Reconsidérer la gauche marxiste à l’heure des régimes d’exception

Par Tristan Storme

Théoricien engagé et polygraphe, Daniel Bensaïd représente, à n’en pas douter, l’une des figures les plus influentes de l’extrême gauche française d’aujourd’hui. Dans Éloge de la politique profane, il revient sur la crise de la conceptualité politique que nous connaîtrions à ce jour et qui se solderait par l’étiolement des paramètres classiques jadis constitutifs de l’ordre juridico-politique international. Sous l’effet de la mondialisation économique se profilerait une « forme inédite de souveraineté non territoriale et non étatique » (p. 8), fruit du pouvoir absolu des flux du capital qui se montreraient insensibles à l’étanchéité des limites stato-nationales. L’affaiblissement de la souveraineté de l’État, désormais subvertie par le pôle économique, entraînerait la métamorphose du concept de guerre qui lui est consubstantiellement lié. La globalisation marchande ébranlerait donc les dispositifs traditionnels du champ politique. Selon Bensaïd, elle mettrait à mal les repères modernes, léserait « le statut même de la “notion de politique” » (ibid.)écrit-il en évoquant le titre d’un célèbre essai du juriste allemand Carl Schmitt –, sans pour autant lever les interrogations que charrierait une semblable altération. Car si le déclin de la forme-État s’impose assurément comme une réalité, on ne saurait s’en réjouir dès lors qu’aucune alternative conséquente n’est à même de s’y substituer.

Le constat par lequel s’ouvre Éloge de la politique profane n’est pas sans faire écho aux questions soulevées par Carl Schmitt dans la préface à la réédition du Begriff des Politischen. Ce dernier soulignait en 1963 : « Si quelqu’un abolit les distinctions classiques et, fondées sur celles-ci, les formes dont s’entoure la guerre intertétatique, il faut qu’il soit bien conscient de ce qu’il fait. […] Une situation de transition aussi confuse, où se mêlent la forme et l’informe, la guerre et la paix, soulève des questions aussi embarrassantes qu’inéluctables et qui impliquent un véritable défi, ce mot ayant ici à la fois le sens anglais de challenge et celui de provocation1. » À lire Bensaïd 45 années plus tard, les diagnostics et les questions du théoricien allemand n’auraient rien perdu de leur acuité. Dépeignant le portrait d’un Carl Schmitt visionnaire qui aurait perçu, avant Hannah Arendt, les prémisses de cette crise du concept du politique, le philosophe français s’inscrit délibérément dans le sillage des réflexions descriptives du juriste conservateur et accepte de relever le défi lancé par Schmitt dans les années 1960.

Pour Bensaïd, le bouleversement des notions traditionnelles du domaine politique qu’occasionna la mondialisation économique se caractériserait par une revanche du sacré sur le profane, par une sorte de « désécularisation inédite » (p. 46) qui menacerait de réduire la modernité à « une sécularisation manquée » (p. 47). Dans sa réponse à la Légitimité des temps modernes de Hans Blumenberg, Schmitt remarquait déjà, en filigrane, qu’il ne fallait pas regarder la sécularisation comme une déthéologisation du politique, puisque même les concepts déthéologisés étaient susceptibles de renfermer un authentique potentiel politique. Le paradigme de la modernité, ce fameux « théorème de la sécularisation » que Blumenberg voyait s’exprimer dans les considérations philosophiques de ses contemporains Carl Schmitt et Karl Lowith, serait fissuré de part en part. Rien d’étonnant pour l’auteur trotskiste, qui valide de ce fait la thèse inaugurale du troisième chapitre de la Théologie politique (1922), étant donné que les concepts politiques modernes seraient « à la fois les agents et les produits de cette sécularisation » (p. 46). Les soubassements de la modernité se lézardent, mais l’horizon ne laisserait entrevoir aucun paradigme de remplacement. « De nouveaux outils de pensée » s’avéreraient, par conséquent, « nécessaires pour affronter la crise de culpabilité » (p. 48). Bensaïd se donne pour ambition majeure de concevoir une parade théorique qui permettrait d’éviter une rechute de la politique profane dans « les brumes du sacré ». Face à la résurgence d’une théologisation du politique, il exhorte à se tourner vers des catégories jugées proprement profanes en vue de remédier au « Nomos anomique dépolitisé » qui se dessinerait sous nos yeux et qui aurait pour funeste conséquence « le retour en force de Dieu (ou des dieux) dans l’espace public » (p. 139-140).

L’idée d’un retour au « profane » vient ainsi confirmer l’importance que revêt la pensée de Walter Benjamin dans les raisonnements du théoricien français, très présente tout au long de l’ouvrage de 2008 – le thème d’une « profanation » se retrouve, en effet, au cœur des lectures du philosophe de Francfort récemment livrées par certains benjaminiens, je pense en particulier à celle de Helmut Thielen ou de Giorgio Agamben2. Ce qui peut paraître, à première vue, beaucoup plus surprenant aux yeux d’un lecteur non averti, c’est la récurrence et la profusion des références aux philosophèmes de Schmitt, théoricien de droite ayant rejoint les rangs du nazisme dans les années 1930, qui jalonnent l’intégralité du livre de Bensaïd, philosophe d’extrême gauche et cofondateur de la Ligue communiste révolutionnaire. Même si un tel mariage peut sembler incongru, Bensaïd n’est ni le premier ni le seul penseur de gauche à trouver chez Carl Schmitt un certain nombre d’arguments qu’il recycle dans ses propres réflexions. Il n’a d’ailleurs guère échappé aux réprimandes adressées à l’égard de ces auteurs qui, de Balibar aux rédacteurs de la revue Multitudes, se seraient épris de la pensée de Schmitt dont ils voileraient le caractère sinistre et fascisant. Fin 2007, le très médiatisé Bernard-Henri Lévy s’était indigné devant « la stupéfiante indulgence de ce dirigeant historique de la Ligue communiste révolutionnaire » qui présenterait Schmitt « comme un sauveur d’une gauche à la dérive3 ». Dans Un nouveau théologien, Bensaïd s’accorda le temps de répliquer aux imputations soulevées par BHL. Il soutient que reconnaître que la pensée de Schmitt est éminemment actuelle ne revient aucunement à adhérer à sa politique. Dans Éloge de la politique profane, dès lors que les évolutions de la politique internationale sont lues à travers les lunettes de Carl Schmitt, la réponse à apporter ne saurait durablement s’émanciper de la systématique initialement invoquée – le passage de l’analytique au normatif sous égide schmittienne n’est pas sans poser problème, tant pareille distinction oblique à la confusion dans la théorie politique du penseur de Plettenberg. Schmitt cherche à infléchir la réalité dans un sens idéologiquement acceptable à ses yeux, si bien qu’il ne s’agit plus exactement d’expliquer ou d’analyser le factuel par son appréhension, mais plutôt de l’évaluer, d’en faire le lieu d’expression d’une normativité négative.

La crise de l’ordre étatique et de la conceptualité du politique serait indissociablement liée aux transformations actuelles des conflits armés. Le philosophe français tient les métamorphoses contemporaines de la guerre pour responsables de la dislocation du droit international, encore très largement interétatique, qu’elles s’empresseraient de saccager sans que ne se dessine, en corollaire, un ordre alternatif clairement défini, à même de le remplacer. Bensaïd esquisse alors une généalogie de l’évolution du concept de guerre, une polémologie à l’image de ce que Carl Schmitt a pu consigner dans le Nomos de la Terre en 1950. Il estime que le juriste rhénan aurait diagnostiqué les premiers symptômes de cette grande transformation qui culminerait à présent dans le passage de la « guerre totale » à la « guerre globale ». Le philosophe français rappelle que l’ancien droit des gens était « fondé sur la souveraineté nationale et le droit des peuples » (p. 136), tandis qu’aujourd’hui un tel ordre mondial disparaîtrait au profit d’une conception nouvelle de la souveraineté, celle d’une souveraineté limitée par une morale universelle qui ferait système « avec la criminalisation de l’ennemi, avec la subordination du droit à la morale, et avec le retour des “justes guerres” et des “justes causes” » (p. 148-149). Dans le sillage du juriste allemand, Bensaïd s’emploie à dépeindre le tableau tout contemporain des conséquences jugées désastreuses d’une perpétuation du primat de la morale sur le droit. Il reconduit les cadres d’interprétations, les catégories analytiques développées par Carl Schmitt dans son Nomos, prolongeant les réflexions du juriste dans le but d’appréhender les perturbations que charrieraient la guerre contre le terrorisme, les guerres préventives, ainsi que l’affleurement des conflits armés actuels. La primauté du discours moral ferait défaillir celui du droit, la « guerre éthique » – cette fameuse « guerre pour l’humanité » dénoncée par Carl Schmitt en son temps – ferait vaciller le vieux Nomos fondé sur la reconnaissance de l’égale souveraineté des États. À l’heure de la mondialisation, Bensaïd relie cependant les notions schmittiennes différemment que ne le fit le juriste lui-même : la guerre éthique ou humanitaire mènerait à une banalisation de la situation exceptionnelle, à un état d’exception permanent. Il rejoint, sur ce point, Alain de Benoist, le principal représentant de la Nouvelle droite française, qui écrit : « La permanence de l’état d’exception – l’exception sans exception – n’est pas schmittienne. Mais c’est encore la pensée de Schmitt qui permet de comprendre ce qui est à l’œuvre dans son instauration, en l’occurrence une conception de l’inimitié qui relève de la théologie et de la “morale”4. » Il ne serait d’ailleurs pas faux d’affirmer que si l’on se réfère à Benjamin au sujet de la banalisation de l’exception, on ne déstabilise pas pour autant les présupposés théoriques, la systématicité et l’orientation méthodologique que l’auteur de Zur Kritik der Gewalt doit à Carl Schmitt. Agamben n’a, quant à lui, aucun mal à concéder que la relation entre la violence pure (ou révolutionnaire) et l’état d’exception se révèle particulièrement étroite, à tel point « que les deux joueurs qui s’affrontent sur l’échiquier de l’histoire [Carl Schmitt et Walter Benjamin] semblent bouger le même pion5 ». L’allégorie de la partie d’échecs renvoie à la première thèse du philosophe de Francfort sur le concept d’histoire, où « un nain bossu » théologique tire les ficelles de la marionnette appelée « matérialisme historique » pour lui permettre de gagner à tous les coups 6. Malgré des conclusions franchement dissonantes, Schmitt et Benjamin se situaient sur le même terrain théorique et s’exprimaient dans un langage théologico-politique similaire. Si Agamben s’attelle à penser la violence révolutionnaire à partir de la pensée de Benjamin, une violence non juridique qui prendrait le droit pour cible afin de suspendre l’état d’exception permanent – une exception fictive, non effective – perçu comme la présence continuée de la violence mythique qui a fondé et qui conserve le droit, Daniel Bensaïd s’attache, de son côté, à repenser la Révolution en partant des réflexions propres au juriste de Weimar. Dans la mesure où il comprend la notion profane de Révolution – l’« état d’exception véritable » que Benjamin appelait de ses vœux – sous le couvert de la « dictature souveraine », Bensaïd opère un renversement de l’inversion benjaminienne qui ne cherche aucunement à s’extirper de l’analytique schmittienne. Au contraire, maintenant que l’exception est la norme – un constat qui s’impose à celui qui se référerait à Schmitt afin de diagnostiquer les maux dont souffrirait l’ordre mondial contemporain –, la pensée du juriste allemand devrait pouvoir aider à ré-introduire l’exception, dans le but d’abroger l’ordre mondial globalisé. Si je comprends bien Bensaïd, pour relever le défi benjaminien, il faudrait nécessairement puiser à la systématicité de l’exception, à savoir aux intrications conceptuelles qui composent la structure de la souveraineté chez Carl Schmitt.

On comprend alors que la « dictature souveraine » remplit, chez Bensaïd, la même fonction architectonique que la « violence pure » dans la pensée d’Agamben : elle autorise l’abrogation de l’état d’exception banalisé et laisse entrevoir la vérité métajuridique du politique. Ce passage par la distinction théorique qui est au centre d’un ouvrage que Schmitt publie en 1921 permet au penseur français de revenir sur la conception de la dictature du prolétariat pour affirmer, en fin de compte, qu’elle présuppose le concept schmittien de dictature souveraine. « En tant que forme prolétarienne de l’état d’exception, la dictature du prolétariat, telle qu’initialement conçue par Marx, introduit ainsi, dans le feu de la guerre civile, une rupture historique dans la dialectique de l’exception et de la règle. » Lénine, ensuite, radicalisa le concept « dans le sens d’une dictature effectivement souveraine » (p. 75). Puisque le droit nouveau ne saurait naître de l’ancien, la Révolution exige un détour indispensable par l’état d’exception. Pour Schmitt, la dictature du prolétariat était « une exception aux normes de l’évolution organique7 » puisqu’elle visait à intervenir extérieurement dans l’objectif de supprimer la bourgeoisie qui, en tant qu’obstacle mécanique, barrait la route de l’évolution organique. Il voyait dans le marxisme le porteur le plus récent de la dictature souveraine, ce qui impliquait que « le concept de dictature, tel qu’il se trouve contenu dans la revendication de la dictature du prolétariat, existait déjà à ce moment-là avec sa spécificité théorique8. » Selon Bensaïd, le véritable état d’exception réclamé par Benjamin, l’état d’exception révolutionnaire, se doit de revêtir les atours de la dictature souveraine. Les catégories schmittiennes aideraient non seulement à préciser le vent de changement qui souffle sur la conceptualité juridico-politique traditionnelle, mais elles serviraient également à relooker la révolution marxiste-léniniste pour en faire une réponse « actuelle », au jour de la grande transformation.

Suivant les réflexions du juriste conservateur, « la dictature souveraine invoque[rait] le pouvoir constituant qui ne peut être aboli par aucune constitution s’opposant à lui9 ». C’est plutôt la constitution qui repose sur « une volonté politique, c’est-à-dire un être politique concret10 » que le pouvoir constituant est le seul à exprimer. Pareille volonté ne s’épuise pas suite à l’adoption d’une constitution, elle continue d’exister et siège en permanence au-dessus d’elle. Aux yeux de Schmitt, la dictature souveraine serait « la commission d’action absolue d’un pouvoir constituant11 ». Se profilerait, d’un point de vue théorique, la transition vers la « dictature de la Révolution » qui, en se fondant sur le pouvoir constituant du peuple, chercherait à supprimer l’ordre existant pour lui opposer l’expression renouvelée de la volonté politique de la nation. Dès l’instant où l’ordre établi est regardé comme une entrave à ce que veut le peuple, le pouvoir constituant peut être considéré comme un pouvoir dictatorial souverain. Cette forme de dictature « en appelle au peuple toujours subsistant, qui peut à tout moment entrer en action, et possède également ainsi une signification juridique immédiate12 ». Bien qu’il tienne, non pas le peuple, mais le prolétariat, « en tant que totalité collective13 », pour le sujet de la dictature, le marxisme s’adosse lui aussi à un fondement démocratique. Dans la vision marxiste, étant donné que c’est la classe plutôt que l’individu qui compose le fondement de tout événement politique, le peuple est identifié au prolétariat, et la dictature en l’occurrence ne peut être définie comme suppression de la démocratie, de façon générale. L’instauration de la dictature prolétarienne s’avère, pour ainsi dire, logiquement dépendante du pouvoir constituant.

Dans sa compréhension de la dictature du prolétariat en tant que dictature souveraine, Bensaïd soutient que la Constitution n’est pas une loi immuable mais l’exercice du pouvoir constituant qui a toujours l’opportunité de désavouer ce qu’il a institué. Le pouvoir constituant, capable de poser la norme sans en dépendre, consacre une mise en application radicale de la démocratie, le peuple (ou le prolétariat) s’auto-instituant sans recourir à la transcendance du prince. « Il s’agit alors de penser sous ce concept l’exception comme équivalent profane de la puissance divine » (p. 78). La décision sur laquelle repose tout ordre juridique s’apparente, de la sorte, à un geste d’institution politique du peuple qui conteste la nécessité d’un terme extérieur dans la (re)formation du pouvoir. C’est bien par le biais de l’exception schmittienne, rapprochée du pouvoir constituant et reformulée dans une perspective immanentiste, que s’offrirait la possibilité d’une nouvelle créativité politique. Néanmoins, on perçoit mal en quoi, pour Bensaïd, penser l’exception en tant qu’équivalent profane de la puissance de Dieu, aiderait à consacrer la conceptualité profane. La déthéologisation du politique passerait par… un retour de la Providence, nécessairement problématique. Il écrit : « Quand l’ennemi n’est plus l’ennemi, quand la bataille n’est plus la bataille, le moment de la décision et du jugement (de Dieu ou de l’Histoire) n’apparaît plus comme l’ordalie qui met tout en jeu d’un seul coup de dés, force le ciel à se déclarer, révèle un dessein divin, […] la bataille ne joue plus son rôle du messager de la Providence portant un jugement téléologique sur les affaires humaines. Elle n’opère plus de partage entre le juste et l’injuste » (p. 127-128). Bien qu’il cherche explicitement à raviver le caractère profane du politique, Bensaïd ne paraît guère se défaire d’une hypothétique « foudre divine ». Les fondations de la modernité sont fissurées, ébranlées. Dès lors, il serait nécessaire d’affronter le problème des apories du paradigme moderne : « Fallait-il assumer pleinement les conséquences profanes d’une immanence radicale et pousser plus loin encore la logique de sécularisation ? Ou fallait-il, au contraire, chercher le salut de la politique dans une décision originelle, qui serait l’équivalent séculier de la foudre divine ? » (p. 74). Parti à la rencontre de concepts profanes opératoires – annonçant investir la première option –, Bensaïd demeure captif, paradoxalement, de la deuxième proposition de son alternative.

Au bout du compte, tout se passe comme si, pour « sauver » Karl Marx, il devenait indispensable d’oser le détour par la pensée de Carl Schmitt, dont les notions et paradigmes viendraient pallier les lacunes du marxisme, incapable de fonder un concept autonome du politique. Daniel Bensaïd soutient qu’en tant qu’« observateur attentif de la Révolution russe et de la controverse entre Kautsky et Lénine » sur la dictature du prolétariat, Schmitt, « à la différence de nos contemporains superficiels, en comprenait parfaitement les enjeux » (p. 76). N’est-ce pas plutôt l’auteur français qui s’emploie à relire le marxisme à la lumière des théories du juriste allemand, pris dans les engrenages discursifs de l’architectonique propre à Schmitt, de laquelle il ne parvient guère à s’extraire ? En saisissant la dictature du prolétariat en tant que dictature souveraine, Bensaïd est contraint d’exhumer la logique schmittienne de l’état d’exception, témoignant à quel point l’extrême gauche actuelle semble manquer d’un « langage théorique approprié à l’élaboration d’un modèle alternatif de réalité sociale14. » L’existence d’une théorie politique marxiste a souvent fait l’objet de dénégations. Schmitt est alors appelé en renfort afin de comprendre Marx politiquement, de le rendre politique et actuel face à l’avènement de la mondialisation.

Dans la Politique au Crépuscule qui a paru en 1998, Mario Tronti ne cachait nullement qu’à ses yeux, il devenait « impossible, au XXe siècle, de lire politiquement Marx sans Schmitt. […] Marx et Schmitt, ensemble, nous ont redonné das Kriterium des Politischen, à partir du moment où ce critère, après Lénine, s’était peu à peu perdu. Ensemble, en effet, ils composent le nouveau nom de l’ami-ennemi15. » Le point novateur du Manifeste du parti communiste, selon Carl Schmitt, se trouverait dans « la réduction systématique de la lutte des classes à une lutte unique16 » qui pousserait l’intensité de l’opposition (désormais ultime et duale) à son degré le plus extrême. Manifestement, Schmitt voyait dans la théorisation marxienne de l’ennemi de classe la survenance d’un « nouveau concept concret d’ennemi », soit l’émergence (ou la résurgence) d’une logique proprement politique que sa démarche phénoménologique visait à mettre en évidence. S’inspirant de la lecture de Schmitt qui fit du Manifeste un texte éminemment politique, Bensaïd voit en Marx le « défenseur d’une “grande politique”, consistant à identifier l’ennemi comme tel » (p. 82). Mais réduire la définition schmittienne du politique à la seule distinction de l’ami et de l’ennemi revient à couper le politique de ses présupposés théologiques fondamentaux – il faudrait voir à ne pas oublier que, pour Schmitt, toute théorie authentiquement politique repose sur l’affirmation du dogme du péché adamique. Libéralisme et marxisme scanderaient le même credo en la bonté naturelle de l’être humain, ils entretiendraient un rapport privilégié avec le principe du progrès technique et s’accorderaient sur la nécessaire disparition de l’appareil étatique dans le long terme. Au regard du revers de la lecture schmittienne, le marxisme apparaît décliné sous la forme d’une théorie anarchiste, incapable de développer une pensée authentiquement politique. Le regard avec lequel Schmitt considère Marx et ses épigones est frappé d’une profonde ambiguïté qui a pu contribuer à assurer son influence sur une certaine frange de la gauche, après le terme de la Seconde Guerre mondiale. Le livre de Daniel Bensaïd illustre que c’est encore le cas aujourd’hui.

  1. Carl Schmitt, préface à La Notion de politique [1963], in La Notion de politique, suivi de Théorie du partisan, trad. par M.-L. Steinhauser, Paris, Flammarion, 2004, p. 45.
  2. Dans Eingedenken und Erlôsung : Walter Benjamin, Helmut Thielen défend l’idée que l’on pourrait réduire la démarche benjaminienne à celle d’une profanation de la théologie qui disparaîtrait une fois absorbée par le matérialisme historique (Würzburg, Kömgshausen & Neumann, 2005). Le philosophe italien Giorgio Agamben s’appuie lourdement sur l’expression « reine Gewalt » qui apparaît dans Critique de la violence, afin de conceptualiser la profanation en tant que neutralisation d’usages anciens dont il s’agirait de reproduire les formes d’activité « en les vidant de leur sens et de leur relation nécessaire à une fin » (Profanations, traduction. par M. Rueff, Paris, Payot & Rivages, 2006, p. 113). Concernant la démarche d’Agamben, je me permets de renvoyer à Tristan Storme, « Le théorème de la profanation : Pour une désactivation du capitalisme », Revue pluridisciplinaire de la Fondation Auschwitz, n° 102, janvier-mars 2009, p. 232-237.
  3. Dans Eingedenken und Erlôsung : Walter Benjamin, Helmut Thielen défend l’idée que l’on pourrait réduire la démarche benjaminienne à celle d’une profanation de la théologie qui disparaîtrait une fois absorbée par le matérialisme historique (Würzburg, Kömgshausen & Neumann, 2005). Le philosophe italien Giorgio Agamben s’appuie lourdement sur l’expression « reine Gewalt » qui apparaît dans Critique de la violence, afin de conceptualiser la profanation en tant que neutralisation d’usages anciens dont il s’agirait de reproduire les formes d’activité « en les vidant de leur sens et de leur relation nécessaire à une fin » (Profanations, traduction. par M. Rueff, Paris, Payot & Rivages, 2006, p. 113). Concernant la démarche d’Agamben, je me permets de renvoyer à Tristan Storme, « Le théorème de la profanation : Pour une désactivation du capitalisme », Revue pluridisciplinaire de la Fondation Auschwitz, n° 102, janvier-mars 2009, p. 232-237.
  4. Alain de Benoist, Carl Schmitt Actuel. Guerre « juste », terrorisme, état d’urgence, « Nomos de la terre », Paris, Krisis, 2007, p. 129-130. L’auteur souligne. Giorgio Agamben, État d’exception, traduction. par J. Gayraud, Paris, Seuil, 2003, p. 107.
  5. Giorgio Agamben, État d’exception, trad. par J. Gayraud, Paris, Seuil, 2003, p. 107.
  6. Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », in Œuvres III, traduction. par M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch, Paris, Gallimard, 2000, p. 427-428.
  7. Carl Schmitt, La Dictature, traduction. par M. Köller et D. Séglard, Paris, Seuil, 2000, p. 17.
  8. Ibid., p. 204.
  9. Ibid., p. 144.
  10. Carl Schmitt, Théorie de la Constitution, traduction. par L. Déroche, Paris, PUF, 1993, p. 212. Nous soulignons.
  11. Carl Schmitt, La Dictature, op. cit., p. 151.
  12. Ibid., p. 150-151.
  13. Ibid., p. 15.
  14. Jan-Werner Millier, Carl Schmitt : Un esprit dangereux, traduction. par S. Taussig, Paris, Armand Colin, 2007,
    p. 310.
  15. Mario Tronti, La Politique au Crépuscule [1998], traduction. par M. Valensi, Paris, L’Éclat, 2000, p. 192.
  16. Carl Schmitt, Parlementarisme et Démocratie, traduction. par J.-L. Schlegel, Paris, Seuil, 1988, p. 74.
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