Sur le journalisme…

Je n’aime guère les journaux et rarement les journalistes.

Rien d’original à cela. Proudhon définissait le journalisme comme « le cimetière de la pensée ». Balzac comprenait que la presse transformait l’écriture en production salariée. Mallarmé voyait dans la montée des tirages la logique implacable de la marchandise : « Journal, la feuille étalée, pleine, emprunte à l’impression un résultat indu, de simple maculature : nul doute que l’éclatant et vulgaire avantage soit, au vu de tous, la multiplication de l’exemplaire et gise dans le tirage. » Musil constatait la même intimité corruptrice entre la presse et le marché : « Les journaux ne sont pas ce qu’ils pourraient être à la satisfaction générale, les laboratoires et les stations d’essai de l’esprit, mais le plus souvent, des bourses et des magasins. »

À faire commerce d’idée, le journaliste couve en lui le démagogue. Noyée dans le fait divers, l’histoire devient petite histoire. La surenchère de la titraille nivelle l’événement. Balzac encore : « Un journaliste, c’est quelqu’un qui exprime ce que le lecteur s’est déjà dit de toute façon sous une forme dont ne seraient quand même pas capables tous les commis […]. Le lecteur considère sa capacité de lecture abâtardie au journalisme comme parfaite. Il a acquis pour quelques sous le droit à la superficialité. » Le bombardement des nouvelles pulvérise la vision du monde.

Benjamin estimait que « la presse ne vise pas à permettre au lecteur d’incorporer les informations à sa propre expérience », au contraire : « les principes de l’information journalistique (nouveauté, brièveté, clarté, et surtout absence de toute corrélation entre les nouvelles prises une à une) contribuent à cet effet exactement comme la mise en page journalistique ». Plus théorique, Lukacs relevait dans le journalisme les effets généraux de la réification : « cette structure (du capitalisme) se montre sous les traits les plus grotesques dans le journalisme, où la subjectivité elle-même, le savoir, le tempérament, la faculté d’expression, deviennent un mécanisme abstrait, indépendant tant de la personnalité du propriétaire que de l’essence matérielle et concrète des sujets traités, mais en mouvement selon des lois propres. L’absence de conviction des journalistes, la prostitution de leurs expériences et de leurs convictions personnelles ne peut se comprendre que comme le point culminant de la réification capitaliste ».

« Le journalisme pense sans le plaisir de la pensée », résumait Kraus.

Des Cahiers de la quinzaine à la NRF, en passant par le Flambeau de Kraus, il y eut des revues conçues comme des anti-journaux, mais c’étaient des revues.

Il y eut aussi une autre idée de la presse, qui soit une nouvelle littérature. Tetriakov, ami et inspirateur de Brecht protestait contre la discrimination éditoriale envers le reportage, voulait mettre « la littérature non inventée du fait » au-dessus des belles-lettres inventées, et faire du journal l’épopée de notre temps : « chaque époque possède ses formes d’écriture propres, déterminées par la nature économique de cette époque […].
Le journalisme est à notre époque ce que fut la Bible pour le paysan du Moyen-Âge, ce que fut le roman didactique pour l’intelligentsia russe libérale… » C’était avant la télé…

Et Rouge ?

Rouge n’a certes pas comblé l’attente de Tetriakov ! En faisant honnêtement son travail militant, il a innové, ferraillé à contre-courant, résisté à l’émiettement du monde. Mais, en vingt-trois ans d’existence, quinzo, hebdo, ou quotidien, il n’a jamais réussi à devenir ce qu’on appelle un journal. Comme si quelque chose en lui se rebellait contre cette vocation. C’est souvent ce qu’on lui reproche. C’est pourtant ce qui fait son charme : Rouge est un anti-journal qui s’ignore.

À ceci près qu’il faut le vendre, l’acheter et le lire.

Car on peut échapper à son destin de journal, non à son destin de marchandise.

Publication et date inconnues

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