Bensaïd underground

Par Jean Birnbaum

Daniel Bensaïd, Résistances, essai de taupologie générale, dessins de Pierre Wiaz, Fayard, 2001

Daniel Bensaïd, Les Irréductibles, théorèmes de la résistance à l’air du temps, Textuel, 2001

Le philosophe pose le problème de l’héritage – et de la transmission – du mouvement ouvrier dans sa pluralité : « généalogie taupière »

Pour ses combattants déchus, ses militants défaits, l’Histoire n’est qu’affaire de ressassement : « Je répète la même chose, parce que c’est toujours la même chose… », écrivait Bernanos en pleine guerre civile espagnole, opposant à la morgue sanguinaire des franquistes le seul « langage des vaincus ». Grand lecteur de Bernanos, Daniel Bensaïd participe de ce fertile ressassement de la « mémoire opprimée ». Celle-ci a d’abord été, pour lui, une « mémoire de comptoir » : son enfance fut bercée par le récit des exilés espagnols (encore eux) qui animaient le bistro toulousain de ses parents. Là, on remettait leurs cartes aux « camarades », ouvriers, résistants et « ex » de la MOI dans une ambiance « PC-popu ». Derrière le bar, le père, ancien boxeur issu de « petits juifs pauvres d’Oran » et « miraculé de Drancy » ; la mère, elle, est fille d’un chiffonnier du faubourg Saint-Antoine, lequel pleurait au seul nom de Karl Marx et se retrouva proscrit après la Commune de Paris. « C’est la dimension émotionnelle de la politique. Je suis tombé dedans tout petit, et de cette sensibilité populaire aux défaites passées, je garde le sentiment de la dette envers les vaincus comme principal ressort de la révolte à venir », confie Bensaïd, dans un clin d’œil fraternel à Walter Benjamin.

À lire les deux ouvrages que le philosophe vient de publier coup sur coup, on sent que l’essentiel est là, désormais, dans cet hommage aux « ancêtres », prophètes disparus d’un « messianisme rebelle ». Après trente ans de militantisme tout-terrain, cet ancien « renégat » du Parti communiste reste membre de la direction de la IVe Internationale, mais ne s’en considère pas moins comme « en retraite, dans un statut de vieux sage ». Et s’il lui arrive encore de débarquer au local de la LCR, c’est le plus souvent pour partager son expérience pratique avec d’autres militants, ceux du service d’ordre, par exemple, dont il fut longtemps l’un des chefs les plus aguerris. Car telle est bien aujourd’hui son obsession existentielle : l’héritage et sa transmission.

Mince fascicule destiné d’abord aux militants, Les Irréductibles reprennent donc un à un « les grands débats stratégiques sur l’émancipation sociale », en tenant compte des évolutions et des recompositions en cours : le combat des « sans » (emploi, papiers, logis…), la montée en puissance du néoféminisme, les nouvelles conditions spatio-temporelles et juridiques de l’action politique ou encore la difficile invention d’un internationalisme rénové. Autant d’enjeux à examiner à la lumière d’un marxisme dont Bensaïd revisite les concepts centraux pour dégager cinq « théorèmes de la résistance à l’air du temps » en forme de manifeste portatif.

Cependant, c’est avec Résistances que le problème de « l’héritage sans propriétaire ni mode d’emploi » (de type derridien, donc) se trouve véritablement posé : dans cet Essai de taupologie générale, Bensaïd part sur les traces de la fameuse « taupe » shakespearo-hégélienne, promue chez Marx figure emblématique de la Révolution et de son cheminement souterrain. De galeries en cratères, cette « vieille amie au regard fatigué » poursuit son fouissement têtu pour préparer de nouvelles éruptions. Jeanne d’Arc, Saint-Just, mais aussi Blanqui et Trotski, on retrouvera ici les grands noms éponymes de cette tradition révolutionnaire, qui prend en charge « la profonde dialectique du désastre et de l’espérance » pour refuser le monde tel qu’il est.

Pourtant, Bensaïd ne se contente pas d’appeler au renouveau d’une pensée en rupture avec l’« éternité marchande ». Il met en garde contre les bateleurs et les faux prophètes, ceux dont les « discours théologico-politiques » refoulent la question sociale à seule fin d’éviter l’Histoire dans ce qu’elle a de conflictuel, et du même coup d’aléatoire. Décortiquant, par exemple, le « miracle de l’événement » chez Alain Badiou, il montre comment le pur volontarisme philosophique débouche sur une impasse pratique, « une politique imaginaire, en lévitation ». Surtout, Bensaïd prend la mesure du grand gâchis intellectuel dont reste comptable la vitrification stalinienne : « Le PC avait nourri une certaine culture populaire, résistante, anticolonialiste, et jusque dans les années quatre-vingt, on pensait qu’il en resterait quelque chose. Or on se rend compte aujourd’hui que le décervelage a été beaucoup plus profond que prévu. Sur les trente dernières années, rien de bien marquant n’est venu de là. D’où le rayonnement soudain de quelqu’un comme Althusser. » Chez ce dernier, Bensaïd décèle d’ailleurs « la même traque à l’historicisme » que dans la pensée de Badiou : une « cécité persévérante » et une « cléricale prudence » ont mené l’auteur de Lire « le Capital » vers cette « scolastique stalinienne » qui n’impressionna guère, jadis, que les « futurs oursons savants de la social-démocratie »…

Nous y sommes. Incapable de tenir ensemble la logique de l’Histoire et sa part irréductible de contingence, toute pensée à prétention subversive s’exclut d’elle-même de la « généalogie taupière » façon Bensaïd, celle d’une tradition non pas « cachée » mais proprement underground, qu’il salue tour à tour avec les mots de la Kabbale, de Pascal ou de Derrida. Celle d’un messianisme profane attentif à l’inouï de l’événement comme aux « misères du présent » (Péguy), et dont Daniel Bensaïd est à coup sûr le vigilant dépositaire : « On ne part pas de rien. Ce qu’il s’agit de transmettre, ce n’est pas une filiation unilatérale, et encore moins le “trotskisme”, mais la mémoire du mouvement ouvrier dans sa pluralité, c’est-à-dire une culture, une continuité intellectuelle. En un mot, une fidélité. »

Jean Birnbaum
Le Monde, vendredi 11 mai 2001

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