Sept ans après : “Contretemps”, fin et suites

Ce numéro de Contretemps de mai 2008, le vingt-deuxième, est le dernier d’une série commencée en mai 2001. Soit un cycle de sept années de bons et loyaux service, sinon de bonheur. Le projet est né d’une réunion de réflexion collective tenue au printemps 2000. Constatant, dans ce qu’il restait alors de gauche radicale, la tendance à se contenter des restes réchauffés des débats enflammés des années 1970, constatant que la pensée stratégique avait atteint à gauche son degré zéro, constatant enfin la tentation des recherches critiques de se tenir à distance de l’engagement politique, et redoutant de nous voir réduits à suivre l’agenda dicté par les modes médiatiques, nous avons entrepris de mettre en chantier un programme de travail indépendant, dont Contretemps serait le vecteur. Il s’agissait de soumettre à l’épreuve de l’actualité et des nouveaux apports de la pensée critique les questions théoriques et pratiques qui hantent les politiques d’émancipation depuis les grandes révolutions du XVIIe et XVIIIe siècles.

L’article d’ouverture du premier numéro explicitait le projet : « On prétend qu’il faut vivre avec son temps. Il faut non moins savoir penser à contretemps, de manière intempestive ou inactuelle, à rebrousse-poil, aurait dit Walter Benjamin. » Sans cacher l’appartenance politique (à la Ligue communiste) de la plupart de ses initiateurs, nous nous proposions d’élargir ce noyau à un collectif pluraliste de radicalités sociales et intellectuelles pour en faire un point de rencontre :

– entre des pensées critiques de traditions différentes ;
– entre des pratiques militantes et des recherches universitaires ;
– entre des générations issues de périodes et formées dans des contextes différents ;
– avec des travaux étrangers inconnus ou méconnus en France.

Sept ans après, nous pouvons estimer que ce programme a été fidèlement rempli.

Contretemps a consacré quatre numéros aux questions de la mondialisation et de la guerre : Mondialisation capitaliste et dominations impériales (n° 2, sept 2001), Logiques de guerre (n° 3, fév. 2002), L’autre Europe (n° 9, fév. 2004), L’Amérique latine rebelle (n° 10, mai 2004). Trois numéros ont été consacrés aux questions de l’écologie sociale et des sciences : Critique de l’écologie politique (n° 4, mai 2002), Sciences, recherche, et démocratie (n° 14, sept 2005), Décroissance et développement (n° 21, fév. 2008). Quatre numéros ont traité des questions religieuses, des études postcoloniales et des études de genre : Identités, différences égalités (n° 7, mai 2003), A quels saints se vouer ? (n° 12, fév. 2005), Postcolonialisme et immigration (n° 16, mai 2006), Lumières, actualité d’un esprit (n° 17, sept 2006). Trois numéros ont traité de la question sociale et des rapports de classe : Le retour de la critique sociale (n° 1, mai 2001), Propriétés et pouvoirs, (n° 5, sept. 2002), Cités en crise : ségrégations et résistances dans les quartiers populaires (n° 13, mai 2005, soit cinq mois avant le soulèvement des banlieues de l’automne). Deux numéros ont abordé la question démocratique : Émancipation sociale et démocratie (n° 3, fév. 2002), Société de l’information : faut-il avoir peur des médias ? (n° 18, fév. 2007). Enfin, sept numéros ont été consacrés aux questions stratégiques, à l’engagement et aux pratiques militantes : Changer le monde sans prendre le pouvoir ? (n° 6, fév. 2003), Déconstruire l’extrême droite (n° 8, sept. 2003), Penser radicalement à gauche (n° 11, sept 2004), Clercs et chiens de garde (n° 15, fév. 2006), L’engagement en questions, regards sur les pratiques militantes (n° 19, mai 2007), Marx hors limites : une pensée devenue monde (n° 20, sept 2007), 1968, événement global (n° 22, mai 2008).

Nous avons noué le dialogue sous forme d’entretiens ou de recensions critiques avec Adorno, Alain Badiou, Étienne Balibar, Rony Brauman, Judith Butler, Robert Castel Cornelius Castoriadis, Gilles Deleuze, Michel Henry, Armand Mattelart, Gérard Mauger, Pierre Naville, Gérard Noiriel, Jacques Rancière, Kristin Ross, Élisabeth Roudinesco, Elias Sanbar, Alan Sokal, Isabelle Stengers, Michel Surya, Jacques Testart. Nous avons créé un conseil éditorial international et contribué à la mise sur pied d’un réseau de revues européen, le Projet K. Dans la mesure de nos moyens de traduction militante, nous avons eu le souci de faire connaître des auteurs encore peu ou pas traduits en France : Fred Jameson, David Harvey, Vaisant Kaiwar, Alex Callinicos, Fabio Frosini, John Bellamy-Foster, John Holloway, Attilio Boron, Domenico Losurdo, Raul Zibechi, Chico de Oliveira, Peter Gowan, Nicola Garnham, Eqbal Ahamd, Ellen Wood… Soit plus de dix millions de signes, produits par plus de 200 auteurs et contributeurs. Un regret cependant : que les numéros envisagés sur le totalitarisme, sur le travail, sur la santé, ou sur la justice n’aient pas eu le temps de voir le jour. Malgré ce bilan encourageant, Contretemps, sous sa formule actuelle s’arrête donc avec le présent numéro. Pour des raisons éditoriales autant et plus que matérielles.

Matériellement, la revue ne parvenait à un équilibre financier précaire que grâce à une modeste subvention annuelle du centre national des lettres et à la bienveillance des éditions Textuel. La subvention ayant été progressivement réduite, puis supprimée par la commission du CNL, et les difficultés du monde de l’édition n’épargnant pas notre éditeur, nous aurions dû parvenir à un autofinancement par les ventes et les abonnements. Or, si les ventes de Contretemps sont équivalentes et souvent supérieures aux revues comparables, elles présentent deux faiblesses structurelles. D’une part, elles fluctuent considérablement d’un numéro à l’autre : ce phénomène est sans doute en rapport avec le choix initial de numéros-dossiers, quasi unithématiques, qui fait varier le lectorat potentiel en fonction du thème. D’autre part, à la différence de la plupart des revues, la vente par abonnement est de loin inférieure (et ridiculement basse) par rapport à la vente en librairie, ce en raison d’une gestion souvent chaotique des abonnements, mais aussi et surtout du manque d’effort militant pour élargir l’assise des abonnés dont, tout le monde le sait, dépend la viabilité d’une revue.

Ces difficultés matérielles n’ont cependant fait que précipiter un bilan éditorial nécessaire.

Si le principe de pluralisme a été scrupuleusement respecté sur les différents thèmes abordés, ce fut parfois au prix d’un certain éclectisme, et, à de rares exceptions près d’une présentation de points de vue sans engagement polémique de la rédaction susceptible de provoquer une controverse féconde. Ainsi, les réunions publiques organisées autour de la préparation ou de la parution des différents dossiers ont été l’exception plutôt que la règle.

Le souci d’une rencontre entre le champ de la recherche universitaire et celui de l’engagement militant a été sans aucun doute stimulant pour la pensée, mais il n’est pas parvenu à rapprocher deux lectorats potentiels : pour nombre de militants politiques et sociaux, la revue a gardé une image de publication académique, intellectuelle, difficile (et chère !). Pour les milieux universitaires, elle est apparue au contraire trop associée à une démarche militante.

Ces difficultés se sont reflétées au sein du comité éditorial. Malgré la somme des collaborations et des bonnes volontés, il n’est pas parvenu à constituer, au-delà d’un agrégat d’individus, un lieu d’élaboration collectif et une équipe dynamique. Sa faible féminisation en est certainement l’une des conséquences. Sans doute cet échec a-t-il à voir avec le choix initial de numéros thématiques dont la responsabilité était assumée par des équipes restreintes intéressées par la question, les autres membres restant alors en chômage technique. Le choix de numéros thématiques, s’il contribue à leur longévité, restreint en effet la possibilité d’accueillir des contributions spontanées, souvent de qualités, mais n’entrant pas dans la programmation de dossiers prévue un an et parfois deux ans à l’avance.

Enfin et surtout, le projet de la revue date de 2000, un an avant le 11 septembre 2001 et au moment où le mouvement altermondialiste émergeait à peine. Beaucoup de choses ont changé depuis dans le paysage politique et intellectuel, national et mondial, en fonction desquelles le profil d’une revue comme Contretemps doit être redéfini. Toutes les raisons sont donc conjuguées pour faire une pause et, non pas jeter l’éponge, mais prendre un nouveau départ. Contretemps renaîtra donc, dès l’automne 2008, et, nous allons nous y efforcer, sous une double forme : une revue électronique en ligne et une revue imprimée sur papier. Elles seront complémentaires, coordonnées, mais distinctes, ayant chacune leur rythme de réflexion, de conception, d’intervention. Nous donnons donc rendez-vous à nos lecteurs et lectrices aux mois d’octobre et de novembre 2008 pour découvrir les nouveaux visages de Contretemps et s’embarquer avec nous pour de nouvelles aventures.

Contretemps n° 22, mai 2008
www.danielbensaid.org

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