, l’État de droit, et la défense des droits de l’homme réduits à la défense de l’individu. Ce défi est à relever. Mais entièrement, complètement, sans hypocrisie ni demi-mesures.

Celui de la démocratie politique d’abord. En effet, les nouveaux idéologues du Parti socialiste ne sont pas, en la matière, à une contradiction près. À commencer par les questions les plus élémentaires. Un homme, une femme, une voix ? Soit. C’est la démocratie électorale, avec ses limites, ses pièges et ses illusions. Mais alors, seul un système de proportionnelle intégrale permet qu’une voix vaille une voix, alors que les savants calculs des dirigeants socialistes ont tout fait pour faire monter à droite la pression de Le Pen tout en préservant à gauche leur chasse gardée.

La démocratie politique ? Soit. Mais quand Pasqua déclare avec la franchise brutale qui le caractérise qu’elle s’arrête où commence la raison d’État, sa provocation appelle plus que des protestations indignées. Des démentis pratiques. Or la démocratie politique à la mode Fabius ou à la mode Rocard butte sur les noyaux durs des privatisés, sur les arêtes de Greenpeace, et sur les cailloux durs d’Ouvéa. Sur les lobbys administratifs, nucléaires, et militaires. Il suffit que Toubon fronce les sourcils pour que Rocard désavoue son ministre de la Justice sur une question de droit, de droit institué, de droit de code et de manuels, bref de droit bourgeois, élémentaire.

La démocratie politique ? Soit. Mais la Révolution française avait fait la découverte, déjà bicentenaire, qu’elle est sans cesse tronquée et truquée, sans le socle de la démocratie sociale ; que le droit naturel n’est pas seulement le droit civique, mais le droit à l’existence, à l’emploi et à la subsistance. La jeunesse a rappelé avec force en 1986 que, pris au sérieux, les droits de l’homme, ce sont aussi les droits à l’emploi, aux études, à la santé.

Alors, un État de droit, où la justice n’est pas réductible à la force, où le pluralisme politique est respecté pour de bon, où les partis et les syndicats sont indépendants des pouvoirs ? Soit. C’est notre ligne de conduite. Pas en fonction des circonstances, mais depuis des décennies. Pour l’URSS comme pour l’Afrique du Sud, pour la Pologne comme pour le Nicaragua. Mais un État de droits nouveaux, inséparablement politiques et sociaux, dans une démocratie de producteurs associés et égaux entre eux, souverains sur les grands choix qui engagent l’avenir de nos sociétés, capables d’exercer un contrôle sur leurs mandataires.

Finalement, à propos de 1968, on en revient toujours à cette difficulté, ce malaise, que semblent éprouver tant d’anciens combattants, à vivre sans modèles, sans pères et sans tuteurs. Orphelins désenchantés de la patrie du socialisme, du petit père des peuples, version moustachue ou version « col Mao ». Nous tenons au contraire que c’est un progrès et que c’est un bien. Que l’on peut vire sans religion. Qu’il y a une urgence quotidienne de la résistance à l’exploitation et à l’oppression, où que ce soit. Qu’il y a une urgence première de la lutte, sans qu’il soit besoin pour l’entreprendre de certitudes sur les fins dernières de l’histoire, de scénario bouclé avec happy end garantie. Il suffit pour commencer d’opposer une culture de rébellion et de résistance, à celle, temporairement dominante, de désenchantement, de résignation et d’accommodements. Il suffit de disposer de repères stratégiques, positifs et négatifs, légués par toutes les grandes expériences internationales du mouvement ouvrier.

Il suffit de hausser le regard au-delà de l’instant et de l’Hexagone pour voir mûrir des bouleversements majeurs, au sein même des sociétés bureaucratiques.

Rouge, mai 1988

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