Pensées pour un temps désaccordé

Par Francis Marmande

Face à l’échec de l’action révolutionnaire, Daniel Bensaïd parie pour l’engagement long, la fidélité à l’avenir.

On reconnaît un penseur aux titres de ses livres. Ceux de Daniel Bensaïd sont parlants. D’abord, les titres des livres écrits à quatre mains, comme Mais si ! 1968-1988, rebelles et repentis, avec Krivine. Ensuite, les titres en solo : Les Haillons de l’utopie. Moi, la Révolution (vertement dressé contre Furet). La Discordance des temps, Marx l’intempestif, et, devant l’évanouissement annoncé du politique, dans le grand chambard de l’espace et du temps où se noie l’idée de révolution, Le Pari mélancolique.

Cette mélancolie est de tessiture classique. Contre la romantique – plus énervée, moins active –, elle tient d’une double fidélité. Fidélité à la pensée, à son énergie. Fidélité à l’avenir, à ce à quoi on tend de toutes les forces sans croire : fidélité à cet impossible qui est le seul horizon nécessaire. Comme l’amour. Les militants ne sont pas moins désabusés (et certainement pas moins lucides) que les misanthropes drapés. Ils font moins d’histoires.

Bensaïd part d’évidences. Le temps et l’espace sont désaccordés. L’époque saute « hors de ses gonds ». Les événements qui changent le cours du monde portent des noms de date, 14 juillet, octobre 17, juin 36, mai 68… Les désastres, eux, répondent à des lieux, Guernica, Auschwitz, Hiroshima, la Kolyma, Srebrenica… Les batailles, aussi, bien sûr, mais leur noire victoire est ambiguë. Devant les espaces chamboulés (mondialisation, délocalisation), c’est ce chevauchement qui reste à calculer. Dans le tournis d’une urgence voulue (par le capital), dans la berlue des effets vibrionnants de la technique, de l’information à l’emporte-pièce, quelle place, dit Bensaïd, pour les engagements longs, la patience de la volonté, et la fidélité à ce qui fonde et qu’on ne connaît pas ? « Question musicale par excellence. Question d’accords et d’harmonies. De justes rapports entre des espaces et des temps désaccordés. » Question d’échelle et de distance, savoir être à la bonne distance… Ces questions, il semble que les poser ne suffise pas à y répondre, mais du moins à rejoindre la communauté de ceux pour qui elles se posent. En militant et en professeur, Bensaïd sait qu’elles se posent de plus en plus, à tous les âges. Il y répond en écrivant.

Borges, Duras, Péguy…

D’où la présence obsédante, relancée, des écrivains dans son texte. C’est rare chez les philosophes, ou alors ils leur prêtent une attention d’usagers. Bensaïd est de l’autre bord, celui de Derrida, de Nancy ou de Jean-Michel Rey. Il a l’attention à l’écriture qui le met sous la recommandation de Pascal (« Vous êtes embarqué ») et de Mallarmé (« Toute pensée émet un coup de dés »). Sur son chemin suivi avec ténacité, on entend défiler, on rencontre et on croise Borges, Duras, Lewis Carroll, Michelet, Péguy surtout… Sous la houlette de Walter Benjamin, Hannah Arendt et Blanqui.

Il est des livres qui entrent dans la forêt des livres à la machette. Sous la jungle, les temples de la lecture. Devant ce qui peut apparaître comme le triomphe définitif de la logique marchande (ce qui rend celui-ci passionnant, c’est justement son caractère triomphal, bien plus empreint de peur que ne l’est le parti de la mélancolie), en plein gué du doute ou de la satisfaction humanitaire, Bensaïd reprend quelques questions à bras-le-corps. Il est un des rares à interroger aujourd’hui le texte de Lénine comme opération stratégique ou décryptage psychique du social. Il note que le mouvement ouvrier a perdu la bataille de l’Europe. Il est assez seul à questionner l’échec (du communisme réel, de l’action révolutionnaire) sans repentance – le mot déjà fait rire, sonnant comme un aveu piteux, comme un bon tour que l’on jouerait à l’Autre –, sans niaiserie, sans faiblesse. Il maintient le politique entre la société et l’État, entre le privé et l’espace public qui s’effondre, entre… Saint-Just, Blanqui, Trotski, Tucholsky, Benjamin, Guevara, c’est vrai : les héros finissent mal. Mais ce ne sont pas pour Bensaïd des héros. Dans leur action, il ne voit ni modèle ni sainteté : juste ce qu’il faut de force pour continuer ; pour penser autrement le temps, travailler à le penser sur le mode de l’incertain. Travail qui regarde encore trop vers Augustin et pas assez vers Nietzsche (le Nietzsche de J’aime l’incertitude touchant à l’avenir). Classique, donc offensive, la mélancolie où il se tient doit pas mal au refus vertueux qu’elle fait de l’hypothèse libertaire (car, tant qu’à parier…). Ce qui explique sans doute le recours plus fréquent qu’il ne semble, tout du long dans le texte, à ce qu’on n’y attend pas d’abord : l’amour. Comme dit la chanson (Rita Mitsouko), « les histoires d’amour finissent mal – en général… » Or ce n’est pas de cette évidence triste qu’il retourne. Non. Il s’agit de ce qui reste au fond de l’action, du reste mathématique de sa division, l’impossible d’amour aussi inaccessible que l’universel à quoi il faut tendre pourtant, sans délai. Si la phrase ne procurait on ne sait quel tressaillement charnel aux rombières et aux nigauds, on reprendrait allègrement, pour marquer la qualité de cœur et d’intelligence de ce livre, les mots de Scott Fitzgerald : « Il faudrait savoir que les choses sont sans espoir, et être pourtant décidé à tout pour les changer. »

Francis Marmande
Le Monde, vendredi 7 novembre 1997

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