Bensaïd, la lettre aux fils

Par Jean Birnbau

Il s’agirait d’abord d’atteindre la jeunesse. Mieux, d’y demeurer, et pour longtemps. Histoire de le cultiver, cet esprit d’enfance qui, sans nul rapport avec l’âge (certains vieillards n’ont pas vingt ans), signe au vrai chaque élan d’indignation. Cela vaut pour tous les révoltés, célèbres ou non. De Trotski exilé, en sursis, d’avance assassiné, André Breton disait : « Il est clair que subsiste en lui un fond d’enfance d’une fraîcheur inaltérable. » De même, à propos d’Isaac Axelrud, militant du Parti des travailleurs brésilien, Daniel Bensaïd écrit : « Il racontait son long Bildungsroman avec des yeux azur d’éternel enfant, agrandis par la curiosité du monde, la fidélité et l’innocence. Il fut l’un des premiers à saisir l’importance du mouvement naissant des sans-terre […]. À 75 ans, il partait, tôt le matin, mégaphone en bandoulière… »

L’absolue rébellion d’enfance, donc, et sa continuité vécue, endurée comme une interminable urgence : ainsi s’énonce, ce qui, d’une tradition et d’un espoir, se transmet aujourd’hui sous le nom de Bensaïd, au titre de ce que le philosophe nomme Une lente impatience. Active, tendue vers le futur, celle-ci tourne le dos à « l’autosatisfaction repue », à la « nostalgie grinçante » où se complaît la « confrérie des reniés ». Nommons celle-ci, au hasard, la Génération tigres en papier : « Pendant les sombres années quatre-vingt, nous avons tenu bon sous la condescendance satisfaite des ex-ceci-cela, revenus de tout sauf d’eux-mêmes. Le sarcasme à fleur de lèvres, ils s’enquéraient, sur un ton de compassion ironique : “Alors, machin, on milite encore ?” »

Oui, encore. Par-delà les désillusions (Algérie, Vietnam, Cuba), les rendez-vous manqués (Mai 68), et jusqu’aux jours récents où « la terre s’est remise à trembler » (du Chiapas à Seattle), Bensaïd a persévéré. Aujourd’hui, pourtant, il n’a ni leçons à donner, ni épopée à exhiber. Simplement, quelque chose comme une flamboyante responsabilité : « Gamin, la lecture de La Guerre du feu, dans la collection illustrée “Rouge et or”, me passionnait. Je suivais le cœur battant les efforts de Noah et de ses frêles compagnons pour protéger l’étincelle et conserver la flamme. Sauver ce qui aurait pu, et pourrait encore, se perdre, passer le relais entre les générations, c’est un peu notre guerre du feu. »

La sienne surtout. Car, sur ce front, le soldat « Bensa » tient une position singulière. Membre fondateur de la Ligue communiste révolutionnaire, il est aussi la référence intellectuelle de cette organisation – la seule qui revendique tout à la fois son enracinement dans la longue durée du mouvement trotskiste, et, pour le meilleur comme (parfois) pour le pire, son inscription volontariste dans la vaste nébuleuse dite « altermondialiste ». Entre le vieil internationalisme ouvrier et les nouvelles radicalités sans frontières, entre la mémoire d’Octobre 1917 et la conscience du soulèvement qui vient, ils ne sont plus si nombreux à pouvoir faire le lien. Or le temps presse. D’autant que la maladie est là. Alors, à 58 ans et pour la première fois, Bensaïd ose dire « je ». Ou du moins il essaie. Un militant ne raconte pas sa vie, avait prévenu Pierre Goldmann. « L’auteur se sent gêné » – ainsi s’ouvrait, pudique, Ma Vie, de Trotski. Il faut se lancer, pourtant. Car il y va d’un nom (« Ben », le fils) à assumer, et d’un héritage, fragile, qui reste à confier. Daniel Bensaïd, gavroche du joli Mai, s’adresse ici aux « nouvelles têtes » (André Breton, encore). Pour voir s’il s’en trouve, des enfants.

Pédagogie de la fraternité, récit militant : tout commence au Bar des amis, dans la Toulouse des années 1950. S’y côtoient réfugiés espagnols, antifascistes italiens, postiers communistes et rouges cheminots. « Le peuple de mon enfance n’était pas imaginaire, mais charnel », se souvient ce « rejeton du bistrot ». Derrière le comptoir, voici les parents : maman est fille de communards, et républicaine intransigeante ; papa, boxeur et juif d’Oran, rescapé de Drancy, est avant tout un survivant – pas pour longtemps. Le reste, tout le reste, se tient déjà : d’emblée, « le besoin impatient d’autre chose », bientôt, l’insurrection contre le stalinisme, les guerres coloniales… Et puis aussi, en vrac, nous y revoilà, un certain « rappel enfantin » avec l’histoire (« du moindre pli nous faisons une montagne, d’une crevasse, un abîme vertigineux »), la quête éperdue d’un marxisme rajeuni, allié aux « subtilités de la raison messianique », ou encore, oui, le coup de foudre pour Sophie, « comme si la Manon de mon enfance faisait irruption dans ma vie »…

N’en disons pas plus. On trouve ici matière à rêverie juvénile, et rudes disputes. Sur la question de violence, sur celle du totalitarisme aussi, ce beau témoignage appelle plus d’une nuance. Demain, à coup sûr, il exigera une vraie confrontation. Reste, en attendant, cette injonction première : méditer le « livre d’apprentissage » de Bensaïd, manifeste pour une nouvelle espérance mélancolique, là où l’enfant du siècle vient donner la main aux vaincus (passés, présents), depuis l’avenir d’une promesse gardée.

Jean Birnbau
Le Monde, 7 mai 2004

Extrait

« Nous avons été formés dans la séquence historique ouverte par la Grande Guerre et la Révolution russe […]. Nos années – cinquante, soixante, soixante-dix – sont aussi lointaines, pour les têtes nouvelles du nouveau siècle, que le furent pour nous la Belle Époque, l’Affaire Dreyfus […]. Les rayons de nos astres éteints peuvent-ils encore leur parvenir ? […]. Transmettre ? Quoi ? Et comment ? Les héritiers décident de l’héritage. Ils font le tri, et lui sont plus fidèles dans l’infidélité que dans la bigoterie mémorielle. […] Comment ne pas se méfier, d’ailleurs, de cette vertueuse fidélité, que la trahison accompagne comme son ombre ? Sait-on toujours à quoi, à qui, et si on est vraiment fidèle ? La fidélité a un passé. Il n’est jamais certain qu’elle ait un avenir » (p. 10.)

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