Après la réunion des BPs européens

Notes pour continuer la discussion

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Ces notes ont été retrouvées dans les archives personnelles de Daniel Bensaïd. Elles ont probablement été publiées dans la presse interne de la IVe Internationale. Nous espérons
être en mesure, prochainement, de proposer une courte introduction sur les débats
de la IVe Internationale concernant la construction de ses sections en Europe.

Il apparaît que la plupart des sections s’efforcent de définir leur fonction et leur projet de construction dans le cadre d’une nouvelle situation politique : leur perspective n’est pas celle de la construction du parti révolutionnaire à travers une percée ou une transcroissance rapide et à brève échéance, que ce soit au niveau national ou continental. Il devient indispensable de bien mesurer les effets sociaux et politiques de la crise pour redéfinir notre projet dans la durée.

I. Une situation nouvelle

1. Un changement important s’est produit
au milieu des années soixante-dix (1974-1977)

a. Globalement, à l’échelle européenne, la courbe des luttes, qui a connu en France la pointe exceptionnelle de 1968, s’élève jusqu’à 1976 : avec la grève des mineurs qui renverse le gouvernement conservateur en Grande-Bretagne, avec les 10,7 millions de jours de grève en 1975 en Italie, avec le record d’activité gréviste au premier semestre 1976 en Espagne.

b. Parallèlement, il y a poussée électorale des partis ouvriers en Europe du Sud, tandis que la social-démocratie est solidement installée dans nombre de gouvernements en Europe du Nord (Grande-Bretagne, Suède, Hollande, Danemark, Allemagne, Autriche). C’est la poussée du PC italien qui rejoint la Démocratie chrétienne (DC) en 1975-1976, de l’Union de la gauche en France aux cantonales de 1976 et municipales de 1977, la majorité du PS et du PC au Portugal en 1975, la résurrection du POSE (Parti socialiste) aux élections de juin 1977 en Espagne.

taupesuici-6ec24.gifc. Enfin, dans plusieurs pays, sous la poussée des luttes, la première moitié des années soixante-dix enregistre une série de conquêtes et mises à jour à l’avantage du mouvement ouvrier, portant sur les droits syndicaux, le salaire minimum garanti, la mensualisation, les congés payés, la formation professionnelle, la réglementation des licenciements économiques… Ainsi en France, six grands accords sont conclus entre 1970 et 1974 entre patronat et syndicats (plus qu’en vingt ans précédemment !).

d. Le tournant qui se produit à l’échelle européenne au milieu des années soixante-dix est à la fois social et politique.

– social : ce sont les premiers effets de la crise, l’apparition d’un chômage structurel massif… ;

– politique : c’est le coup d’arrêt à la révolution portugaise (1975), la transition contrôlée en Espagne (1977), l’impasse du compromis historique en Italie, le début de la désunion de la gauche en France.

À ce niveau, les directions réformistes portent la pleine responsabilité de cette première riposte sabotée, alors que la classe ouvrière abordait le premier choc de la crise avec des forces accumulées et une confiance en soi intacte. C’est leur politique de collaboration qui démobilise et désoriente : ralliement à l’austérité des gouvernements Calaghan et Schmidt, division en France et au Portugal, pactes de la Moncloa en Espagne, congrès de l’EUR (1978) en Italie, amorce de « recentrage » de la CFDT en France en 1979… De son côté, dès 1978-1979, le patronat réajuste sa politique face au mouvement ouvrier et prépare une double offensive :

– contre les acquis, en commençant à avancer les thèmes qui deviendront ceux de la flexibilité : annualisation des ressources et du temps de travail ; remise en cause des systèmes de protection sociale ;

– contre les positions syndicales dans les bastions et en particulier contre l’avant-garde syndicale qui a pu se former dans l’entreprise et constitue un frein ou un obstacle aux mesures prévisibles de rentabilisation et de restructuration.

e. Ce tournant est aussitôt sensible dans l’activité de la classe ouvrière :

– dès 1978 s’amorce un repli en moyenne des luttes ;

– dans plusieurs pays il s’accompagne d’un début d’érosion des effectifs syndicaux ;

– c’est également à cette date que commence un recul de la part des salaires dans la valeur ajoutée et un grignotage du pouvoir d’achat réel (en Belgique, Suède, Grande-Bretagne, France, Espagne, Portugal).

2. Encore sur la réévaluation de 1968

a. Pour éviter tout malentendu, il ne s’agit pas de minimiser la portée de la date symbolique de 68, que d’aucuns veulent aujourd’hui réduire à une simple révolution culturelle ou même à l’annonce de la contre-réforme libérale et de l’avènement de l’individualisme moderne. Donc, 68 :

– confirme et renouvelle les potentialités révolutionnaires de la classe ouvrière ;

– modifie les rapports de forces entre les classes fondamentales ;

– modifie dans le mouvement ouvrier les rapports entre les appareils bureaucratiques et une avant-garde en formation.

b. Mais, le contenu social reste davantage celui d’une mise à jour que d’une révolution sociale :

– la bourgeoisie montre sa fragilité, mais il n’y a pas, fût-ce embryonnairement, d’ébauche de dualité de pouvoir ; pratiquement rien ne se passe dans l’armée ; les comités de grève élus et les expériences de contrôle sur la production sont l’exception ; il n’y a pas de mouvement femme ; et surtout les fractures dans les syndicats et les partis réformistes sont marginales ou insignifiantes : d’où les élections de juin… ;

– il y a donc une grande lutte qui aurait pu aller plus loin avec une direction révolutionnaire… Mais pourquoi n’y avait-il pas de direction révolutionnaire, ou même d’embryon… Le facteur subjectif manquant ne se réduit pas en l’occurrence au parti révolutionnaire absent, mais pose le problème de la situation d’ensemble de l’avant-garde de la classe : réseau de l’avant-garde ouvrière, existence ou non d’oppositions syndicales expérimentées et conscientes, etc. ;

– dans ces conditions, la lutte a pris le sens d’un grand rattrapage social (les salaires avaient depuis 1958 accumulé un retard croissant sur l’évolution des prix)…, et démocratique contre les pesanteurs et les archaïsmes de la Ve République : (droits syndicaux, loi Faure).

c. Pourquoi c’est important ?
D’une part pour avoir une plus juste appréciation du mouvement d’ensemble de la période et de la portée de l’expérience en question pour l’avant-garde ouvrière. La grève générale de 68 en France, dans sa massivité et sa soudaineté, est, avec l’automne de 69 en Italie, un cas particulier dans un mouvement général de montée qui s’étend à l’échelle européenne jusqu’à 1976. Son ampleur et sa brièveté font que le niveau des luttes dans les années suivantes reste en France de loin inférieur à celui de l’Italie, de la Grande-Bretagne ou de l’Espagne, de sorte que l’expérience de l’avant-garde ouvrière issue de 68 reste superficiellement politisée. Enfin, la dynamique générale et le contenu social du mouvement sont tels qu’on ne peut considérer Mai 68 comme l’occasion perdue (notre 1923 en quelque sorte), et mesurer ensuite l’ampleur du recul à une estimation imaginaire de ce que furent les possibilités.

d. Une leçon stratégique
D’autre part, parce qu’une certaine interprétation de 68 a servi d’hypothèse stratégique et sous-tendu le projet de construction des sections au début des années soixante-dix :

– L’hypothèse stratégique est celle d’une grève générale révolutionnaire débouchant rapidement sur une situation de dualité de pouvoir (voir article d’Ernest [Mandel] dans les Temps modernes de 1968). Cette hypothèse part de la mise en relief d’une série de facteurs : extension et accumulation d’une force organique du prolétariat qui s’exprime dans des rapports de forces objectifs entre les classes, élévation du niveau général de qualification et de conscience qui favorise une dynamique largement spontanée d’auto-organisation, contrôle ouvrier, jusqu’y compris de dualité de pouvoir ; dans ce cadre, la large part faite aux capacités spontanées de la classe permet d’envisager des possibilités révolutionnaires, sans modifications qualitatives préalables des rapports de forces au sein du mouvement ouvrier en faveur d’un parti révolutionnaire socialement implanté. On peut imaginer que le parti révolutionnaire se construira pour l’essentiel non avant, mais dans et par la dualité de pouvoir ;

– de même, et c’est cohérent, la question du front unique n’est pas abandonnée, mais relativisée au profit d’une hypothèse de débordement massif. Dans l’interview à Critique communiste, pourtant bien postérieur, sur la stratégie en Europe, Ernest sent bien la difficulté. Pour qu’il y ait crise révolutionnaire il faut une perte de légitimité des institutions. Or, les travailleurs votent encore massivement pour les partis réformistes. Ernest résout le problème en misant sur la dynamique propre de l’auto-organisation et en relativisant les comportements électoraux, imputés à un retard de la conscience électorale sur la pratique et la conscience réelle…

e. Une hypothèse de construction du parti.
Ce schéma a fonctionné comme le cadre général de notre projet de construction axé sur l’imminence d’une crise révolutionnaire continentale, et sur la transcroissance d’ensemble de la IVe Internationale autour de la percée d’une ou de plusieurs sections :

– que l’on se rappelle le pronostic des « cinq ans » dans la résolution du Xe congrès mondial ;

– … ou le prochain congrès mondial à Barcelone…

– … et pour les sceptiques ou les mémoires courtes, relire l’hallucinante résolution du secrétariat unifié (SU) sur la Grande-Bretagne (1974) ou le premier projet de résolution européenne pour le XIe congrès mondial (publiée en BIDI, 1976).

C’est dans ce schéma que s’inscrit logiquement (même si indirectement) l’entreprise du quotidien en France comme anticipation matérielle de la transcroissance imminente.

Bien sûr, il y avait une bonne part de vrai. Bien sûr, il y a eu la grève des mineurs britanniques et le renversement du gouvernement conservateur en 1974, la révolution portugaise, la poussée gréviste de 1976 en Espagne, la vague de lutte de la même année en Italie, la poussée électorale de la gauche en France. Bien sûr, si tout cela s’était synchronisé, l’issue n’était pas jouée d’avance…

Mais ce qui importe de retenir ici, c’est que l’hypothèse de la percée comme justification et horizon de petites organisations révolutionnaires indépendantes a survécu au tournant de la situation et sous-tend encore, en 1979, le projet de fusion avec les lambertistes et le mirage du parti des 10 000 en France. D’ailleurs, en France, l’analyse de 1981, par référence analogique avec 1936 et le Front populaire, permet encore de maintenir la même perspective, alors que déjà la discussion sur l’entrisme en Grande-Bretagne et le congrès de janvier 1981 de la LCR de l’État espagnol (ligne du Parti des révolutionnaires) indiquent qu’une redéfinition d’ensemble est nécessaire.

3. Effets sociaux de la crise

a. Pas de désindustrialisation massive, mais recul relatif de la classe ouvrière industrielle :

– en Allemagne, depuis 1970, perte de 2 400 000 emplois industriels ;

– en Espagne, depuis 1977, perte de 440 000 emplois dans le bâtiment et 680 000 dans l’industrie, dont 200 000 dans la métallurgie et 160 000 dans le textile ;

– en France, perte de 730 000 emplois industriels depuis 1977 (un tiers des effectifs dans la sidérurgie ou le textile) ;

– en Grande-Bretagne industrie sinistrée.

b. Ces pertes sont en partie compensées par la croissance d’emplois recensés « tertiaires » mais dont une partie est néanmoins industrielle.

Dans ce cas, il y a cependant un lent recul de la concentration ouvrière : les entreprises de moins de 50 salariés qui constituaient en France 43,1 % des entreprises en 1975, en représentent 49,1 % en 1983, alors que les entreprises de plus de 500 salariés sont passées de 20,6 % à 16,5 % du nombre des entreprises :

– remarquer que cela représente cependant beaucoup plus de 16 % de la force de travail ;

– que les bastions existent encore ;

– que la réduction de la taille des entreprises peut aller de pair avec la constitution de nouveaux « sites industriels » concentrés.

c. Croissance et différenciation du prolétariat. On peut toujours considérer que la tendance dominante est à l’extension du prolétariat dans les secteurs de la circulation et des services, et non à la formation massive d’une nouvelle petite bourgeoisie salariée (même si cette dernière existe bel et bien). Ainsi, selon les pays, le prolétariat dans son ensemble constitue environ les deux tiers ou plus de la population active, et le prolétariat industriel un tiers. Mais dans la période d’expansion, la dynamique était au rassemblement autour des secteurs clefs et moteurs du prolétariat et aux revendications unifiantes. Sous l’effet de la crise, les tendances centrifuges et les différenciations l’emportent :

– chômage massif et multiplication des statuts d’emploi précaire ;

– recul des salaires dans plusieurs pays de 1,5 % par an en moyenne depuis une dizaine d’années, avec accélération les trois dernières années. Mais les moyennes masquent des différenciations plus importantes.

d. Composition
– Contrairement à certaines idées reçues, l’emploi féminin ne recule pas significativement avec la crise ; en général il se maintient, mais cette donnée globale se paie de l’extension du travail féminin à temps partiel, précaire, en job sharing, etc.

– On constate par ailleurs un vieillissement des secteurs traditionnels de la classe ouvrière : 45 ans de moyenne d’âge à la Fiat, 37 ans au congrès des commissions ouvrières en l’État espagnol… et 35 ans dans la section française : c’est considérable pour des sociétés en mutation rapide !

Cela veut dire que le chômage des jeunes, très important, même si dissimulé par la prolongation des études, les systèmes de type Tuc, les contrats courts dans l’armée, pèse de tout son poids sur l’organisation des nouvelles générations : marginales dans les bastions traditionnels de la classe, elles peuvent participer massivement à des mobilisations (antimissiles, antiracistes) sans que cela s’articule à une expérience sociale en rapport avec le mouvement ouvrier.

– Attention, cette situation n’est pas forcément destinée à s’éterniser, du moins sous cette forme. La mise en place de la nouvelle organisation du travail et des mesures de flexibilité nécessitent une main-d’œuvre malléable physiquement et socialement (libre des contraintes familiales qui assignent des rigidités sur les week-ends, les vacances, etc.), d’où l’appel prévisible à une main-d’œuvre rajeunie. Ainsi, dans la perspective de rachat de la Seat par Volkswagen, un projet prévoit le départ de 3 000 ouvriers anciens (préretraites, primes de départ…) et l’embauche de 4 000 jeunes. Les premières expériences de lutte de cette nouvelle génération et leur première forme d’organisation constituent un enjeu décisif, ce qui ne veut pas dire facile. Des expériences analogues ont déjà eu lieu aux États-Unis qui montrent que le patronat en utilisant à fond la crainte du chômage, la flexibilité, la réorganisation du procès de travail, impose des conditions particulièrement pénibles et usantes, et mise ainsi sur un turn over accéléré du personnel qui fait obstacle à la mise en place de formes d’organisation durables.

e. Organisation et activité
L’affaissement des organisations syndicales en effectifs globaux reste une exception limitée à la France et à l’État espagnol. En France, l’ensemble des syndicats n’organise guère que 15 % de la force de travail contre 45 % en 1936, 50 % en 1946… et 9,5 % en 1930. En Espagne, 10 %… Les pertes en effectifs du syndicalisme sont marginales en Grande-Bretagne ou en Allemagne, mais en Grande-Bretagne la défaite puis la division du syndicat des mineurs porte un coup structurel à l’organisation syndicale et renforce le pôle de droite conduit par le syndicat des électriciens. En Hollande, les syndicats industriels ont perdu un tiers de leurs effectifs ces dernières années. Ces pertes moyennes peuvent estomper des chutes plus brutales dans des secteurs clefs. Ainsi, la CGT métaux a régressé en quelques années de 400 000 à 80 000 adhérents en France. En Italie, la Fiom a perdu 128 000 membres en quatre ans, et la FLM 230 000 ; le taux de syndicalisation à la FLM dans la métallurgie de Lombardie est passé de 67 % en 1981 à 56 % en 1984. Là où les effectifs syndicaux résistent le mieux (apparemment Belgique, Allemagne, Danemark), c’est souvent lié à leur poids institutionnel dans la cogestion, la gestion des œuvres sociales ou la signature des conventions collectives de branche, plus qu’à l’existence d’un syndicalisme militant de masse.

Au niveau des partis ouvriers de masse, la tendance générale semble être à l’érosion et à l’affaiblissement de leurs liens organiques et militants avec la classe, ce qui n’exclut pas des succès ou même des triomphes électoraux. Mais même des colosses électoraux comme le PS français, le PS portugais ou le PSOE ont toujours des pieds d’argile. Le PS français oscille toujours autour des 200 000 membres, dont plus d’un tiers d’élus. Le PSOE a des racines militantes et syndicales encore plus faibles. De même que le PS portugais qui vient en outre de connaître un cinglant revers électoral. Le PS suédois connaît une lente érosion. Du côté des PCs, le plus spectaculaire est la crise historique du PC espagnol, divisé en trois partis ou fractions publiques qui n’atteignent pas ensemble les 30 000 militants. Le PC français a perdu en quinze ans près de la moitié de son électorat de nombreuses municipalités, et il lutte pour ne pas être devancé électoralement par l’extrême droite. Si le PC italien et le portugais tirent encore, bien qu’avec difficulté leur épingle du jeu, les petits PCs comme le belge ou le hollandais connaissent une crise noire : le premier réduit électoralement au niveau de l’extrême gauche et le second divisé en deux. Ces reculs ne se traduisent pas pour l’instant par l’apparition de courants substantiels à la gauche des partis traditionnels, à l’exception du phénomène très particulier des Verts en Allemagne, de la gauche danoise et du courant Benn en Grande-Bretagne.

Au niveau des luttes, il y a tassement indiscutable par rapport au début des années soixante-dix :

– la France et l’Italie s’approchent des records à la baisse depuis la Seconde Guerre mondiale ;

– cela n’exclut pas des grandes luttes, voire des explosions de résistance : grève des mineurs britanniques, explosion de Pâques 1985 au Danemark, lutte pour l’échelle mobile en Italie, luttes dans la sidérurgie en France ou en Espagne (Sagunto), grèves dures de la fonction publique en Hollande ou en Belgique. Mais en général ces luttes se concluent par des défaites ;

– d’où la tentation de luttes locales sur des revendications concrètes, immédiates, voire catégorielles, et la défiance envers la généralisation impuissante sur des mots d’ordre trop vagues ou trop ambitieux pour espérer gagner quelque chose. Cette situation générale n’exclut pas les remontées et remobilisation conjoncturelles. Ainsi il y a eu une légère remontée des luttes en Espagne en 1983 et 1984, couronnée par le succès de la grève générale de juin 1985, lancée par les seules commissions ouvrières mais suivie à 100 % dans la métallurgie et organisée de façon combative ;

– là encore l’Allemagne constitue un cas particulier où les syndicats utilisent leur force structurelle pour imposer des négociations dans un rapport de force assez favorable pour freiner les effets de la crise (cf. grève pour les 35 heures conclue par un compromis).

4. Vers l’institutionnalisation de nouveaux rapports de force ?

À travers la flexibilité et la remise en cause d’une série de conquêtes portant sur le temps de travail et les rémunérations, la bourgeoisie voudrait institutionnaliser de nouveaux rapports de force entre les classes. Sur cette voie, elle rencontre cependant encore de sérieux obstacles : la force organique de la classe ouvrière d’abord, entamée, mais supérieure à ce qui existait dans les années trente. Ensuite la traduction législative et institutionnelle de certaines conquêtes, et en particulier du système de protection sociale, qui amortit les effets de la crise.

Il faut faire attention à ce propos de ne pas reprendre à notre compte, par commodité, la notion de « société duale ». Elle a été introduite de fait plutôt par la droite, pour dénoncer le corporatisme d’un bastion privilégié (homme, français, qualifié) de la classe ouvrière, face à des catégories sans garanties. Ce qui tend à se passer en réalité, c’est un processus plus complexe de fragmentation des statuts, d’individualisation des rémunérations, des « plans de carrière », des filières de formations… C’est en outre, le contournement des structures syndicales par la mise en place de structures de concertation du type de cercles de qualité ou des procédures envisagées par les lois Auroux en France.

Tout ceci dans un contexte ou, après la trahison claire et nette des directions réformistes au milieu des années soixante-dix, les difficultés de mobilisation de la classe ouvrière ne sont plus seulement (même si toujours) imputables à la « politique des directions », mais ont aussi des causes structurelles.

Certes, au regard de tous les grands indicateurs statistiques les coups sont encore limités. De plus, la bourgeoisie a plusieurs raisons de se montrer prudente :

– d’une part la fragilité de ses propres directions politiques, qui expriment une crise de direction non résolue. La prudence de Raymond Barre sur les questions de l’immigration ou des nationalisations sont un indice ;

– d’autre part, parce qu’il serait dangereux de modifier trop brutalement un système économique dans lequel la consommation de masse joue un rôle central. Il faut refouler les salaires et les protections pour restaurer les profits, mais il faut en même temps gérer et réorganiser le pouvoir d’achat et la redistribution des services, sous peine provoquer une fracture dans la machine. C’est pourquoi la crise frappe et continuera à frapper très inégalement les différents segments de la classe ouvrière.

En revanche, dans son offensive, la bourgeoisie a une première cible. Il s’agit de mater les avant-gardes syndicales ou les secteurs combatifs. Agneli a expliqué comment à Fiat, le licenciement de 60 délégués avait été la première épreuve de force dont l’issue favorable à la direction ouvrait la voie aux restructurations. De même, en Grande-Bretagne, le bras de fer avec le syndicat des mineurs avait pour enjeu explicite de briser le fer de lance syndical qui avait renversé le gouvernement conservateur en 1974. Plus généralement, la réorganisation du travail et de l’appareil productif tend à affaiblir l’emprise du syndicat au niveau de l’atelier.

Cette attaque délibérée se combine avec les effets structurels de la crise sur certains secteurs clefs de la classe ouvrière, du point de vue de son histoire, de ses traditions, de sa conscience. Il ne suffit pas en effet de faire l’inventaire des forces objectives du prolétariat. La conscience de classe n’est jamais homogène. Elle est cristallisée par des couches particulières qui, dans une époque, servent de phares et jouissent d’une autorité particulière : les ouvriers des chemins de fer, les mineurs, la métallurgie et l’automobile. Or, ce sont ces secteurs qui sont souvent les plus touchés, sans que les nouveaux secteurs salariés représentent une relève.

La résistance à la crise est donc bien nécessaire et possible. Le réaménagement des systèmes de protection sociale peut être l’objet de rudes batailles. Des luttes radicales peuvent même se combiner à des crises politiques et institutionnelles dans des régimes bien moins solides qu’ils n’y paraissent. Mais le dénouement possible de ces crises dans un sens révolutionnaire est un tout autre problème.

Le gros des travailleurs aujourd’hui en activité a vécu toute sa vie active sous un fort régime de protection sociale. En France, les dépenses publiques qui représentaient 35 % du PIB en 1960 sont passées à 52 % en 1984, les prélèvements obligatoires sont passés de 10 % du PIB en 1914 à 43 % en 1981. Le premier réflexe de nombreux travailleurs face au premier choc de la crise, ce n’est pas dans ces conditions de compter sur leurs propres forces ou sur la solidarité de classe, mais de se tourner vers l’État protecteur. Cette réaction est probablement à la source de bien des gains électoraux de la social-démocratie. Ce rapport aux institutions, combiné avec l’ampleur de la redistribution salariale au cours des trente dernières années, et avec l’accès à la petite propriété (plus de 50 % des ménages français sont propriétaires de leur logement), sert de base au consensus démocratique.

Si des luttes sont donc prévisibles, les conditions pour poser le problème d’un véritable changement de société réclament un long processus de recomposition de la conscience de classe, de formation d’une avant-garde, de réorganisation d’ensemble du mouvement ouvrier. Nous n’en sommes qu’aux préliminaires.

C’est donc dans cette perspective qu’il faut situer les projets de construction des sections. Non l’attente fébrile du grand soir, ou du tournant brusque, au sens où il poserait à nouveau et vite le problème du pouvoir. Certaines sections se sont pensées au début des années soixante-dix comme de petits partis certes, mais se préparant pour la révolution. Aujourd’hui, il faut écarter l’attente anxieuse de ce grand embrasement pour prendre la mesure de tâches plus modestes, sans aucun doute patientes, pour lesquelles l’existence d’organisations révolutionnaires claires et résolues, est non moins indispensable.

II. Un nouveau contexte et un nouveau projet pour la construction des sections

1. Un besoin

À écouter les rapports et les discussions de la dernière réunion des BPs européens, il ne fait aucun doute que chaque section ressent à sa manière le changement de situation et s’efforce d’y répondre en redéfinissant son projet de construction.

Il serait bien évidemment exagéré de prétendre que toutes les sections européennes se sont construites ou reconstruites depuis 1968 dans l’expectative fébrile d’une crise révolutionnaire imminente dans leur pays. Il ne fait cependant aucun doute que tel était bien l’horizon de construction de la section française tout au long des années soixante-dix, et de la section de l’État espagnol même au-delà de 1977. Nous avions discuté, lors de la réunion des BPs d’août 1983, les conséquences de cette perspective sur la ligne politique de sections comme la française, l’espagnole ou l’italienne.

D’autres sections, qui ne pouvaient raisonnablement s’attendre à des bouleversements révolutionnaires dans leur propre pays ont fait d’autres choix de construction. Mais cela n’empêche que tout le monde a été éduqué dans l’idée d’une percée de l’Internationale comme un tout, à l’échelle continentale, à l’occasion d’événements majeurs.

C’est avec cette idéologie de la percée directe ou par procuration que nous devons d’abord rompre, pour pouvoir concevoir nos sections non comme des organisations de lutte pour le pouvoir ou la révolution (d’où la conception de petits partis avec tous les attributs et toutes les responsabilités de grands partis qu’ils doivent devenir rapidement… ; d’où la difficulté à faire des choix… ; d’où le manque général de projets à moyen terme en quelque domaine que ce soit : appareil, éducation, direction, embauche), mais comme des organisations révolutionnaires nécessaires à la résistance et à une recomposition lente de l’avant-garde du mouvement ouvrier.

À ce sujet, quand nous parlons de recomposition, il faut introduire une nuance. Au début des années soixante-dix, nous pouvions aisément la concevoir comme le remplacement d’une vieille avant-garde faillie par une nouvelle, à la tête d’un mouvement ouvrier par ailleurs inchangé : ce qui apparaît clairement aujourd’hui, c’est que le remplacement ira de pair avec un bouleversement général en profondeur du mouvement ouvrier lui-même.

C’est ce changement d’époque que nous abordons. Nous ne partons pas de rien, mais des forces accumulées et de la petite tradition politique et organisationnelle, que nous avons réussi à créer depuis une vingtaine d’années. C’est peu, mais si l’on veut bien comparer la IV d’aujourd’hui en Europe à ce qui existait en 1969 au moment du IXe congrès mondial, ce n’est pas rien.

2. À quoi nous servons ?

Dès lors que nous ne servons pas à faire la révolution, ou du moins pas tout de suite, il est inévitable que cette question soit posée : pour le travail quotidien, si la crise révolutionnaire n’est pas à l’ordre du jour, une petite organisation révolutionnaire n’est-elle pas condamnée à être moins efficace qu’une grosse organisation réformiste ? Ou à glisser elle-même dans la gestion et le réalisme, quitte à tirer encore, de temps en temps, quelques vigoureuses salves idéologiques ? Certains de nos militants ont tenu à titre personnel ce raisonnement, qui, restant « historiquement » trotskistes, concilient cette conviction à long terme avec une realpolitique du quotidien.

C’est là l’enjeu véritable du thème du « profil », ou de « l’identité » de nos sections, comme on dit dans le jargon à la mode. Dans la situation que nous traversons, nous avons pourtant besoin d’un profil pour le moins pointu :

a. d’abord une ligne de résistance intransigeante, sans compromis, que ce soit contre l’austérité, le racisme ou la militarisation. Pour la première fois de son histoire notre génération doit apprendre à être à contre-courant. et à se tremper. Cela veut dire, par exemple sur la flexibilité, que nous devons maintenir une ligne ferme et claire de refus des aménagements, de réduction pour tous de la journée de travail sans diminution de salaire, même si une telle ligne de défense n’apparaît pas réaliste et n’est pas nécessairement comprise au jour le jour. De même sur les droits des immigrés ou sur la militarisation. Il faut insister, et c’est un autre problème, sur le fait qu’une ferme ligne de parti peut impliquer des batailles à contre-courant dans le travail de masse (syndical) mais qu’elle n’exclut pas une grande souplesse tactique dans des cas concrets, au contraire. C’est peut-être même un trait de la situation : que la clarté et la fermeté de l’orientation générale, en tant qu’organisation politique indépendante, est d’autant plus nécessaire qu’il faudra trouver les réponses tactiques appropriées dans nombre de cas particuliers, sans pouvoir compter sur la formule passe-partout.

b. Plus généralement, il ne suffit pas de se construire une image d’organisation combative ou subversive dans la lutte au jour le jour. Si l’on conçoit la bataille de réorganisation de l’avant-garde comme une entreprise de longue haleine, nous devons donner une image clairement différenciée et perceptible, sans le moindre flou permettant la confusion avec les partis réformistes : autrement dit l’image des militants les plus résolus contre la droite et d’une opposition sans défaillance aux compromissions réformistes. C’est en termes généraux ce que les camarades belges appellent la nécessité d’une ligne stable et cohérente, qui peut se traduire selon la situation, par les mots d’ordre centraux, des initiatives, ou des campagnes.

c. Même si la prise du pouvoir n’est pas à l’horizon immédiat, on ne construira pas d’organisations révolutionnaires durables sans convictions programmatiques et stratégiques. Peut-être savons-nous peu sur ce que pourra être une révolution socialiste dans un pays capitaliste développé (du fait du manque d’expérience des quarante dernières années). Mais peu n’est pas rien. Nous ne partons pas de zéro et n’acceptons pas la théorie de la table rase. À contre-courant des discours dévastateurs sur la modernité et l’innovation sans racines, nous sommes convaincus qu’il n’y aura pas de renaissance possible sans tradition ni mémoire. Au contraire. Or, dans les courants du mouvement ouvrier aujourd’hui, quand même les stals [staliniens] s’efforcent à effacer la mémoire du mouvement ouvrier, il y a peu de courants capables de construire ce pont nécessaire entre le passé et le futur.

d. À condition évidemment que cette continuité nécessaire ne dégénère pas en conservatisme confit. Il est nécessaire que les militants se sentent utiles, eux et leur organisation, pour l’action quotidienne et non pour des surlendemains hypothétiques. Mais une organisation minoritaire qui ne vivrait que de son utilité immédiate serait fragile comme le cristal, vulnérable aux moindres revers. Elle a besoin d’une véritable vision historique du monde. Les militants doivent pouvoir vivre leur appartenance à une organisation comme une organisation modeste, mais « intelligente ». Il ne fait guère de doute que dans les sept dernières années, nous avons souvent cédé à la démagogie de l’efficacité à court terme en cédant du terrain dans la confrontation idéologique avec d’autres courants sur de nombreuses questions importantes. (Il serait peut-être utile de revenir ailleurs sur le pourquoi de cette panne, qui a sûrement quelque chose à voir avec la difficulté plus générale à percevoir l’importance des changements en cours dans la situation.)

Ce qui est à l’ordre du jour c’est donc un raffermissement politique, organisationnel, idéologique des sections. Puisqu’on parle de profil : un profil d’aigle. Ou, comme le disent les camarades de l’État espagnol, la restauration d’une « idéologie militante » après les années du desencanto. Mais on ne restaurera pas cette idéologie militante ou cette confiance par l’activisme au quotidien et la méthode Coué, sans substance. C’est d’un réarmement théorique en profondeur qu’il s’agit aussi.

Non pour nous replier sur nous-mêmes. Au contraire. Parce que, à moins d’événements majeurs que nous ne pouvons prévoir et sur lesquels nous ne pouvons miser nos politiques de construction, la recomposition dont nous parlons tant s’opère de façon éclatée et non pas autour de grandes fractures, scissions, réalignements de part en part, nous devrons être capables d’une grande audace et d’une grande souplesse organisationnelle. Avant de prétendre développer une ligne systématique de construction (fusion ici, regroupement là, entrisme là-bas), nous devrons être capables d’un certain pragmatisme qui n’est guère dans nos traditions. Chez nous, on est plutôt porté à construire une théorie complète pour justifier la moindre entreprise tactique.

Nous devrons au contraire être capables de tester une ligne par des expériences partielles ou locales avant de la systématiser, capables de combiner des tactiques non nécessairement homogènes en fonction de configurations locales ou régionales du mouvement ouvrier, sans pour autant céder aux pressions centrifuges. Capables de prendre des initiatives tactiques pour une campagne, une lutte, une élection, sans qu’aussitôt chacun cherche à y voir le signal d’une ligne de construction systématique…

Cela nécessite avant tout de connaître notre propre instrument, une confiance réciproque entre militants, un projet partagé entre quelques centaines de cadres résolus à le mettre à l’épreuve et à le corriger si nécessaire. Faute de quoi, il n’y aura que deux voies possibles :

– le fractionnement à l’infini autour de chaque question tactique interprétée comme divergence de principe ;

– ou le repli en boule autour de la pelote de nos acquis, en attendant des jours meilleurs.

La tâche est autre. La configuration du mouvement ouvrier, les rapports de force entre PC et PS, entre réformistes et extrême gauche, ont été établis dans leurs grandes lignes entre 1968 et 1975. Ces rapports de forces seront modifiés par des événements qui sont à venir. Ce sont ces transformations que nous devons préparer, sans prendre l’ombre pour la proie, sans nous tromper de rythmes et d’interlocuteurs.

3. À qui nous nous adressons ?

Cette question a également été posée dans de nombreuses interventions à la réunion des BPs. C’est la question piège par excellence, car il serait faux de chercher à définir une cible unique à l’échelle continentale (indépendamment des différences de structure des mouvements ouvriers de chaque pays), et même dans un pays.

La question peut cependant être l’occasion de quelques remarques générales :

a. Tout d’abord pour souligner l’importance des liens tissés depuis quinze ans, dans plusieurs pays, avec des secteurs de militants syndicaux combatifs, organisés ou non dans des courants d’opposition syndicale. Cette implantation sera décisive pour établir un trait d’union entre différentes générations et différentes expériences du mouvement ouvrier. Il ne faut cependant pas surestimer l’expérience politique de cette génération. Par exemple en France, elle a connu la grève générale de 1968, puis les péripéties de l’Union de la gauche, jusqu’à la victoire électorale de 1981 et la déconvenue qui se soldera probablement en 1986. Mais son expérience de lutte est limitée, plus superficielle sans doute que celle de l’avant-garde ouvrière forgée dans le combat antifranquiste, que le réseau de délégués des conseils en Italie ou même que les shop stewards combatifs en Grande-Bretagne.

Cette génération militante syndicale pourra apporter beaucoup à la construction d’un parti révolutionnaire à l’issue de grands événements, mais seulement à la condition d’être motivée et remobilisée par l’entrée en lutte de nouvelles générations. Ils ne peuvent être, en tant que tels, la cible prioritaire ou privilégiée de construction de nos sections, surtout dans les pays où le syndicalisme est politisé mais archi-minoritaire (et encore plus dans la jeunesse).

b. Il faut que nos sections soient beaucoup plus préoccupées de l’enjeu que va constituer l’entrée en activité et les premières expériences de lutte de nouvelles générations. D’où l’importance pour les sections de leur travail jeune ou de leurs organisations de jeunesse. Si nous voulons essayer de devenir les partis des nouvelles générations rebelles, révoltées, dont les expériences se dérouleront dans un contexte radicalement différent de celui de l’avant crise.

4. Pour dire quoi ?

a. Au niveau le plus immédiat, « La lutte ne paie pas toujours, mais la résignation coûte toujours cher » est une bonne formule symbole pour une ligne de résistance combative.

b. Au niveau le plus lointain, la propagande pour le socialisme reste nécessaire, même si elle est infiniment plus propagandiste (pour des raisons d’ailleurs profondes) qu’à l’époque ou nous pouvions faire des campagnes sur le thème du « socialisme que nous voulons ».

c. Le plus difficile, c’est entre les deux. Il est d’une certaine façon plus facile de parler du socialisme que de la révolution. Les « ponts » entre les revendications immédiates et la question du pouvoir, ces fameux ponts tendent à devenir de fragiles passerelles. Par exemple, les solutions ouvrières articulées autour des thèmes traditionnels de nationalisation et monopole du commerce extérieur, planification et politique monétaire, sont difficiles à manier surtout après l’expérience de gouvernements de gauche. Détachées d’une solution gouvernementale, les dites solutions peuvent basculer facilement dans le contre-planisme (qui n’est pas nécessairement un péché mortel s’il est pédagogique).

d. Cette difficulté renvoie évidemment à l’autre question : celle des mots d’ordre centraux dont nous connaissons maintenant par cœur l’arsenal traditionnel à trois notes : unité, tous ensemble, grève générale, formule de gouvernement… Sauf que ces thèmes ne peuvent pas être traduits en mots d’ordre concrets et crédibles à tout moment. Les camarades belges sont ceux qui insistent le plus sur l’importance de ces mots d’ordre pour politiser l’intervention des militants syndicaux et les élever au-dessus de la seule routine syndicale. La préoccupation est légitime. Pour eux elle se traduit essentiellement autour de la question de l’unité (travailleurs chrétiens et socialistes, flamands et wallons), de la question du gouvernement des travailleurs, éventuellement de la grève générale. Mais quelle formule gouvernementale au Portugal après huit ans de gouvernement de gauche et neuf ans de majorité absolue des partis ouvriers au parlement ? Quelle en France, dans la conjoncture immédiate ? Quelle dans l’État espagnol où le PSOE semble sans rival sérieux ni à droite ni à gauche pour les prochaines élections ? Il semble qu’en Grande-Bretagne ou au Danemark l’accent soit non seulement mis sur le retour des travaillistes ou sociaux-démocrates au gouvernement, mais tout autant sur la construction d’une gauche vigilante (dans le Labour britannique ou à la gauche de la social-démocratie danoise) pour éviter que ce retour se solde par la même politique que les précédents gouvernements du même type.

5. Plus généralement, la question du front unique

Dans la discussion des BPs européens, ces discussions ont inévitablement conduit au retour sur le tapis de la question du front unique :

a. Il ne s’agit pas de revenir sur la problématique générale du front unique ouvrier comme tactique nécessaire pour la réalisation de l’unité de la classe en lutte, au niveau politique et syndical. Ni même de nier la portée plus générale du front unique pour forger les instruments de dualité de pouvoir qui créent le cadre dans lequel les masses peuvent se détacher de leurs directions traditionnelles sans perdre leur propre unité… Dans ce sens la question du front unique reste un fil à plomb indispensable.

b. On ne peut nier pour autant que l’application d’une tactique de front unique pose des problèmes particuliers et jamais bien résolus pour des organisations révolutionnaires minuscules face à des mastodontes réformistes. Nous avons eu tort jadis de bouder la question du front unique sous prétexte d’une célèbre phrase de Trotski la réservant à des situations où le rapport de force entre révolutionnaires et réformistes va de 1/3 à 1/7…

Nous aurions tort inversement d’ignorer la spécificité tactique du problème pour des organisations qui sont dans le rapport de force que nous connaissons dans la plupart des sections. Le résultat le plus fréquent c’est que nous sommes les champions du front unique de l’extérieur… du moins quand ce front unique se pose sur le terrain électoral ou gouvernemental. La tentation est alors double soit s’adapter au front unique de l’extérieur (sans pouvoir peser réellement sur l’expérience), soit chercher à s’y intégrer par l’entrisme (Trotski avait bien perçu le problème en 1934…).

c. Dans la crise, une politique de front unique sans rapport de force, s’exprimant principalement au niveau électoral et institutionnel, et beaucoup plus rarement au niveau de l’action et de la mobilisation, a des effets confusionnistes et tend à brouiller notre profil. Ou bien nous apparaissons comme des naïfs qui véhiculent des illusions sur les partis réformistes, ou comme des manœuvriers. Nous développons une politique formellement correcte pour un parti qui aurait les moyens de prendre toute sa place dans le front unique, mais comme nous sommes tenus à l’écart notre discours est compris par des militants qui nous respectent, mais qui de toute façon ne votent pas pour nous et ne s’organisent pas avec nous. Ce n’est pas par hasard si cette tension se reflète systématiquement dans le spectre de l’extrême gauche européenne, d’origine trots ou non : d’un côté, l’adaptation aux appareils (Militant, PCI) ; de l’autre, découper la gauche (VS au Danemark, SWP anglais, MC dans l’État espagnol, LO en France). Nous sommes généralement entre les deux, mais nous devons comprendre qu’il n’y a pas en la matière de juste milieu abstrait et atemporel, mais des inflexions en fonction de la conjoncture et de l’expérience politique en cours. Devant les effets de la crise et après l’expérience de gouvernements réformistes, l’accent du front unique doit porter sur l’unité pour l’action et la mobilisation. Disons que dans le vieux couple entre initiative et unité, la place de l’initiative devrait être revalorisée au moins dans certains pays. Voir à ce propos l’expérience du mouvement anti-Otan en Espagne, antiraciste en France, des grèves au Danemark…

6. La question des élections

Elle a également été soulevée par plusieurs intervenants. Et elle appelle aussi plusieurs remarques :

a. Nos sections ont pris l’habitude de se présenter aux élections. Au début, elles s’opposaient en cela à des courants gauchistes classiques. Se présenter aux élections c’était saisir l’occasion d’une campagne politique centrale, se faire connaître, aider à la construction de l’organisation. À plus long terme, dans la perspective d’échéances révolutionnaires rapprochées, c’était faire son apprentissage de petit parti et la présence sur le terrain électoral devenait dans cette perspective quasiment un impératif absolu.

b. Dans la nouvelle situation l’opportunité de la présentation de candidats doit être évaluée de façon moins abstraite et plus tactique :

– il y a des cas, même pour une petite organisation, où les élections sont l’occasion d’une bonne campagne centrale et de l’accès aux médias (Portugal, Hollande) ;

– il y a aussi des cas où l’on peut juger opportun, sans pour autant déchoir, de faire l’impasse sur une échéance électorale en fonction de divers considérants : le résultat escompté diminue la crédibilité des organisations révolutionnaires par rapport à leur rôle dans les luttes et les mobilisations, au lieu de l’augmenter ; coût financier ; priorités de campagne. Ainsi, les camarades espagnols envisagent de ne pas se présenter aux législatives de 1986. Il est évident qu’une telle décision est beaucoup plus facile et moins dramatique dans leur perspective actuelle qu’elle ne l’aurait été il y a encore deux ou trois ans.

c. Enfin, il faut apprendre à dissocier les questions de tactique électorale des politiques de construction de parti. Certes il peut y avoir un rapport mais ce n’est pas le cas en général. Il peut alors y avoir des accords tactiques, et non programmatiques, autour de quelques thèmes clefs dans la situation, chaque partenaire gardant sa totale liberté de propagande.

Dans ces cas d’ailleurs, le profil propre de l’organisation est d’autant plus clair que l’on n’a pas cherché à charger artificiellement l’accord unitaire et qu’on en a clairement délimité le contenu. Dans les cas où il y a possibilité d’avoir des élus mais avec des clauses légales restrictives imposant alliances ou regroupements, ces regroupements peuvent être d’autant plus souples qu’il existe une claire différence entre plate-forme unitaire et programme du parti.

7. Unité des révolutionnaires, regroupements, « alternative »

À première vue, on peut être tenté de schématiser aux extrêmes les options de construction, entre une ligne d’auto-affirmation misant principalement sur le dégagement d’une nouvelle avant-garde hors du contrôle des appareils traditionnels, d’une part ; et une perspective axée sur les différenciations au sein des organisations traditionnelles, d’autre part, dont l’entrisme serait la concrétisation par excellence. Il y aurait dans ce cas une troisième voie, d’apparence plus équilibrée et raisonnable, consistant à tenir les deux bouts de la chaîne (unité des révolutionnaires et front unique systématique) en attendant des développements plus probants.

En fait, ce panorama est trop simple et descriptif :

– à partir d’une priorité marquée à la construction d’une organisation indépendante, les différences peuvent être importantes entre la section de l’État espagnol, qui met l’accent sur le rôle moteur des révolutionnaires pour la mobilisation de mouvements sociaux, et la section belge qui insiste sur la systématisation d’une démarche de front unique. Or, si l’on tient compte des conjonctures et configurations particulières des pays concernés, les deux peuvent avoir raison du point de vue des possibilités de construction, des prochains pas à franchir, à condition de pas habiller la tactique de théorisations abusives ;

– de même, le choix de l’entrisme dans le cas de la Grande-Bretagne n’est encore qu’une définition algébrique. Il existe en effet bien des façons différentes de pratiquer l’entrisme, entre un entrisme tendant à la dissolution et un entrisme propagandiste d’une organisation qui peut rester sectaire et faire du bouton de veste dans un milieu favorable.

En fait, si la question de l’unité ou des fusions a été posée dans la plupart des interventions, il faut distinguer soigneusement au lieu de mélanger des cas très différents :

a. fusions avec des organisations ou groupes de dimension équivalente ou inférieure à celle de la section (cas de l’Allemagne avec le KPD ou éventuellement du Danemark avec les deux petits groupes issus de VS) : dans ces cas, le problème est celui de la convergence pratique, du degré d’accord programmatique, des compromis clairs et explicites possibles, question de l’Internationale). Cas spécifique : quand ces fusions ont lieu avec des groupes trots ayant leur propre tradition internationale (Italie avec la LOR ou la LSR, Grande Bretagne) ;

b. entrisme classique dans un parti réformiste de masse (Grande-Bretagne), dont l’application pratique peut varier énormément ;

c. participation, ce qui est déjà différent, à un mouvement qui n’est pas régi par le centralisme démocratique ou dirigé par une bureaucratie consolidée (par exemple, éventualité de participation au mouvement des Verts, qui était posée par la minorité de la section allemande) ;

d. des fronts ou accords unitaires durables entre organisations révolutionnaires sans que la fusion soit à l’ordre du jour (LCR-MC dans l’État espagnol, LCR-LO en France, LCR-DP en Italie, bien que dans ce dernier cas le rapport de force défavorable et la nature du partenaire pose des problèmes plus complexes) ;

e. de manière différente les rapports des délégations française et danoise posaient le problème d’une ligne de regroupement de forces à la gauche de la gauche traditionnelle.

Quelques remarques à ce sujet :

– une chose est de souligner un problème réel : le vide à la gauche des partis traditionnels ou la dispersion des forces révolutionnaires ; autre chose est d’essayer de donner une réponse immédiate à ce problème quand nous n’en avons pas les moyens ou quand les éléments ne sont pas mûrs. Une nécessité « historique » exprimée dans la propagande se transforme alors en ligne immédiate de construction, sans que les conditions soient réunies pour avancer ;

– un projet symbolisé par l’idée de « l’alternative » n’est ni celui d’un nouveau parti des travailleurs de masse (notion abstraite dans le mouvement ouvrier européen), ni celui d’un petit parti révolutionnaire implanté. La discussion sur le centrisme telle qu’elle est réapparue dans le débat de congrès français est stérile et spéculative. Notre tâche n’est évidemment pas de construire un type de parti intermédiaire, ni à plus forte raison de nous déguiser en autre chose que ce que nous sommes, pour aider à « un processus ». En revanche, si surgissait un véritable courant centriste consistant, de différenciations dans tel ou tel parti de masse, nous n’aurions pas à chercher à le diviser prématurément par des débats sans rapports avec l’expérience pratique. Tout cela est ouvert et pose indirectement la question du « centrisme » contemporain, de la part des grandes options internationales dans la stratégie révolutionnaire pour un pays donné, des références internationales, etc. ;

– en général, pour qu’un processus unitaire ait un effet d’entraînement centripète et non un effet centrifuge sur nos propres organisations, il faut qu’existent des locomotives nationales parmi les partenaires, en tout cas au moins deux forces motrices effectives et de force comparable. Sinon on s’enlise dans la tactique, les réseaux d’alliance, etc. ;

– importance cruciale des rythmes et du choix de ce qu’il est possible de faire ensemble sans créer des problèmes inutiles et diviser notre propre organisation.
[Sur tout cela il serait utile que les camarades de l’État espagnol écrivent un court résumé du bilan qu’ils tirent de la ligne du Parti des révolutionnaires et de son application.]

8. Courants et tendances syndicales

a. courants combatifs et tendances appuyées sur des structures : reprise de la discussion fraction/tendance ;
b. question des shop stewards au Danemark ;
c. l’expérience de Democracia Consigliare.

9. Quelques questions organisationnelles :

a. changement de perspective et transition dans les directions ;
b. recrutement ;
c. aménagement de la presse et nécessité d’une presse théorique ;
d. politique de formation différenciée ;
e. avenir des organisations de jeunesse ;
f. aménagement de la politique de prolétarisation et maintien d’une politique d’embauche sélective.

Conclusion

Inutilité de toute problématique analogique par rapport à la situation des années trente.

Mention manuscrite : 1985 ou 1986 ?

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