« L’IF » devant la guerre

Opération sottises illimitées

C’est bien connu : la guerre abêtit les foules. Elle éprouve aussi les intellectuels. Hier, avant-hier peut-être, ceux que Régis Debray appelle les IF (intellectuels français) débordaient de réserves compassionnelles. De la Bosnie à la Tchétchénie en passant par le Kosovo, ils se sont manifestés sur plusieurs fronts du désordre mondial. Leur silence devant la croisade impériale en Afghanistan et devant la politique criminelle du gouvernement Sharon en Palestine n’en est que plus assourdissant.

Cette nouvelle trahison des clercs conclut provisoirement une débâcle idéologique commencée dès la fin des années soixante-dix avec la promotion médiatique de la « nouvelle philosophie ». Déjà, « l’homme blanc » ravalait ses sanglots et faisait ses adieux à l’anticolonialisme d’antan. Cette (re)conversion en masse n’a pas eu lieu dans les mêmes proportions en Angleterre ou en Italie. Le test de la guerre en Afghanistan a permis de mesurer les conséquences de cette capitulation de la pensée critique, parfaitement résumée par Bernard-Henri Lévy soupçonnant dans son bloc-notes du Point toute analyse critique de justification. Même son de cloche chez Glucksmann dont l’appel à « retrouver ses émotions » va de pair avec une mise en congé de la raison : chercher à comprendre, ce serait donc commencer à justifier.

Circulez : il n’y a rien à comprendre. Pourtant, tous les efforts consentis pour comprendre les âneries de BHL, d’Alain Minc ou de Jacques Julliard ne suffiront jamais à les justifier !

D’où vient, demandait le subtil Pascal, qu’un esprit boiteux nous irrite alors qu’un boiteux ne nous irrite point ? C’est, répondait-il, qu’un boiteux sait fort bien qu’il boite, alors qu’un esprit boiteux l’ignore.

Par ces démissions, la raison se résigne à l’hébétude devant l’événement décrété sans causes, sans antécédents ni suite, tel un pur miracle tiré du néant historique. Par des voies opposées, Claude Lanzmann et Jean Baudrillard sont arrivés sur ce point à des conclusions voisines. Pour le premier, « la nouveauté radicale de l’événement » annulerait toutes les catégories antérieures de l’entendement politique. Pour le second, « l’événement absolu » ou « l’événement pur » défierait « non seulement la morale, mais toute forme d’interprétation ». L’événement absolu ne relève pas de l’histoire profane, mais du miracle théologique. En politique, il n’a pas cours. Il y a toujours un avant et un après, des causes et des conséquences.

Avec le fétichisme de l’événement absolu, l’espace de la politique devient alors un théâtre d’abstractions, de leurres et d’hypostases. Ce ne sont plus des intérêts réels qui s’affrontent et des contradictions effectives qui agissent, mais des ombres et des spectres. L’ombre de la Démocratie majuscule affronte l’ombre du Terrorisme majuscule. L’économiste François Rachline frappe ainsi hardiment les trois coups du nouveau siècle : « Le XXIe siècle s’ouvre avec un nouveau totalitarisme : le terrorisme. » Depuis Ronald Reagan, les dirigeants américains n’ont pas cessé de mettre en musique la nouvelle croisade antiterroriste. Pourtant, les études savantes sont formelles : « Le terrorisme et les représailles, bien que spectaculaires, ne sont que des acteurs secondaires du point de vue du nombre de victimes qu’ils occasionnent. La violence structurelle qui est à la base de bon nombre de guerres et d’actes de terrorisme agit lentement : ses victimes dépérissent peu à peu, souvent sous l’effet de maladies infectieuses1. » Impersonnelle, cette violence structurelle n’a ni chef d’orchestre ni chef de guerre. Elle n’en est pas moins meurtrière et s’enracine dans les inégalités et les injustices sociales. Auteur d’un livre brillant sur Classes, nations, littérature, Aijaz Ahmad écrit : « Le terrorisme qui tourmente les États-Unis, c’est ce qui arrive lorsque la gauche communiste et le nationalisme anticolonialiste laïque ont été défaits, alors que les problèmes créés par la domination impérialiste sont plus aigus que jamais. La haine remplace les idéologies révolutionnaires. La violence privatisée et la vengeance se substituent aux luttes de libération nationale. Les candidats millénaristes au martyr remplacent les révolutionnaires organisées. La déraison gagne en puissance alors que la raison est monopolisée par l’impérialisme et détruite dans ses formes révolutionnaires. »

Dans les guerres menées au nom de l’Humanité et du Bien, il n’y a plus d’ennemi. Elles tracent une frontière définitive entre l’humain et l’inhumain. L’autre n’est plus une part de l’humanité, mais une bête exclue de l’espèce. Les caricatures de Milosevic (sous les traits d’un cochon) jouaient déjà sur le registre de la bestialisation et tous les hebdomadaires ont évoqué, dans une rhétorique de chasse à courre, « la traque » au Ben Laden. Ce monopole impérial sur la représentation de l’espèce est lourd de conséquences : la guerre n’est plus un conflit politique, mais une guerre éthique (ou sainte !). Le droit se dilue dans la morale. Sans objectif déclaré, ni rapport proportionné entre ses fins et ses moyens, la guerre (comme la justice) devient « illimitée ». L’impérialisme narcissique occidental s’octroie ainsi un crédit moral inépuisable. À la manière de Georges Bush – déclarant sans rougir : « Je sais combien nous sommes bons » –, il est chargé d’administrer sur terre la bonté divine.

Tout refus de cette sainte guerre équivaut alors à déserter l’espèce humaine. Ainsi, pour Robert Redeker, plume à tout faire des Temps modernes, les signataires d’un appel contre la guerre impériale auraient cherché à « gommer le déchirement intervenu », sous l’effet de la critique du totalitarisme, entre l’intellectuel et le militant : « L’Islam est aujourd’hui la foi des opprimés comme l’était hier le communisme, ce qui justifie l’islamophilie contemporaine par la même tournure d’esprit que se justifiait la soviétophilie d’hier. » Nous qui n’avons jamais été « soviétophiles » mais internationalistes antistaliniens, nous n’avons aucune raison d’être aujourd’hui islamophiles ou islamophobes. La logique de Bush (qui n’est pas avec moi est avec mon ennemi !) est une pauvre logique binaire : quiconque s’oppose à l’empire flirterait forcément avec « les forces du mal » ! Emporté par son élan, Redeker n’hésite pas à jouer les Houellebecq du pauvre : « Aucune idéologie n’est plus rétrograde que l’islam par rapport au capitalisme dont les Twin Towers dans leur majestueuse beauté figuraient le symbole. »

À quoi il ajoute pour faire bonne mesure que « la religion musulmane est une régression barbarisante. » L’esthétique s’accorde ici à la politique pour faire des tours jumelles de « nouvelles tours de Babel », le symbole du « métissage des altérités » (sic) ! À la quête terroriste de l’absolu, Redeker prétend opposer une modeste « logique des préférables » permettant de se réconcilier à bon compte avec l’ordre impérial. Mère de toutes les capitulations, cette logique du moindre mal n’est souvent que le plus court chemin vers le pire.

Au palmarès du crétinisme intellectuel en temps de guerre, Monique Canto-Sperber, dame de fer de la philosophie morale, mérite une mention très spéciale. Lorsqu’un maçon monte un mur de travers, il est licencié sans indemnités pour faute professionnelle. Une directrice de recherche au CNRS a la chance de ne pas s’exposer aux mêmes rigueurs. Alors que les limiers du FBI s’échinaient en vain à démêler l’écheveau des réseaux terroristes et de leurs circuits financiers, elle révélait à la une du Monde, trois jours avant le début des bombardements sur l’Afghanistan, avoir remonté la piste de Ben Laden jusqu’à Trotski et Saint-Just. Elle a découvert que, dans une brochure de 1938 intitulée Leur morale est la nôtre, Trotski fournit la « justification du terrorisme » au nom du « caractère absolu de la fin poursuivie et de l’indifférence aux moyens ». Ce qui est absolu, c’est plutôt le contresens d’une lectrice ignorante. Trotski écrit très exactement le contraire : « La fin qui justifie les moyens soulève aussitôt la question : et qu’est-ce qui justifie la fin ? » Car la fin « a aussi besoin de justifications ».

Cette exigence revient d’ailleurs en boomerang sur les va-t’en guerre de la croisade impériale. Ben Laden était hier encore leur moyen dans la lutte contre le communisme. Ils ont eux-mêmes armé les talibans. Quelle est au juste leur fin aujourd’hui ? Le pétrole, le nouvel ordre mondial, l’éradication du terrorisme ? Toutes ces nobles fins éthiques justifient-elles les moyens militaires les plus ignobles, les bombes à fragmentation, la bombe « coupeuse de marguerites » et, pourquoi pas, les armes à uranium enrichi et l’arme terroriste par excellence (elle efface toute distinction entre combattants et civils) qu’est l’arme atomique. Emporté par l’enthousiasme lyrique pour la croisade du Bien, Alain Minc, ivre encore des béatitudes de la mondialisation marchande, s’indigne sur le ton de l’évidence : « Aurait-il fallu, au nom du respect des populations civiles, que les Anglais ne bombardent pas Dresde et les Américains Hiroshima, quitte à laisser la Seconde Guerre mondiale se perpétuer ? » Yfauçkifaut, aurait dit Zazie ! Qui veut la fin, veut les moyens ! Personne ne pourra cependant jamais démontrer qu’Hiroshima était le dénouement nécessaire de la guerre. Il est en revanche certain que cette bombe inaugurait une ère nouvelle du terrorisme d’État. S’il existe des fondamentalismes religieux, il existe bien désormais un fondamentalisme de marché et Alain Minc, président de la société des rédacteurs du Monde, est son mollah.

S’opposer à la Sainte Alliance impériale ne pourrait, selon l’IF missionnaire, que relever d’une pathologie caractéristique de l’intellectuel de gauche : l’antiaméricanisme doublé d’un antisémitisme sournois camouflé en antisionisme. Sur ce point, de Jacques Julliard à Alain Finkielkraut, on eut droit à un même concert de déplorations. Le premier s’indigna que, « depuis l’épisode glorieux de l’affaire Dreyfus, les intellectuels français se soient mis à choisir systématiquement le camp des ennemis de la liberté » [le soutien à la lutte de libération algérienne ou au mouvement contre la guerre au Vietnam se situait donc dans le camp des ennemis de la liberté ?].

L’anti-américanisme serait devenu la valeur-refuge de la gauche intellectuelle après la déroute du marxisme. Nous efforçant de penser le monde selon des catégories politiques, et non selon des catégories immorales de la responsabilité collective, nous n’avons jamais combattu « les Américains » en tant que peuple, mais l’impérialisme américain au même titre que l’impérialisme européen. Il n’y a là nul « anti-américanisme ». Il existe en revanche un « américanisme » servile, celui de Jean-Marie Colombani titrant son éditorial : « Nous sommes tous Américains ! » Il ne faudra pas s’étonner si cet américanisme des imbéciles nourrit en retour « un anti-américanisme » qui serait un anti-impérialisme des imbéciles.

Quant à Alain Finkielkraut, qui ne rate plus une occasion de franchir le mur du çon, il accuse les auteurs des attentats du 11-Septembre de haïr l’Occident non pour ce qu’il a de navrant, « mais pour ce qu’il a d’aimable et même pour ce qu’il a de meilleur : la civilisation des hommes par les femmes et le lien avec Israël ». Comme si les droits acquis par les femmes étaient un cadeau de l’Occident et non le fruit de leurs propres luttes ! Et comme si l’État sioniste, fondé sur la discrimination confessionnelle, le droit du sang et l’occupation militaire, était le joyau de la civilisation ! À la différence de l’antisémitisme, qui est une racialisation de la politique à l’époque de l’impérialisme, l’antisionisme est une position politique considérant qu’un « État juif », fondé sur le droit du sang et sur la généalogie mythique, mène tout droit les juifs d’Israël à un nouveau désastre. Alors qu’ils étaient censés trouver la sécurité, c’est l’endroit au monde où les Juifs se sentent les plus menacés. L’amalgame entre antisionisme et antisémitisme, soigneusement entretenu par les institutions communautaires, aboutit paradoxalement à nourrir un antisémitisme réel en accréditant l’idée qu’un bon juif est forcément sioniste.

Dans un petit essai sur La Nouvelle Judéophobie, Pierre-André Taguieff écrit que « l’antisionisme criminalisant et l’antiaméricanisme diabolisant sont au néocommunisme et au néogauchisme ce que l’antisémitisme rédempteur fut au nazisme ». En somme, la judéophobie de gauche serait l’exact symétrique de l’antisémitisme de droite. Américanophobie ? L’Amérique n’est pas un bloc. Pour un internationaliste, il y a toujours eu leur Amérique et la nôtre, celle des martyrs de Chicago, des victimes du maccarthysme, du mouvement contre la guerre du Vietnam, du free-jazz, du Black Power, des manifestants de Seattle. Quant à la judéophobie, dès lors que les porte-parole des institutions communautaires prétendent soutenir la politique de Sharon au nom de tous les Juifs de France, dès lors qu’ils se comportent en garde frontières de l’État d’Israël et transforment les synagogues en ambassades officieuses, ils prennent le risque de transformer en judéophobie raciale la lutte contre l’occupation israélienne des territoires palestiniens. À force d’identifier judaïsme et sionisme, ces va-t-en-guerre finiront par être pris au mot. Ils ne se contentent pas des imprécations approximatives. Taguieff a accepté de témoigner à charge dans un procès contre le journaliste Daniel Mermet visant à établir en jurisprudence l’équivalence entre antisionisme et antisémitisme. Outre le témoignage écrit de Taguieff, le plaignant, un certain Goldnadel, chicaneur professionnel, a reçu le renfort à la barre d’Alain Finkielkraut et Alexandre Adler, tous deux journalistes à leurs heures, s’associant ainsi à une démarche d’intimidation contre un confrère, voire à la tentative de censurer son émission. Jusqu’où ira le déshonneur de ces intellectuels ? Il ne manque d’ailleurs pas de sel de voir Pierre-André Taguieff, fervent républicain membre éminent du comité de soutien à Jean-Pierre Chevènement, parler sans sourciller dans son pamphlet de « l’État juif ». Qu’est ce qu’un État Juif ? Un État théocratique ? Un État ethnique, fondé sur le droit du sang ? En tout cas, pas un État laïque fondé sur le droit du sol. Imagine-t-on le tollé si l’Organisation de libération de la Palestine, au lieu de revendiquer comme elle l’a fait dans sa charte une Palestine laïque et démocratique, avait exigé une Palestine arabe ou islamique !

Greffant sur l’événement du 11-Septembre sa propre campagne contre l’art moderne décadent, Jean Clair a donné à la controverse sa dimension esthétique. Par leur dénigrement systématique des valeurs occidentales, les surréalistes deviennent sous sa plume les pères spirituels de Ben Laden : « L’intelligentsia française est ainsi allée très tôt et très loin dans la préfiguration de ce qui s’est passé le 11-Septembre. » Breton, Ben Laden, mollah Omar, même combat ? Ce réquisitoire dans le ton « chasse, lettres, et tradition » s’inscrit à merveille dans la croisade contre l’art décadent.

La luxuriance de ce bêtisier impérial ferait presque oublier les sermons d’Alain Touraine en sociologue de l’action armée. Problème de logique (binaire) : « On ne peut pas condamner l’attentat du 11-Septembre sans soutenir l’action américaine en Afghanistan. » Dieu, que cette action au singulier est singulière ! Il n’y aurait qu’une action possible et imaginable. Un sens unique (et militaire) de l’histoire, en somme ? Si j’ai horreur des topinambours, dois-je forcément adorer les rutabagas ? Pas de « troisième voie », sauf celle de Blair et de Schröder. On ne savait pas Alain Touraine aussi vulgairement déterministe.

Une « justice sans limite » et une « guerre sans fin » génèrent une bêtise tout aussi illimitée. Une partie des auteurs du Livre noir du communisme, Stéphane Courtois et Jean-Louis Panné en tête, ont ainsi uni leurs efforts pour lancer dans Le Monde un appel qu’anime le souffle de Déroulède : « Cette guerre est la nôtre ! Nous pensons que face aux difficultés d’aujourd’hui et peut-être aux échecs de demain [attention à la cour martiale pour défaitisme, chers croisés !] il faut développer en France comme dans les autres pays un mouvement de soutien aux soldats qui défendent nos libertés et notre sécurité. » À quand un comité de soutien aux marsouins sous la présidence du général Aussaresses, avec Bigeard comme secrétaire perpétuel ?

Comme toujours, Bernard-Henri Lévy, autoproclamé expert en polémologie, n’a pas manqué l’occasion de tirer les leçons de « ce que nous avons appris depuis le 11-Septembre ». Après s’être félicité du fait que les « Saladins censés mettre l’Amérique à genoux » aient « détalé comme des poulets au premier coup de feu » [comment s’étonner que ces « poulets » aient été par la suite enfermés dans le poulailler de Guantanamo !], il s’émerveille que les États-Unis aient « gagné cette guerre en faisant au total quelques centaines, peut-être un millier, de victimes » : « Qui dit mieux ! De combien de guerres de libération peut-on en dire autant ! ». [Sic. Mais cette guerre éclair ne suffit pas au nouveau libérateur de l’Occident.] Pourquoi s’arrêter en (si bon) chemin ? Bien avant que Bush n’annonce, dans le discours du 29 janvier 2002 sur l’État de l’Union, sa guerre sans fin contre « l’axe du mal », BHL, conseiller de l’empire humanitaire, avait ouvert la voie : « S’il a réellement suffi de 100 jours pour commencer de libérer le peuple d’Afghanistan, comment ne pas songer à d’autres peuples ailleurs, sous d’autres jougs […]. Arraisonner, Irak en tête, les États voyous traditionnels, peut-être. Mais s’autoriser de ce qui vient de se passer pour tenter d’endiguer ailleurs la progression du pire, ce serait mieux encore. Ce que cette guerre nous a appris c’est que la mondialisation de la démocratie est l’autre horizon de l’époque. » L’horizon indépassable de notre temps ? Il ne faut pas s’étonner si, en échange de ces loyaux services, Chirac et Jospin, exceptionnellement réconciliés, ont d’un commun accord conclu leur cohabitation en faisant de BHL leur missionnaire officiel en Afghanistan.

Pour André Glucksmann, le 11-Septembre est la dernière en date et la plus spectaculaire manifestation du nihilisme à travers les âges, d’Erostrate à Mohammed Atta en passant par Nechaiëv. D’où vient ce nihilisme éternel ? Du néant, bien sûr, « de nulle part », disait déjà Dostoïevski : « Ils ont toujours été avec nous, en nous, à nos côtés » Il n’y a plus chez Glucksmann d’épaisseur historique ni de conditions sociales, plus d’époques et de périodes, plus de contextes et de circonstances. Juste une fascination anthropologique pour le mal absolu, illustrée par deux conceptions distinctes du nihilisme.

1. Une « version restreinte » et forte, la sienne : « Le nihilisme nie le mal et en cultive l’ignorance ». Son axiome fondamental : « Il n’y a pas de mal. ».

2. Une définition plus large et plus courante, mais erronée : « Le nihilisme est l’ignorance du bien. »

Dès que l’on confond les deux, « Dieu et Diable disparaissent de conserve ». Heureusement, tout n’est pas perdu pour le nouveau sauveur des âmes mortes. Si le Bien est incertain, l’expérience du mal fournit un repère assuré. Et, si le Mal existe, il faut bien un Dieu pour le conjurer. Le Bien minimaliste et relatif se réduira donc à la négation du mal. Comme l’a dit, en parfaite bonne conscience, Georges Bush : « Nous sommes bons », puisque les autres sont mauvais. Passé avec bagages et armes de la nouvelle philosophie à la nouvelle théologie, le nouveau théologien Glucksmann est un grand inconsolé de l’absentement de Dieu. Un mauvais bonzaï de Pascal, la foi et la grâce en moins.

Contretemps n° 5, septembre 2002
www.danielbensaid.org

Florilège des articles cités :

– Jean Baudrillard, « L’esprit du terrorisme », Le Monde, 3 novembre 2001.
– Monique Canto-Sperber : « Injustifiable terreur », Le Monde, 4 octobre 2001.
– Jean Clair, « Le surréalisme et la démoralisation de l’Occident », Le Monde, 22 novembre 2001
– Stéphane Courtois et autres, « Cette guerre est la nôtre », Le Monde, 8 novembre 2001-12-10
– André Glucksmann, Dostoïevski à Manhattan, Paris, Robert Laffont, 2001.
– Alain Finkielkraut, « Déconcertant progressisme », Le Monde, 9 octobre 2001.
– Francis Fukuyama, « Nous sommes toujours à la fin de l’histoire », Le Monde, 18 octobre 2001.
– Jacques Julliard, « Misère de l’antiaméricanisme », Libération, le 13 novembre 2001.
– Bernard-Henri Lévy, « Ce que nous avons appris depuis le 11 septembre », Le Monde, 21 décembre 2001.
– Claude Lanzmann, « Sans ambiguïté », Le Monde, 6 novembre 2001.
– Alain Minc, « Le terrorisme de l’esprit », Le Monde, 7 novembre 2001.
– François Rachline, « Le terrorisme est un totalitarisme », Le Monde, 6 novembre 2001.
– Robert Redeker, « Le discours de la cécité volontaire », Le Monde, 22 novembre 2001.
– Pierre-André Taguieff, La Nouvelle judéophobie, Paris, Mille et Une Nuits, 2002.
– Alain Touraine, « Aujourd’hui et demain », Le Monde, 27 novembre 2001.

Documents joints

  1. Paul Farmer, leçon inaugurale du 9 novembre au Collège de France, Le Monde, 2001.
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