France

Actualité de la révolution

Inprecor : Nous disions de Mai 68 qu’il s’agissait d’une crise « prérévolutionnaire ». N’est-il pas simplificateur de brandir notre trilogie tragique du XXe siècle : les trois révolutions françaises trahies par le PCF : Front populaire, 1944-1947, Mai 68 ?

Daniel Bensaïd : Dès 1968 nous avons discuté les caractérisations possibles des « événements » de mai : crise révolutionnaire ou prérévolutionnaire. En utilisant les classiques – Lénine : la Faillite de la IIe Internationale ; Trotski : Histoire de la révolution russe – et leurs critères : ceux d’en bas ne veulent plus être gouvernés comme avant et ceux d’en haut ne peuvent plus gouverner comme avant, etc. On a eu la prudence de définir Mai 68 comme crise « prérévolutionnaire » en insistant sur l’importance de l’existence du facteur subjectif, le parti révolutionnaire, pour que la crise, devenue révolutionnaire, puisse déboucher. Nous étions conscients à l’époque de l’inexistence de ce parti, ou de son état à peine embryonnaire, et donc du fait qu’il était impensable que le pouvoir puisse être pris dans ces conditions ; nous marquions par là même les limites de Mai, et celle du soulèvement spontané des masses. Mais il était néanmoins parfaitement juste, face au verrou réformiste et aux théories universitaires dominantes, brodant toutes sur la passivité et l’embourgeoisement du prolétariat des pays capitalistes avancés, de souligner avec force ce que soulignait 1968 : la vivacité des capacités révolutionnaires de la classe ouvrière, l’intensité de la lutte de classe, l’actualité de la révolution.

Alors, ce que, sans doute, nous n’avons pas fait, c’est de tirer toutes les conclusions de notre analyse : l’absence du parti révolutionnaire, ce n’est pas un simple élément manquant à un assemblage, mais cela conditionne les formes mêmes de la radicalisation, les luttes et les revendications de la classe ouvrière. L’inexistence du parti révolutionnaire n’est pas étrangère au fait que la grève générale la plus importante de l’histoire du mouvement ouvrier français n’ait vu se poser que des revendications, somme toute, assez modestes : aucune plate-forme revendicative globale n’annonce ce qui se passera ultérieurement à Lip sur les problèmes de la réorganisation du travail, sur les formes de lutte ; nous avons nous-mêmes monté en épingle les formes d’auto-organisation les plus avancées (comités de grève élus, ce qui était exceptionnel – voir le livre de Jacques Pesquet : Des soviets à Saclay, Maspero, 1968), certaines étant plus ou moins imaginaires : on a parlé de la remise en marche de la production à la CSF de Brest (fabrication de talkies-walkies et d’appareils électroniques), cela relève de la légende. Or le caractère exceptionnel et numériquement restreint de ces exemples – qui avaient au moins le mérite de montrer la voie – est significatif de la limite du niveau de conscience et d’organisation.

Nous aurions disposé à l’époque ne serait-ce que de l’organisation révolutionnaire actuelle avec quelques centaines de militants ouvriers implantés portant le débat dans les entreprises, dans les syndicats, on aurait eu des caractéristiques de la grève générale qualitativement différentes. De ce point de vue, on peut dire de 1968 que ça a été le révélateur et le point de départ d’immenses luttes ouvrières en Europe, et en même temps, quelque chose de fort limité en soi et même comparativement aux crises précédentes de 1936 et 1945.

Inprecor : Alors, justement, rétrospectivement, ne peut-on pas dire que l’importance politique de 1968, c’est davantage la dimension sociale de l’héritage de 1968 (crise des valeurs et des institutions bourgeoises, crise globale de la société capitaliste) que la façon dont, concrètement, le problème du pouvoir a été posé quelques jours durant ?

Daniel Bensaïd : Quand on dit dimension sociale, on a tendance, aujourd’hui, à voir les mouvements sociaux qui se sont développés depuis : mouvement des femmes, mouvements écologiques, caractéristiques des luttes ouvrières… 1968, comme point de départ, c’est patent dans certains cas : l’insolence ouvrière, la mise en cause de la hiérarchie, la volonté de prise en charge de la production… qui se sont exprimées dans les discussions. Mais prenons le cas des femmes : leur participation a été massive, spécifique et souvent décisive dans tous les grands mouvements populaires et prolétariens de l’histoire de France, à commencer par la révolution de 1789, en passant par les journées de 1848 et sans oublier la Commune de Paris, eh bien, regardons la littérature sur Mai depuis dix ans : très peu de traces d’une apparition spécifique des femmes. La non-émergence en 1968 d’un mouvement de femmes est un indice supplémentaire des limites de ce mouvement-là et d’hiatus existant entre la combativité qui a surpris le mouvement lui-même et le fait qu’il n’y ait pas eu le temps de mûrissement suffisant pour que toutes les potentialités puissent s’exprimer.

Autre exemple, on ne peut pas dire que les préoccupations écologiques étaient très présentes en 1968 ; on comprend plutôt l’explosion écologique par la réaction au remplacement brusque de l’idéologie de la société de consommation, caractéristique des années de prospérité post-guerre mondiale (et encore sensible en 1968), par la récession de 1974-1975, les débats sur la croissance zéro, les inquiétudes des capitalistes eux-mêmes devant la crise croissante de leur société. Quant au mouvement des soldats, devenu depuis 1973 une donnée permanente de la situation politique avec la multiplication des comités, les revendications propres des soldats et la remise en cause de l’embrigadement militaire, nous ne pouvons en citer, en 1968, que quelques cas exemplaires, tel le fameux régiment de Mutzig dont les soldats avaient publié en tract leur refus de servir contre les grévistes. Là encore, nous voyons à la fois les prémisses des développements futurs mais également les limites très précises de ces phénomènes sur le moment.

Quant au plan politique, il nous apparaît évident que nous ne poserions pas le problème du pouvoir aujourd’hui comme nous l’avons fait alors. Nous pensons avoir mûri les leçons, la démarche, la réflexion sur des éléments de stratégie révolutionnaire largement enfouis ou dont la continuité a été coupée depuis les premières années de l’Internationale communiste, et évidemment pendant toute la période de réaction stalinienne. Par exemple nous avancions « centralisation des comités de grève ». Bien ! Ce n’était pas faux, bien sûr : la propagande pour la centralisation des organes de direction de la grève et pour un comité central de grève, cela fait partie de la tradition classique. Ceci dit, pour dépasser la propagande, encore eût-il fallu qu’il existe déjà des expériences assez massives et significatives de comités de grève, impliquant des non-syndiqués et apparaissant comme plus légitimes et plus représentatives que les directions syndicales elles-mêmes. Or, on ne peut pas dire qu’en 1968, la direction de la grève ait été réellement disputée aux directions syndicales par un processus d’auto-organisation. Les quelques exemples connus de débordement ne suffisent nullement à rendre agitatoire le mot d’ordre de comité central de grève, à lui donner quelque crédibilité, à le rendre concret. Aurions-nous dû, en 1968, avancer le mot d’ordre de gouvernement PC-PS alors que ces partis négociaient avec Mendès-France le contenu d’un « gouvernement populaire » ? Il est sûr que les mots d’ordre politiques centraux sont restés extrêmement limités et cela encore pendant plusieurs années. En revanche, 1968 marque le renouveau de notre réflexion sur un problème clé : celui de la grève générale et de l’auto-organisation.

Et la grève générale, comme donnée première d’une réflexion stratégique, ouvre en France la possibilité d’une alternative à la politique électoraliste, parlementaire des directions traditionnelles. Désormais la réflexion sur 1968 devra être couplée avec ce qui apparaît comme son revers : l’échec électoral de 1978. L’expérience restait inachevée ; ce qui fait qu’il est difficile de parler de 1968, c’est qu’il ne s’agit pas d’une expérience close, se suffisant à elle-même : on est encore en plein 1968 dans la mesure où les leçons de 1968 ne sont pas celles de mai-juin, mais celles de dix années allant de la grève générale à la mise sur pied du Programme commun et de l’Union de la gauche et jusqu’à la trahison électorale de mars 1978 parachevant la trahison de 1968 ; il appartient à l’avant-garde d’en tirer les bases d’une alternative politique et stratégique.

Inprecor : Non seulement la bourgeoisie a gardé le pouvoir, mais, en dépit de la persistance de la crise sociale globale et de la crise économique, il semble que la classe dominante ait été capable de porter aux travailleurs français, depuis au moins le premier gouvernement Barre (août 1976), des coups plus sérieux que dans les années précédentes. Alors n’avons-nous pas eu tendance à être trop optimistes, à croire que d’elles-mêmes les luttes ouvrières parviendraient à transcroître à nouveau en crise révolutionnaire (nous disions de Mai qu’il s’agissait d’une « répétition générale ») ? Et n’est-il pas légitime de se demander si le récent échec électoral ne marque pas, en somme, la fin d’une période, celle ouverte par Mai 68, justement ?

Daniel Bensaïd : La chose est délicate et je vais être prudent ! Mais le point de départ qui reste absolument vrai, sur lequel nous n’avons guère commis d’erreur, c’est que 68 marque le début d’une montée impétueuse des luttes et du mouvement ouvrier en France et à l’échelle européenne. Prenons l’ensemble : Mai 68 en France, les luttes de l’automne 1969 en Italie, l’explosion de 1974-1975 au Portugal, les six premiers mois de 1976 en Espagne, pendant lesquels fut battu le record mondial des journées de grève, de nouveau le mouvement ouvrier italien en 1976, on ne peut nier le développement explosif du mouvement ouvrier d’Europe occidentale.

Si on nie cela, si on reste sceptique devant la succession des hauts et des bas qui jalonnent la lutte de classes, on méconnaît les tendances profondes et fondamentales de la situation politique. Impossible de comprendre l’après-franquisme sans prendre en considération cette montée des luttes ouvrières ; les opérations internes au régime en décomposition ne peuvent rendre compte du processus ; mais les grèves de février 1976 à Madrid et l’explosion au Pays basque après le massacre de Vittoria ont précipité la chute du gouvernement Arias et la mise en place de l’institutionnalisation démocratique autour du gouvernement Suarez.

En France, on n’atteint pas ces cimes, pour des raisons d’abord économiques (or nous avons commis des erreurs d’analyse sur l’évolution de l’économie française et sur les conséquences politiques de cette évolution au temps des contrats de progrès de Chaban- Delmas et de la dévaluation du franc en 1969) ; mais même sans parler des plus grandes grèves ouvrières (1947-1948, 1953, 1963) ; le niveau moyen des grèves reste supérieur à ce qu’il était dans la décennie antérieure. Même si le nombre des journées de grève est, en France, trois fois moins élevé qu’en Angleterre, quatre fois moins qu’en Italie. Par ailleurs, il faut noter que l’augmentation des conflits, de leur durée… ne s’est pas traduite par un renforcement proportionnel des organisations ouvrières et de leur audience ; les effectifs syndicaux ont stagné par rapport au nombre de salariés et la CGT a connu un recul [même] si les autres syndicats se sont maintenus. Nous retrouvons là le couple paradoxal hérité de 68 : combativité/faible niveau de conscience n’engendrant guère de progrès des organisations ouvrières sinon au plan électoral, ce qui, sans être négligeable, reste beaucoup trop limité.

Dès lors faut-il conclure que nous avons commis d’importantes erreurs de pronostic ? L’appréciation du franc sur le développement des luttes était correcte ; elle s’est trouvée confirmée même en tenant compte des nuances apportées pour la France,

Le point sur lequel nous avons eu une vision assez unilatérale des processus sociaux, des luttes montantes, c’est notre sous-estimation du poids, de la capacité d’intervention, de division et de démobilisation des appareils réformistes qui restaient majoritaires dans la classe ouvrière de l’ensemble des pays concernés. Nous avons mal jaugé la dialectique entre la radicalisation sociale et la politique des directions réformistes. Regardons les deux ans écoulés pour mieux comprendre les perspectives. En France, PS et PC organisent l’échec électoral en divisant la classe ouvrière. Mais la question se pose aussitôt après : pourquoi cette division a-t-elle pu s’imposer sans rencontrer de résistance unitaire à la base du mouvement ouvrier, des débordements, des initiatives de ruptures nettes et plus massives d’avec les appareils, ce qui aurait pu être le cas si la maturité subjective de la classe ouvrière avait été plus forte ? Trois facteurs permettent de répondre :

– d’abord les effets de la récession de 1974-1975, des politiques d’austérité pratiquées dans les différents pays avec la stabilisation d’un nombre de chômeurs considérable : sans qu’il y ait où que ce soit de défaite ouvrière, on peut parler d’une usure de certains secteurs, une fragmentation des fronts de lutte aboutissant à un affaiblissement indéniable des réactions nécessaires aux attaques capitalistes ;

– en second lieu, la politique des réformistes, leur tactique de luttes, leur électoralisme, désarment et désorientent jusqu’aux éléments d’avant-garde ;

– enfin la dialectique cumulative de défaites partielles et limitées en Europe du Sud dont parle Ernest Mandel à la fin de son article et dont il semble sensé de dire qu’aucune d’entre elles ne constitue en elle-même un revers décisif (on ne peut même pas comparer la défaite du 25 novembre 1975 au Portugal aux journées de juillet 1917 en Russie) mais que leur conjonction en France, en Espagne, en Italie et au Portugal, inaugure vraisemblablement une nouvelle situation politique dans laquelle, sans renversement qualitatif des rapports de forces, les problèmes se posent différemment, de façon plus difficile pour les luttes quotidiennes des travailleurs et surtout pour articuler leur combat contre l’austérité avec les débouchés politiques centraux. Mais cependant, cette nouvelle situation, ces nouvelles difficultés s’accompagnent d’une réflexion et de discussions politiques relativement intenses et la nécessité de réels débouchés politiques ne fera que se poser sans cesse davantage pour un nombre croissant de travailleurs avancés et de responsables syndicaux qui en même temps s’efforcent de cerner les responsabilités des échecs et les moyens de les surmonter. Les rapports entre mouvements de masse et débouchés politiques sont plus que jamais à l’ordre du jour. Et le passage, au cours de la décennie, du mouvement de masse sans débouché au débouché électoral sans mouvement de masse, est assez bien perçu par un ensemble nullement négligeable de militants ouvriers. Nouvelle situation politique : oui ; changement de période, c’est pour le moins prématuré.

Inprecor : Plus précisément, peut-on s’attendre, paradoxalement, au fait que les échecs répétés des partis ouvriers majoritaires en Europe occidentale aient comme conséquence une profonde contestation de la ligne adoptée par ces partis, en spécifiant que cette contestation ne semble plus confinée à quelques intellectuels jadis peu dangereux pour les directions et en espérant que cette contestation ne soit pas unilatéralement droitière, accentuant le cours « eurocommuniste » des partis staliniens ?

Daniel Bensaïd : Le fait que les ouvriers embrayent ou non sur le débat lancé dans le PCF par exemple dépend très largement des luttes à venir et du type de leçons qui seront tirées ou non sur la base des années précédentes. Il est impensable qu’une opposition ouvrière de gauche puisse se développer dans un contexte un tant soit peu calme socialement. Le marxisme a quand même une logique et c’est bien la moindre des choses qu’elle s’exprime – et que nous la comprenions ! Ou bien on diagnostique un reflux croissant et alors, il est vraisemblable que les partis réformistes ne connaîtront que des effritements et de petits éclats sur la gauche tandis qu’ils engendreront essentiellement des courants opportunistes de droite accélérant – pour ce qui est des PC – leur processus de « social-démocratisation ». Ou bien on pense qu’il n’y a pas de retournement dans la période et par conséquent, soyons cohérents, les contestations, déjà perceptibles, iront dans deux directions : une systématisation à droite à la Elleinstein, qui peut d’ailleurs emporter le soutien d’une partie de la bureaucratie syndicale, mais également une ou plusieurs vagues de critiques, de ruptures à gauche, susceptibles de donner naissance à des courants plus ou moins importants, centristes de gauche, au sein des partis ouvriers réformistes et dans les syndicats. Voilà un pronostic qu’on peut faire… à condition de rester prudents sur les rythmes…

Les attaques contre la classe ouvrière continuent et continueront ; il n’y a pas eu de défaite majeure interdisant au prolétariat de se battre ; et même, le PCF s’est – verbalement – démarqué du PS en refusant de gérer ou cautionner l’austérité mais en se gardant bien d’impulser des batailles réelles accordant les actes aux proclamations. Mais cette passivité organisée tiendra-t-elle le coup devant les attaques répétées du patronat et de l’austérité ? Le pronostic sur la situation et la période est largement fonction de la réponse donnée à cette question-là. Si les licenciements se multiplient avec les fermetures d’usines sans coup d’arrêt, si dix ou vingt luttes dans des secteurs importants de la Fonction publique, dans des bastions de l’industrie, se soldent par des défaites importantes et successives, bien évidemment, le cours de la démoralisation deviendra considérable avec ce qu’il peut engendrer. Au contraire, si autour de quelques pôles de résistance, se cristallise une contre-offensive, immanquablement, s’approfondira et s’élargira la remise en cause critique de la stratégie des directions réformistes politiques et syndicales, au moins au sein d’une avant-garde ouvrière, laquelle, tout le monde est désormais d’accord sur ce point, se radicalise principalement dans les partis réformistes et les syndicats.

Inprecor : Arrivons-en à l’extrême gauche ; n’est-elle pas dans une situation paradoxale : nombre des thèmes qu’elle était seule en 68 et depuis à mettre en avant sont passés dans les faits ou sont repris à son compte par le mouvement ouvrier organisé (revendications sur le cadre de vie) ; elle a même acquis une place à part entière sur la scène politique, même au plan électoral, mais à peu près partout, on la dit en crise, et notamment en Italie, voire en France. En particulier, ici, en France, nous avons rencontré depuis deux ou trois ans des difficultés croissantes à organiser des campagnes communes avec les autres organisations révolutionnaires. Alors deux problèmes : d’abord, dans ces conditions qu’elles sont, d’après toi, les perspectives de l’extrême gauche en Europe et en France ? Ensuite, en nous retournant sur notre propre passé, qu’elles sont les principales erreurs politiques que nous avons commises au cours des années récentes ? Aurions-nous pu faire sensiblement mieux ? La lenteur plus importante que prévue du processus révolutionnaire est-elle due uniquement à des facteurs objectifs ?

Daniel Bensaïd : La crise des organisations révolutionnaires en Espagne, au Portugal, en Italie, en France est une donnée qu’on ne peut ignorer. Ceci est lié au fait que la plupart de ces organisations sont des produits de la radicalisation d’après 68, sans attaches historiques avec le mouvement ouvrier international. D’où un désarmement évident devant le problème central : l’unification de la classe ouvrière, et donc le rapport de ces nouvelles organisations avec celles, majoritaires, syndicales ou politiques. C’est encore plus vrai pour les courants maoïstes qui commencent par enterrer les partis réformistes, les PC, pour se réveiller brutalement lorsque le poids, au moins électoral des réformistes les rappelle à l’ordre et aux réalités et même lorsque des différenciations internes se font jour au sein de ces partis. C’est ainsi qu’on a pu voir le PC espagnol capable de réintégrer, de réabsorber certains groupes comme Bandera Roja. Sans une ligne d’opposition programmatique et stratégique d’ensemble combinée avec une bataille systématique pour l’unité ouvrière et le front unique avec ces partis, la plupart des groupes d’extrême gauche n’ont cessé de balancer entre le rejet gauchiste, la surestimation du rapport de forces – comme au Portugal lors de la préparation du 25 novembre 1975 – et une adaptation opportuniste aux partis réformistes ou une tactique de pression sur ces partis, s’inscrivant pour l’essentiel dans la logique de ces derniers. Exemple type : le PDUP italien qui apparaît bien comme un groupe critique du PCI mais en rien comme une alternative organisationnelle et stratégique ; ou encore, en Espagne, un groupe maoïste important comme le PT apparaît sur les mêmes positions que le PCE, voire à sa droite en ce qui concerne les alliances avec la bourgeoisie… En France, si l’on en juge par les élections législatives et les campagnes menées par les diverses organisations à la gauche du PCF, le bilan est loin d’être brillant. En quoi ont-elles mené bataille contre la politique de division de la classe ouvrière du PS et du PC ? Et en quoi ont-elles préparé l’après élections ? Et là, il faut dire que même les organisations supposées plonger leurs racines dans l’histoire du mouvement révolutionnaire et avoir des références et des traditions, comme Lutte ouvrière et l’OCI, issues du mouvement trotskiste et continuant à s’y référer, n’ont été en rien garanties ni prévenues contre des dérapages importants ; soit adaptation aux appareils réformistes en ce qui concerne l’OCI (campagne exclusivement centrée sur le désistement sans intervenir dans le débat programmatique, ce qui ne prépare en rien l’échéance électorale et ses lendemains et ce qui apporte un secours nullement critique à la direction social-démocrate face à la direction du PC), soit abstention, comme Lutte ouvrière, sur la nécessité de battre la droite, sur l’unification de la classe ouvrière, sur le désistement, sur la nécessité d’un gouvernement du PC et du PS, etc.

Finalement, notre problème, quel est-il ? C’est que notre situation est assez inédite. Nous voulons construire des partis ouvriers révolutionnaires à partir d’une extériorité quasi totale par rapport à la classe ouvrière ; ce qui n’était pas le cas des PC par rapport aux PS. De ce fait, tout notre acquis véhiculé au fil des décennies d’isolement sur le front unique ouvrier (FUO), sur les revendications transitoires, mis en avant à titre propagandiste, et plus ou moins adressé aux militants des partis réformistes pour qu’ils le reprennent à leur compte, nous avons dû le mettre en pratique en tant que ligne autonome, d’une organisation majeure même si numériquement limitée. On bute donc sur des problèmes tactiques et politiques concrets, insolubles par le simple retour aux textes. Voilà qui explique que chaque groupe se réclamant du trotskisme ait sa propre interprétation des textes en question et des réactions si différentes par rapport à une situation donnée.

Avons-nous commis des erreurs majeures et aurions-nous pu changer le cours des choses ? Nous avons commis des erreurs importantes au cours de la décennie écoulée, c’est indiscutable : jusqu’à 1972, le problème qui nous opposait principalement aux réformistes, c’était la tactique des luttes, le « oser lutter », « comment lutter »… Présenter dans les syndicats les augmentations égales de salaires contre les revendications en pourcentage, ou l’échelle mobile, suffisait à faire clivage par rapport aux directions pendant la signature des contrats. Lors de la signature du Programme commun, nous avons assez vite compris qu’il y avait un changement de situation politique, bien que le IIIe congrès de l’ex-Ligue communiste (décembre 1972) n’ait pas évité erreurs et tâtonnements ; mais il faut reconnaître que l’assimilation du changement et de ses conséquences sur notre orientation, a demandé plusieurs années et ne trouve son aboutissement qu’à présent.

Nous n’avons pas devancé fondamentalement la situation, nous l’avons comprise au fur et à mesure avec des adaptations successives. Alors, oui, nous aurions eu une ligne plus claire d’emblée et avant tout sur le front unique, nous aurions pu peser autrement sur la situation et d’abord sur l’évolution des organisations d’extrême gauche et leurs débats d’orientation, tout en conquérant par ailleurs des positions plus importantes. Changer radicalement le cours des choses, ça, je ne pense pas que c’était possible, il y a des rapports de forces par-dessus lesquels il est impossible de sauter.

Mais il faut bien comprendre qu’en 1968 même, le problème du front unique s’est posé de façon bien abstraite : la limite des phénomènes d’auto-organisation a fait que les militants du PC n’ont guère été impliqués dans des structures où ils auraient eu à répondre de leurs faits et gestes et à sortir du terrain parlementaire et électoraliste ; il y avait une coupure à peu près totale entre le terrain des luttes où nous intervenions dans la limite de nos forces et le terrain parlementaire que nous laissions évidemment aux réformistes, lesquels en faisaient, bien sûr, le seul débouché politique central envisageable. Nous n’avons rattrapé notre retard sur le front unique que lorsque le Programme commun et le renouveau du PS l’ont rendu à nouveau actuel. Nous aurions dû, nous aurions pu éviter ce retard et les erreurs concomitantes ; mais au-delà de la continuité programmatique de la IVe Internationale, il y eut, de fait, une certaine discontinuité de générations militantes qui rend compte en partie des erreurs commises en 68 et depuis…

Sans rentrer ici dans le détail de nos erreurs manifestes, il faut insister sur leur tronc commun : liée à l’inexistence d’une problématique de front unique jusqu’en 1972, la faiblesse insigne de nos revendications transitoires dans la mesure où nous pensions largement, depuis 68 en termes de débordement généralisé. Ce qui nous faisait tenir en suspicion tous les mots d’ordre de contrôle ouvrier et nous contenter d’une analyse très rudimentaire des mouvements et des contradictions de la conscience de classe, et notamment des rapports entretenus par les travailleurs avec les organisations réformistes. De là découle toute une désarticulation des batailles pour le contrôle, pour les mots d’ordre transitoires et sur la formule de gouvernement qui devrait couronner notre démarche. Sous cet angle, dans telle ou telle lutte, on peut trouver des traces de positions gauchistes ou basistes ayant marqué nos activités, encore que chacune d’entre elles devrait être remise chaque fois dans son contexte plus complexe qu’il n’y paraît ; mais le cadre général est bien celui décrit à l’instant. Et depuis 1972, il y a mise en marche d’un processus de corrections avec leurs inachèvements, leurs contradictions, leurs erreurs partiellement maintenues…

Il reviendra au IIIe congrès de la LCR de revenir sur l’ensemble de ces questions, car si nous attendons des travailleurs avancés qu’ils tirent leur bilan de la décennie écoulée, à nous de faire de même ! Ce congrès devra systématiser nos évolutions des dernières années, caractériser la période, revenir sur notre bataille de l’an passé pour l’unité de la classe ouvrière, tirer le bilan de l’Union de la gauche et faire le point sur l’extrême gauche. Voilà quatre éléments centraux permettant de tourner la page après les dix ans que nous venons de vivre. Mais l’essentiel est que le congrès porte sur les tâches qui vont être les nôtres dans la période qui s’ouvre…

Inprecor : Élargissons enfin au plan international : la IVe Internationale a analysé 1968 comme « l’année tournante de la situation mondiale » avec l’offensive du Têt vietnamien pour ce qui est de la révolution coloniale, le Printemps de Prague illustrant la montée de la révolution politique dans les États ouvriers bureaucratiquement déformés et les crises prérévolutionnaires française et italienne, point de départ de la révolution socialiste dans les pays capitalistes avancés. Là encore, on est tenté de se demander si nous n’avons pas surestimé la convergence des trois secteurs de la révolution mondiale.

Daniel Bensaïd : L’unité – frappante – de la révolution mondiale en 1968 était immédiatement perceptible pour les révolutionnaires de l’époque, vu l’origine idéologique de la radicalisation étudiante. Cela nous a servi tout en entretenant, sans doute, certaines illusions. L’enthousiasme révolutionnaire massif de ces années s’est largement nourri de cette simultanéité et de la possibilité de s’identifier assez facilement avec une figure comme celle du Che par exemple ou avec la révolution vietnamienne. D’autant que cette dernière était une composante du mouvement communiste international incarnant des perspectives de victoire révolutionnaire à court termine. Aujourd’hui, nous assistons à un éclatement complet des références pour qui ne possède pas à 100 % le programme global, la vision historique totalisante de la révolution mondiale, l’analyse synthétique du stalinisme : ceux qui se sont adonnés à défendre la révolution vietnamienne restent perplexes devant la guerre Vietnam/Cambodge ; ceux qui se reconnaissaient dans la révolution culturelle ont dû assister aux péripéties tumultueuses de la « bande des quatre » et autres…

En Amérique latine, une série de défaites… Tout cela a provoqué un reflux de l’internationalisme spontané des années soixante et donc une difficulté croissante à mener des campagnes internationalistes conséquentes, même à l’égard de la révolution portugaise… Quant à l’Afrique et au Moyen-Orient, le fait que les directions ne soient pas d’origine et de tradition communistes, constitue un facteur de doute et de confusion et empêche les mouvements de ces pays d’avoir le même pouvoir cristallisateur des rapports de forces internationaux que les révolutions précédentes, du point de vue de l’avant-garde qui se dégage.

Voilà qui justifie plus que jamais l’existence, le rôle de la IVe Internationale et les efforts que nous consacrerons encore davantage à son développement…

Inprecor n° 29 du 25 mai 1978

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