Crise pétrolière

Pompes funèbres

En frappant l’imagination populaire, il s’agit de préparer les travailleurs à l’effort national.

Il y a seulement quelques années, les chantres du capitalisme n’avaient plus assez de mots pour vanter les mérites de leur système impérissable : abondance, bien-être, consommation… La lutte des classes ne leur était plus qu’un mauvais souvenir. Aujourd’hui, le ton a changé. C’est la grande peur de l’an 2000, d’une société étouffée par la pollution ou asphyxiée par le manque d’énergie. Le secrétaire général de l’Otan a déclaré qu’il considérerait les mesures sur le pétrole prises par les États arabes comme une déclaration de guerre pouvant justifier une intervention armée. Les troupes d’élite américaines s’entraînent depuis peu à la guerre du désert. Et il est vrai qu’il y a
20 ou 30 ans, la distribution des marchés et des profits se serait réglée à coups de canons. De nos jours, la Sainte Alliance impérialiste est trop préoccupée par les périls révolutionnaires pour s’entre-déchirer dans une guerre de conquête.

La presse réactionnaire orchestre une campagne anti-arabe. « Ils » nous serrent le robinet, « ils » nous affament ; à quand la prochaine bataille de Poitiers ?

Pourtant, derrière les intérêts pétroliers, la bataille est autrement complexe. On imagine mal que Fayçal, laquais fidèle de l’impérialisme, se soit mué du jour au lendemain en champion de la cause arabe. En fait, depuis 1956, toute la politique impérialiste au Moyen-Orient vise à donner la direction du monde arabe à l’Arabie Saoudite fidèle et raisonnable. Aujourd’hui, grâce à sa position prépondérante dans la bataille du pétrole, le but est partiellement atteint : le prestige de Fayçal auprès des masses arabes peut en sortir redoré, et affaibli le rôle de l’Algérie et de la Syrie…

Les grandes compagnies pétrolières ne sont pas davantage perdantes. Elles profitent d’abord de la crise pour « réajuster » leurs tarifs sans avoir à le justifier : la structure des prix du pétrole est un mystère jalousement gardé. Elles vont aussi en profiter pour réorienter leurs activités. Jusqu’en 1970, elles contrôlaient 90 % de la production pétrolière du Moyen-Orient. Depuis, certaines nationalisations ont été effectuées, entre autres par l’Irak et la Libye ; et il est prévu que, d’ici les années quatre-vingt, les États arabes contrôlent 51 % de la production.

Face à de telles incertitudes, les grandes compagnies pétrolières songent à préparer l’avenir en investissant dans des zones géographiques plus sûres et dans de nouveaux secteurs énergétiques (nucléaire notamment). La crise actuelle, savamment exploitée, peut leur permettre de soutirer des subventions gouvernementales pour financer les travaux de recherche et d’infrastructure comme les forages en mer du Nord et la construction du pipeline géant d’Alaska. Ainsi, les contribuables, non contents de payer l’augmentation du fuel domestique, vont participer indirectement aux nouveaux investissements.

Enfin, l’augmentation du prix du pétrole peut permettre de rentabiliser l’exploitation d’autres ressources, comme les schistes et sables bitumeux abondants aux États-Unis et jusqu’alors non compétitifs.

En un mot, derrière la « crise du pétrole » imputée aujourd’hui aux « Arabes », demain peut-être aux immigrés arabes, ce sont les grandes manœuvres énergétiques de l’impérialisme.

Jeux dangereux

Seulement voilà, les manœuvres des uns, les intérêts des autres, ne coïncident pas forcément avec l’intérêt général de l’impérialisme et des bourgeoisies. Aucune main divine ne guide ce jeu complexe, aucun œil du maître ne le supervise. Il est d’ores et déjà difficile de mesurer l’impact de la crise pétrolière sur un monde capitaliste menacé d’une récession à court terme

Des chômeurs par milliers ?

Des signes d’essoufflement avaient commencé à se manifester au milieu de l’année. Le rapport de la First National City Bank note qu’après avoir atteint un sommet en août, « l’économie américaine est maintenant sur la descente ». En Grande-Bretagne, l’indice de production a brutalement chuté au deuxième trimestre 1973. Les capitalistes japonais qui tablaient sur 11,5 % de croissance pour 1974 craignent la stagnation au cas où les restrictions pétrolières seraient maintenues. Willy Brandt lui-même a également parlé dans cette hypothèse de croissance zéro pour l’Allemagne dans l’année à venir.

Or, le cinquième des exportations françaises est destiné à l’Allemagne. Déjà, en 1967, l’économie française avait subi le contrecoup de la récession allemande. Aujourd’hui, écrit le Frankfurter Allgemeine Zeitung, journal des milieux d’affaires allemands, « si l’on devait en arriver à une crise économique de ce côté du Rhin, la France en souffrirait au premier chef ». Le contrecoup de la crise pétrolière et du ralentissement économique international fait redouter aux journalistes spécialisés une chute de 5,5 à 2,5 % de la croissance et un recul correspondant de la progression de la consommation des ménages.

En dépit de la conjoncture faste que vient de connaître le capitalisme français, le chômage n’a guère diminué. Les pronostics pessimistes aboutiraient à un million de chômeurs à la fin de l’année prochaine.

Déjà, les effets des restrictions pétrolières sur l’industrie automobile sont sensibles. Aux États-Unis, General Motors a décidé de réduire de 60 % sa production dans la semaine précédant Noël. Ford envisage des fermetures momentanées. En Italie, Fiat a vu ses commandes baisser de 2 600 voitures par jour, soit près de la moitié, et a décidé de stopper toute embauche. En Allemagne, Opel et Daimler Benz envisagent des licenciements ; patronat et syndicats ont discuté des conséquences de la situation, notamment à l’égard des travailleurs immigrés ; il y a eu des réductions d’horaires chez Ford et Opel pense à une réduction de 3 % de sa production pour l’année à venir. Aux Pays-Bas, la Daf, qui produit des moteurs diesel et des camions a réduit son activité de 50 % et projette de réduire la semaine de travail de 4 000 ouvriers d’un jour avec réduction correspondante de salaire Les immatriculations de véhicules neufs ont chuté de 50 % aux Pays-Bas, de 30 % en Allemagne… On peut prévoir que l’industrie automobile française va subir le contrecoup partiel de cette situation. Or, cette industrie qui représente 12,5 % des exportations globales françaises exporte 59 % de sa production !

D’autres secteurs peuvent être touchés. En raison des réductions de vols, United Airlines aux États-Unis a déjà licencié 1 000 employés. Aux Pays-Bas, l’interdiction des automobiles privées le week-end a déjà fait perdre 43,5 millions aux hôteliers qui redoutent aussi les conséquences au moment des fêtes et une chute de 20 % de leur chiffre d’affaires pour l’année à venir.

Face à ces menaces, il y a tout lieu de s’inquiéter du type de mesures prises par le gouvernement français jusqu’à ce jour et sur la campagne entamée. Ces mesures semblent choisies davantage en fonction de leur impact psychologique que de leur efficacité économique. Réduction du chauffage dans les administrations et les immeubles, lumières tamisées le soir, restriction des programmes de télé. Le gouvernement a même fait réaliser un film-tract pour la télé où il est recommandé aux automobilistes de fermer la clef de contact lorsqu’ils s’arrêtent pour acheter des cigarettes et où l’on explique qu’un trajet Paris-Marseille à 90 à l’heure au lieu de 120 économise trois pains et une baguette… Bagnole et télé, ce sont les piliers du loisir populaire fabriqué par le capitalisme qui sont visés, dans un but délibérément alarmiste.

La télé et la bagnole

Pourquoi ? En frappant l’imagination populaire, il s’agit de préparer les travailleurs à l’« effort national », à accepter de bon gré le poids d’une politique d’austérité très inégalement appliquée : on voit mal les patrons accepter un blocage des prix au moment ou ils répercutent sur les produits la hausse vertigineuse des matières premières.

Enfin, la crise pétrolière est systématiquement exploitée par le pouvoir pour nourrir la xénophobie, le racisme et détourner vers « les Arabes » le mécontentement des travailleurs et des petits commerçants sur le thème : non seulement ils viennent manger notre pain, mais en plus ils assèchent nos réservoirs !

Face à une telle situation ou vont, plus que jamais, se multiplier les appels à la collaboration de classe sous prétexte d’union sacrée ou de salut public, les travailleurs doivent répondre : intérêt national, intérêt du capital !

Bourgeoisie et patronat cherchent à utiliser les inquiétudes légitimes des travailleurs, à faire appel à leur esprit de responsabilité. Il y a un an, le 9 décembre 1972, Messmer promettait : « Le gouvernement français s’est fixé un objectif : ramener les hausses de prix à 4 % en 1973. » D’après l’indice CGT, les prix ont augmenté en fait de 10,6 % entre octobre 1972 et octobre 1973. Les produits alimentaires ont augmenté plus vite que l’indice moyen des prix ; les loyers deux fois plus vite. Les travailleurs sont les premiers touchés. Ils ne doivent accepter sous aucun prétexte un blocage ou un freinage des salaires. Les cimenteries en grève exigent 1 400 F mensuels minimum, les travailleurs de Renault 1 500,00 F. Contre la vie chère, 200 F pour tous ! Contre la flambée des prix, échelle mobile des salaires.

Déjà, certains secteurs industriels vont être touchés par les restrictions pétrolières : licenciements, réductions d’horaires, campagnes racistes de division s’annoncent. Réduction du temps de travail sans diminution de salaire. Échelle mobile des heures de travail. Et, plus que jamais, travailleurs français et immigrés, même patron, même combat !

Le problème du pétrole a remis à l’ordre du jour, avec une nouvelle acuité, celui de l’Europe. Giscard déjeune avec les ministres des Finances, Pompidou rencontre Heath et Brandt, les gouvernements européens vont se rencontrer à Copenhague. Devant les menaces, ils organisent au niveau continental leur politique anti-ouvrière. Face à l’Europe des exploiteurs et des matraqueurs, la solidarité des cimentiers allemands, belges et italiens, des dockers français avec les cimentiers en grève montre la voie : celle de la solidarité ouvrière, des États-Unis socialistes d’Europe.

Rouge, 7 décembre 1973
www.danielbensaid.org

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