Benjamin et Hardellet rêvaient debout

Par Gérard Guégan

Pour lutter contre la somnolence : le « Benjamin » de Daniel Bensaïd et le premier tome des « Œuvres » d’André Hardellet.

Nous y revoilà. Dans son essai sur Walter Benjamin, qui déborde largement le sujet pour embrasser la nécessaire insoumission, Daniel Bensaïd note, à deux reprises au moins, que les insurgés de 1848 tirèrent sur les horloges publiques, comme pour endiguer la marche du temps ou lui reprocher sa partialité.

André Hardellet l’a-t-il su, lui qui, dans sa préface à « Donnez-moi le temps », écrit : « Quel est le plus long chemin d’un point à un autre ? » Si je le connaissais, je serais tenté de le suivre. »

Frères en rêverie, Benjamin et Hardellet, outre qu’ils se seraient accordés sur la Commune de Paris et Baudelaire, ont eu en commun de penser que « la mémoire est toujours de la guerre ». Certes, chez le Français, le passé est plus un Eldorado mythique qu’une réserve active de mythologies. Et l’Allemand, alors que triomphent en 1940 les armées nazies, se suicide à Port-Bou.

À la tragédie, Hardellet substitue l’ironie : « Il paraît que nous avons perdu la guerre parce que nous lisions trop Proust », écrit-il, « ma culpabilité dans la défaite de l’armée française ne saurait faire de doute. »

Mais Benjamin était juif, ce qui lui « ouvrait par privilège l’ordre de la plainte et du deuil ». L’enfant de Vincennes pouvait, en revanche, échapper par sa naissance à l’holocauste. Il n’empêche qu’il s’était approprié la remarque de Novalis : « L’homme meurt de ses désirs insatisfaits. »

On aura donc tout intérêt à lire de concert le « Benjamin » de Bensaïd et le premier tome des « Œuvres » d’Hardellet. La lucidité douloureuse du premier éclairant la nostalgie tout aussi douloureuse du second. Et d’abord parce que la Mémoire, plus que l’Histoire qui écrase les vaincus (et il ne peut y avoir de visionnaires que défaits), occupe le centre de leurs respectives créations.

Dans le Seuil du jardin, l’un des plus beaux romans de l’après-guerre, Hardellet met en scène l’invention après laquelle courent tous les postulants à l’éternité : la machine à rêver (plus tard, dans les années soixante-dix, Bryon Gisin et William Burroughs s’ingénièrent en ma présence à la ressusciter).

Les personnes d’Hardellet y cherchent de quoi subvertir l’ordre régnant, d’où sa destruction par les maîtres du moment. De même, Benjamin, dans le Livre des passages, souhaite ne pas faire l’inventaire des « loques et des déchets », mais « leur rendre justice » en les utilisant.

L’étonnement chez Hardellet naît de son habileté à lier le présent et le passé, la description et l’invocation. C’est l’art du dédoublement. Chaque image charrie son envers mirifique. D’ailleurs, l’écrivain lui-même vécut au rythme de sa phrase : « J’ai longtemps mené, une vie double destinée à sauvegarder les apparences tout en obéissant quand même (au moins partiellement) à mes désirs, puis, est venu le temps où la sauvegarde des conventions m’est apparue comme une gêne insupportable. »

Walter Benjamin s’essaya également à sauvegarder les apparences en taisant ses amours. Et le seul reproche que j’adresserai à son lumineux exégète, Daniel Bensaïd, est d’avoir fait le silence sur ce point. Dommage, car le désir est inséparable de la vigilance mémorielle.

Reste que sa lecture de Benjamin réveillera quiconque se laisse gagner par la somnolence qui accable tant des nôtres. Les non-réconciliés – tel était, par parenthèse, le titre d’un film de Straub qu’on devrait d’urgence reprogrammer – s’y ressourceront avec bonheur. Tout y passe, Blanqui comme Péguy, le judaïsme comme l’athéisme. À l’évidence, le sous-titre du livre « Sentinelle messianique » n’est pas gratuit. Et Bensaïd, exalté par son sujet, lève haut ses couleurs :

« Une nouveauté authentique frappe à la porte. Mais les mots pour l’accueillir se figent sur les lèvres. Le désastre du langage se mêle à la corruption des choses. Plus que bègue, le Messie est devenu aphasique. Il doit s’éveiller à son tour des cauchemars de ce siècle, redécouvrir le monde, se lever et marcher, retrouver des mots qui aient encore un sens. »

Eh bien, nous sommes prêts à les entendre, « quand, pour prendre au pied de la lettre Hardellet, bon nombre de petits rigolos qui, aujourd’hui, parlent si haut auront été balayés avec les miettes ».

Gérard Guégan
Sud-Ouest Dimanche, 2 décembre 1990

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