Dossier : Après le Xe congrès du PC chinois

Chine, la barre à droite

Mao

Un parti communiste au pouvoir depuis vingt-quatre ans, un parti communiste de plus de
vingt millions de membres tient un congrès semi-clandestin, à la sauvette, bâclé en quatre jours alors que l’élection du comité central avait pris, à elle seule, douze jours au précédent congrès. Le rapport central, celui de Chou En-Lai, est un tissu de généralités et d’imprécations policières, sans le moindre bilan précis ni la moindre orientation explicite en ce qui concerne la situation de la Chine, le développement de l’industrie, la vitalité des organisations de masse.

Il y a de quoi être inquiet. Le sort de Lin Piao, successeur désigné de Mao au dernier congrès, est réglé par un chapelet d’épithètes, d’accusations contradictoires, sans que l’on sache quelles positions il a pu réellement défendre.

Décidément, il y a de quoi être inquiet.

Il y a cinq ans, les gardes rouges défilaient en Chine pour soutenir la grève générale de Mai 68. Aujourd’hui, Chou En-Lai accueille Pompidou en le félicitant des « contrats amicaux » non seulement au niveau des peuples français et chinois, mais « au niveau des gouvernements » ! Ces génuflexions dépassent les nécessités diplomatiques. Pire ! Chou En-Lai déclare dans son discours d’accueil : « nous appuyons aussi les peuples européens qui s’unissent pour préserver leur souveraineté et leur indépendance et nous sommes en faveur, de ce point de vue, de la cause de l’unité européenne qui, si elle est menée à bien, contribuera à l’amélioration de la situation en Europe et dans le monde entier ». En clair, soutien à l’Europe des trusts et des patrons pour faire contrepoids à l’Union soviétique qui est, pour la bureaucratie chinoise, l’ennemi principal !

Mao

Atelier Formes Vives » align= »acheval » />Oui, en vérité, pour les révolutionnaires, il y a de quoi être inquiet.

Tout cela est bien loin de l’image de la Chine rouge marchant sur les traces de la Commune de Paris.

Les apologistes zélés et les inconditionnels de toujours trouveront à ces positions toutes les circonstances atténuantes, tous les prétextes tactiques nécessaires. Nombre d’entre eux sont les mêmes qui parvenaient jadis à justifier le pacte germano-soviétique ; et l’affaire était encore plus grave !

Pour nous, une chose est claire : la politique de la direction chinoise ne sert en rien l’éducation et l’affermissement de l’avant-garde révolutionnaire internationale. Elle ne renforce pas le prestige du socialisme, déjà tant malmené par la bureaucratie stalinienne.

Déjà, les désillusions, les déceptions pèsent lourd sur la nouvelle génération de militants révolutionnaires. Ceux qui brandissaient le petit livre rouge sont restés le bras levé. Ceux qui criaient « Mao-Lin Piao, vive la révolution ! » sont restés sans voix. Ceux qui gobaient au bond les dernières directives du grand timonier ont eu le tournis.

Aujourd’hui, ceux qui avaient été séduits par l’égalitarisme, l’enthousiasme de la révolution chinoise, par le volontarisme de cette « feuille blanche » sur laquelle Mao prétendait pouvoir tout écrire, par ce qui pouvait être considéré comme de l’intransigeance révolutionnaire en comparaison de la bureaucratie froide de l’Union soviétique et de ses PC inconditionnels, tous ceux-là, dont on peut comprendre les raisons, en ont rabattu au mieux, ont cédé au scepticisme dans le pire des cas.

Ceux qui refont surface, qui s’y retrouvent, qui se sentent à l’aise, ce sont les mao-staliniens, les staliniens de toujours. Ils ont depuis longtemps fait de servilité vertu. Déjà, le PCMLF souligne, à l’occasion du voyage présidentiel en Chine, des « aspects positifs » dans la politique française !

Coupables aussi les idéologues ondoyants et rampants, les intellectuels maophiles, les épigones occidentaux. Un Bettelheim qui rajoute à la hâte une postface de circonstance, intégralement contre l’ultra-gauche, à son livre sur la révolution culturelle. Un Althusser qui rend hommage à la Chine, à sa critique de gauche « silencieuse » du stalinisme et continue à siéger à la tribune de la fête de L’Huma. Et les mineurs, les Daubier, les Alain Bouc du Monde.

La révolution chinoise mérite mieux.

Pour l’avenir de la révolution mondiale, pour l’éducation des militants révolutionnaires à l’échelle planétaire, elle constitue un problème fondamental, complexe, à traiter avec respect mais sans aplatissement, sans renoncement à la critique.

À la différence des directions staliniennes des PC, conservatrices et réformistes, la direction chinoise s’est révélée une direction centriste empirique, coulant une pratique révolutionnaire dans le moule d’une idéologie stalinienne. Après une brève expérience, elle a dégagé l’édification du socialisme en Chine du modèle soviétique favorisant la bureaucratisation accélérée.

Tout cela est décisif et mérite réflexion, débat.

De nouvelles voies ont été frayées, de nouvelles solutions explorées. Il faut en tenir compte.

Mais la bureaucratie chinoise n’était pas pour autant une direction marxiste révolutionnaire conséquente. Il n’y a pas de solution définitive au problème de l’édification socialiste dans un seul pays, surtout dans un pays peu industrialisé.

Les contradictions de l’économie de transition peuvent être réduites, maîtrisées, elles ne peuvent être abolies.

Pour les dominer au mieux, une intense activité des masses, l’exercice à grande échelle de la démocratie ouvrière, c’est-à-dire l’expression politique autonome des travailleurs à travers des comités, des soviets qui sont les véritables organes d’État, est indispensable. Le parti n’est qu’un courant politique qui propose ses solutions et les défend, il n’est pas une caste super-étatique.

Pour les résoudre définitivement, l’extension internationale de la révolution socialiste, l’écrasement mondial du système impérialiste sont nécessaires. C’est en quoi la solidarité internationaliste avec les luttes révolutionnaires n’est pas un devoir moral, une générosité de vainqueurs, mais un aspect indissociable de l’édification socialiste.

Sur ces deux points capitaux, la direction du Parti communiste chinois a failli ; elle a privilégié la défense de ses intérêts bureaucratiques et de ses intérêts d’État par rapport à la défense d’une dictature du prolétariat qui soit en même temps la démocratie ouvrière la plus large et par rapport à ses devoirs internationalistes.

Son Xe congrès confirme qu’elle est devenue ouvertement, en s’engageant à fond dans la coexistence pacifique tripartite, un frein aux luttes révolutionnaires, tant par ses écrits que par ses actes.

Un bond en avant, deux bonds en arrière !

À partir de deux voyages en Chine (1970 et 1972). Alberto Jacoviello, membre du PC italien, responsable de la rubrique internationale de L’Unita, vient de publier un livre intitulé L’Hypothèse chinoise. Dans ce livre, Jacoviello rappelle quand et comment l’orientation du PC Chinois s’est séparée de l’expérience soviétique d’édification socialiste : « Il ne faut jamais oublier que, jusqu’au milieu des années cinquante, et même après, on était en train de construire en Chine une sorte de seconde Union soviétique. C’est de Moscou que partaient les lignes d’inspiration, c’est vers Moscou que regardaient les dirigeants chinois pour bâtir et consolider la structure, l’échafaudage de leur État. Le « Grand Bond en avant » de 1958 fut le premier geste de rupture avec cette orientation… »

C’est pour lui, le coup d’envoi de « L’hypothèse chinoise ».

Sur les traces de l’URSS stalinienne

Il est vrai que le premier plan quinquennal, inauguré en 1953, prenait modèle sur la politique économique stalinienne : priorité à l’industrie lourde, collectivisation accélérée de l’agriculture. Pour la période de 1953 à 1957, la progression de l’industrie prévue était de 14,7 % en moyenne par an, contre 4,3 % seulement pour l’agriculture, 58,2 % des investissements étaient destinés à l’industrie, 19,2 % aux transports et aux télécommunications, 7,6 % seulement à l’agriculture. L’industrie des biens de production se voyait réserver la part du lion (88,8 %) par rapport à celle des biens de consommation (12 %), plus encore que dans le premier plan quinquennal soviétique !

Dès 1955, Mao Tsé-toung insistait sur le développement à la campagne d’une couche de paysans riches, bénéficiant de la réforme agraire modérée de 1950. « Ainsi que chacun l’a vu au cours des récentes années, l’influence des forces qui tendent spontanément vers le capitalisme se développe chaque jour dans les campagnes. De nouveaux paysans riches apparaissent partout et beaucoup de paysans moyens prospèrent, s’efforcent de devenir paysans riches. » Le PC chinois était donc déjà confronté à ses koulaks. Le développement des coopératives de production, engagé en 1953, dans le cadre du plan n’a progressé que lentement jusque-là. Début 1955, il existe 650 000 coopératives regroupant 17 millions de familles. Au cours de l’année, le mouvement s’accélère et à la fin de l’année 1 900 000 coopératives regroupent 70 millions de familles ! Cette collectivisation forcée est accueillie comme en URSS en 1930, bien qu’à moindre échelle, par l’abattage du cheptel et la consommation des réserves qu’il n’était plus possible de dissimuler.

Enfin, c’est à la même époque que la modernisation de l’Armée populaire de libération, la valeur exemplaire de la science militaire soviétique sont vantées. La loi du 30 juillet 1955 instaure un système de conscription obligatoire inspiré du système soviétique : trois ans dans l’armée ou la sécurité publique pour tout citoyen âgé de 18 ans. Le 27 septembre 1955, dix vieux dirigeants de l’APL sont nommés maréchaux…

L’alerte de 1956

Au cours de l’année 1956, plusieurs facteurs, dont le XXe congrès du PC de l’Union soviétique, dont les soulèvements de Pologne et de Hongrie, vont contribuer à remettre en cause la validité du « modèle soviétique ». En Chine même, l’application du premier plan quinquennal a développé les contradictions de la gestion bureaucratique et accumulé un mécontentement dont la libéralisation des « Cent fleurs » laisse entrevoir l’ampleur. À l’université de Wuhan se produisent des affrontements qualifiés de « petite Hongrie », trois responsables de l’université sont fusillés. Début 1957, 200 000 coopératives hâtivement constituées et mal gérées durent être dissoutes. Au sein du parti un débat se développe sur la nécessité de développer la mécanisation de l’agriculture avant la collectivisation, pour convaincre les paysans de la supériorité du travail collectif mécanisés le travail individuel artisanal.

À la même époque (fin 1956) et pour des raisons analogues, les paysans de la province du Nghe An au Nord Vietnam, province qui avait vu naître en 1931 les premiers soviets paysans, s’insurgent contre la collectivisation forcée bureaucratique et sont réprimés. Truòng Chinh, responsable de la réforme agraire est écarté.

À partir de ce moment, les directions des PC chinois et vietnamien, qui viennent d’expérimenter les périls du modèle soviétique, vont chercher leur propre voie d’édification socialiste. La politique stalinienne n’avait pu s’appliquer que dans un contexte de recul de la révolution mondiale, au prix de déportations massives et de l’anéantissement de la vieille génération bolchevique. Le début des années cinquante est marqué au contraire par une remontée de la révolution, notamment dans les pays coloniaux : les travailleurs chinois et vietnamiens n’étaient pas prêts à subir sans combattre le poids d’une dictature bureaucratique. Leur résistance a nourri des contradictions au sein même du PC Chinois qui se prolongent jusqu’à la révolution culturelle.

La signification du Grand Bond

Le Grand Bond en avant de 1958, la généralisation des communes populaires équipées de leur industrie locale constituent la première rupture de la direction maoïste envers l’exemple soviétique. C’est la réponse empirique, volontariste qu’elle apporta au problème de l’économie de transition.

La formule « Prendre l’agriculture pour base et l’industrie pour guide » s’oppose, sous son apparente banalité, à la priorité absolue à l’industrie lourde elle témoigne d’un souci d’équilibre dans l’édification économique, qui corrige les outrances du premier plan quinquennal. Le système des communes populaires permet de marier l’agriculture et l’industrie, de lier l’enseignement à la pratique, de freiner les différenciations sociales, d’utiliser à plein la main-d’œuvre disponible en la mobilisant pour les grands travaux d’irrigation, de construction de routes…

Surtout, s’il n’empêche pas l’existence d’une bureaucratie, ce système limite son autonomisation par rapport aux masses. La priorité absolue à l’industrie lourde peut s’accommoder d’une gestion hypercentralisée bureaucratiquement, peu informée sur les besoins réels des masses. En revanche, le maintien d’un équilibre entre l’agriculture, l’industrie légère, l’industrie lourde, suppose qu’il existe des canaux d’expression, même limités, des masses, que la production demeure au moins partiellement adaptée à leurs besoins, sous peine de sombrer dans une totale anarchie.

Cette orientation du Grand Bond confirme de façon paradoxale la différence entre la direction maoïste et une direction stalinienne. Déjà, entre 1945 et 1949, dans la lutte pour le pouvoir, la direction maoïste s’était manifestée comme une direction centriste bureaucratique, capable de mener à bien cette lutte. À la différence des PC grecque, français, italien, elle avait refusé de rendre les armes, de se soumettre à l’autorité du Kuomintang. La pression des masses paysannes dans le sens de la réforme agraire a pu pousser le PC chinois à agir ainsi ; mais on ne peut pas dire seulement qu’il a pris le pouvoir malgré lui : pour venir à bout du Kuomintang, pour lancer une offensive militaire de cette ampleur, pour surmonter les embûches de Staline lui-même, il a fallu une détermination révolutionnaire qui n’est pas le propre des partis staliniens.

C’est encore cette nature contradictoire de la direction maoïste qui s’est manifestée à l’occasion du Grand Bond. Le caractère empirique de cette orientation, le volontarisme dans son application, ajoutés aux calamités naturelles, aux mauvaises récoltes, ont débouché sur un échec économique. Le retrait de l’aide soviétique, véritable coup de poignard dans le dos, n’a pu qu’aggraver de façon catastrophique la situation. Il n’est d’ailleurs pas surprenant que les divergences entre les bureaucraties soviétique et chinoise aient pris à ce moment précis l’allure d’une crise ouverte : la nouvelle orientation chinoise ne pouvant apparaître que comme une contestation indirecte du système sur lequel repose le pouvoir de la bureaucratie soviétique.

Le cours amorcé avec le Grand Bond, l’expérience des communes populaires témoignent donc de la recherche d’une solution originale aux problèmes de l’économie de transition dans des pays à prédominance agricole. Même si cette solution ignore les apports fondamentaux de l’opposition de gauche soviétique sur la question, elle se distingue fondamentalement de la solution stalinienne.

C’est pourquoi, il ne faut pas sous-estimer l’intérêt de cette expérience. C’est ailleurs que doit porter la critique : la direction maoïste n’a pas conçu cette solution comme liée au développement de la révolution mondiale, comme un moyen de gagner du temps, de limiter les contradictions sans les abolir. Au contraire elle a continué à se situer dans la problématique « de construction du socialisme dans un seul pays ». Elle a cru pouvoir ainsi « atteindre le communisme en quinze ans » indépendamment d’une extension de la révolution mondiale lui permettant de bénéficier, dans le cadre de la division internationale du travail, des découvertes technologiques les plus avancées.

Ainsi, les communes populaires ne pouvaient constituer qu’un recours provisoire, ainsi que l’expliquait dès 1959 Ernest Mandel : « Des industries locales, construites avec une technologie ancienne et un équipement fabriqué localement, ont une faible productivité. Aussi longtemps qu’elles sont un supplément absolu à la richesse nationale et une école de technique et d’habitudes industrielles qui rendent plus aisée la transition du paysan vers l’usine moderne, elles sont d’une importance énorme. Mais à partir du moment où la productivité dans l’agriculture commence à s’élever rapidement, le phénomène bien connu des ciseaux apparaîtra. Les prix agricoles tombent par comparaison avec les prix des rares biens de consommation industriels meilleur marché. Il y aura un risque politique d’aliéner la paysannerie au régime ouvrier ; il y aura le danger au régime ouvrier [incompréhensible] ; il y aura le danger économique d’un refus artificiel ou même d’une diminution du surplus agricole. Le fonds d’investissement mobilisé par la mobilisation volontaire du chômeur rural doit être transformé en équipement fixe moderne, prêt à fournir des biens industriels bon marché à la campagne. Des aciéries modernes remplaceront progressivement les fonderies locales. Les deux processus, entrelacés au début se dissocieront. Les projets locaux à faible productivité disparaîtront. » (Quatrième Internationale, février 1959).

L’esprit du Grand Bond

Les mauvais résultats économiques du Grand Bond ont précipité les différenciations au sein même de la bureaucratie. Peng Te-huai, le premier à réagir, fut évincé dès 1959 ; mais le centre de gravité s’était déplacé au sein de l’appareil au détriment de Mao. La politique menée sous la présidence de Liu Shaoqi revint à une prudence tâtonnante. Le plan quinquennal laissé en suspens, fut remplacé par une planification annuelle, pas à pas ; les communes populaires furent réorganisées en abaissant le niveau des unités de base à celui des brigades de production, en autorisant les lopins privés dont les produits échappaient à la fixation centrale des prix.

Par rapport à cette pause, la phase ascendante de la révolution culturelle constitue une relance de l’orientation du Grand Bond à l’initiative de la fraction maoïste. De même que les communes populaires avaient en 1958 été équipées de petits hauts-fourneaux, de petites usines d’engrais azotés d’une capacité de quelques millions de tonnes ont ainsi, explique Bettelheim, été installées dans nombre de districts ruraux, ces usines utilisent de petits compresseurs produits par des usines rurales. Ainsi encore la charte d’Anschau (grand complexe industriel chinois du Nord-Est) élaborée par Mao en 1960 et directement opposée à celle du complexe métallurgique de Magnitogorsk, en URSS, était restée lettre morte. Son application a été remise l’ordre du jour en 1968. Or les points fondamentaux de cette charte consistaient à mettre la politique au poste de commandement, à s’appuyer sur les masses, à pratiquer la participation des ouvriers à la gestion et des cadres au travail manuel.

La relance de cette politique du Grand Bond correspondait à un accroissement de certaines difficultés : surpopulation, chômage, chômage des étudiants surtout.

Le coup d’arrêt

Pour régler le conflit au sein de la bureaucratie, les diverses fractions firent appel à des couches de la population dépassant largement les rangs du parti. Cette mobilisation des masses, encouragée au début par la bureaucratie, est allée au-delà des buts qui lui étaient fixés, elle a ébranlé le pouvoir de la bureaucratie et laissé entrevoir ce que pourrait être un véritable pouvoir populaire. En janvier 1967, en particulier, les travailleurs de Shanghai et d’autres villes attaquèrent les locaux du parti et du gouvernement pour faire valoir leurs propres exigences : garantie des salaires, suppression du travail temporaire, suppression des inégalités de salaires en cours d’apprentissage et dans les emplois contractuels, etc. Les textes du groupe Chen Wu Lien du Hunan, cité par ailleurs, expriment cet espoir révolutionnaire qui a pu naître des mobilisations de masse de janvier et
août 1967.

Le 5 janvier, la Commune de Shanghai fut proclamée et célébrée comme l’héritière de la Commune de Paris. Deux jours plus tard, pourtant, cette appellation était désavouée par les autorités centrales de Pékin. Et, dès le 24 janvier, elle était remplacée par le comité révolutionnaire fondé sur la « triple union » de l’armée, des cadres réhabilités et des rebelles révolutionnaires. Ces comités locaux se généralisèrent ; en leur sein, les cadres, mais surtout l’armée souvent prédominante, incarnaient la continuité de l’appareil d’État. Dès la fin de l’année, le groupe, désigné comme groupe du 16 mai, considéré comme l’aile marchante de la révolution culturelle au sein du parti et qui prônait l’épuration de l’armée même et l’armement des masses, était éliminé.

Après le rejet de la Commune au profit des comités révolutionnaires de triple union, après l’élargissement de cette triple union à la « grande alliance » permettant de réhabiliter l’essentiel du vieil appareil, pendant l’année 1968 et surtout après le IXe congrès du PCC. au printemps 1969, l’autorité du parti allait être rétablie de la façon la plus grossière.

Lors de son voyage en 1973, Jacoviello, qui sympathise avec le maoïsme, constate que le président du comité révolutionnaire est « presque toujours » le secrétaire du comité de parti, que le « parti doit donc diriger », (ce qui est conforme, soit dit en passant à ses statuts, ceux de 1956, de 1969, ou de 1973…).

Pire encore, les délégués au IXe congrès sont « choisis » et non élus. Le successeur de Mao est désigné nommément dans le préambule des statuts :

« Le camarade Lin Piao a toujours porté haut levé le grand drapeau rouge de la pensée de Mao Tsé-toung. Il applique et défend avec la plus grande loyauté et la plus grande fermeté la ligne révolutionnaire prolétarienne du camarade Mao Tsé-toung. Le camarade Lin Piao est le plus proche compagnon d’armes et le successeur du camarade Mao Tsé-toung. »

Enfin, l’ordre hiérarchique dans la direction du parti est souligné par des souhaits différenciés de bonheur et de longévité au président, à son dauphin et à leur suite.

Toutes choses qui paraissent inconcevables dans une organisation régie par le centralisme démocratique prétendant respecter la démocratie ouvrière.

La normalisation

Ainsi, le Xe congrès du Parti communiste chinois semble consacrer la réussite provisoire d’un processus de normalisation. La bureaucratie chinoise a joué les apprenties sorcières. Un moment ébranlée par le mouvement social qu’elle avait contribué à déclencher, elle a précipitamment fait machine arrière pour préserver l’essentiel. Au prix de larges réconciliations : Chen Ti restait dans le comité central élu au IXe congrès, Deng Xiaoping, ex-secrétaire du parti, principal complice de Liu Shaoqi selon les dénonciations des gardes rouges, y revient avec le Xe congrès.

Ceux qui n’ont pas compris à temps le sens, la nécessité pour la bureaucratie, de cette normalisation ont été balayés, quelles qu’aient été leurs fonctions : Lin Piao et Chen Boda, second et quatrième personnage de la hiérarchie ! Leur défaite marque une relativisation du rôle de Mao, lui-même, dont les éventuelles interventions au congrès ne sont pas publiques à ce jour.

L’orientation appliquée ne semble pas fondamentalement différente de celle qui précédait la révolution culturelle. Chou En Lai continue à gouverner, sans Liu Shaoqi. Et les différences les plus nettes marquent une évolution à droite du régime.

C’est la politique internationale de l’État chinois qui l’illustre le plus clairement. Il ne s’agit certes pas d’une totale innovation. À Bandoeng, lors des accords de Genève, ou dans son soutien au PC indonésien, cette politique ne s’était pas distinguée par l’intransigeance de son internationalisme révolutionnaire. Mais depuis 1969, un pas a été franchi, incontestable, dans le sens de la systématisation. Le changement d’attitude de l’impérialisme à l’égard de la République populaire de Chine, d’abord manifesté par les impérialismes européens et japonais dès les années soixante, puis par l’impérialisme américain au début des années soixante-dix, a contribué à mettre la bureaucratie chinoise sur les rails de la « coexistence pacifique », de même que le changement d’attitude de la bourgeoisie internationale à l’égard de l’URSS à partir de la conclusion du pacte militaire Laval-Staline avait définitivement soldé l’adhésion du Kremlin au statu quo international. Si la visite de Nixon à Pékin a valeur de symbole, si elle a provoqué des inquiétudes même chez les révolutionnaires vietnamiens, elle ne doit pas faire oublier l’accumulation de faits qui dessinent une politique.

La Chine a soutenu le dictateur pakistanais Yahya Khan contre la bourgeoisie indienne, et nié le droit à l’autodétermination du peuple bengali. Elle a soutenu ouvertement le gouvernement ceylanais de Bandaranaike au moment ou il réprimait dans le sang les révolutionnaires du JVP. En 1971, elle apporta son appui à Neimery, bourreau des masses soudanaises. Que l’État chinois soit amené à passer des compromis, des accords commerciaux, c’est logique et compréhensible. Mais ça n’oblige en rien le PC chinois à s’associer aux démarches diplomatiques et encore moins à témoigner de l’amitié, à décerner des diplômes d’anti-impérialisme, aux tyrans iraniens, au « roi des rois » éthiopien, au dictateur camerounais Ahidjo assassin d’Ouandié. Ou encore, à se féliciter de l’entrée de l’Angleterre capitaliste dans le marché commun pour renforcer l’Europe capitaliste face au « social-impérialisme soviétique ». À l’époque de Lénine et de Trotski, les louvoiements diplomatiques de l’État soviétique n’empêchaient pas l’Internationale communiste de continuer une politique révolutionnaire.

Cette orientation internationale est confirmée par un réajustement intérieur : rétablissement d’une politique axée sur les stimulants matériels dans l’agriculture ; rétablissement du principe de « rentabilité individuelle » des entreprises dans l’industrie ; accentuation de l’éventail des salaires qui (ayant été réduit de 1 à 40, à 1 à 3 pendant la révolution culturelle) recommence à s’ouvrir.

Le Xe congrès du PCC marque donc une normalisation de la situation, une restructuration de l’appareil d’État, une cristallisation bureaucratique accrue.

Mais les millions de jeunes et de travailleurs chinois mobilisés il y a quelques années, passionnément mêlés à la discussion politique, n’ont pas purement et simplement disparu de la scène. À l’époque, tout le monde s’entre-battait au nom de la pensée de Mao. Maintenant, leur conscience mûrit, les bilans sont assimilés, les prochaines luttes marqueront le dégagement certain d’une avant-garde.

La bureaucratie chinoise sort rétablie, mais non renforcée de la crise.

Rouge n° 220, 14 septembre 1973
www.danielbensaid.org

Où va la Chine ?


Texte du Cheng Wu Lien, grand comité révolutionnaire de la province de Hounan, qui se comparait aux soviets de 1917 et se définissait lui-même comme « la forme embryonnaire d’une Commune ».

Pendant la révolution de janvier, le passage du pouvoir des mains des bureaucrates dans celles de la classe ouvrière pleine d’ardeur, s’était accompli rapidement. Le peuple avait subitement découvert que la vie pouvait continuer sans les bureaucrates et même qu’il pouvait vivre et accomplir de plus grands et de plus rapides progrès. La tentative d’intimidation de la part des bureaucrates qui avaient déclaré avant la révolution : « sans nous la production s’effondrera et toute la société tombera dans le chaos » s’était révélée fausse.

En réalité, les forces productives furent complètement libérées par l’élimination des bureaucrates et des organismes bureaucratiques. Le ministère des Mines s’effondra, mais la production du charbon fut la même qu’auparavant. Le ministère des Transports s’effondra, mais les transports s’effectuèrent comme d’habitude. Toutes les sections locales des comités du parti s’effondrèrent, mais le travail continua comme auparavant. De plus, la classe ouvrière s’était sentie beaucoup plus libre d’exprimer son enthousiasme et de prendre des initiatives en vue de la production. Le fait que les ouvriers purent, en janvier, diriger eux-mêmes les usines fut un véritable stimulant. Pour la première fois, les ouvriers eurent cette impression : « ce n’est pas l’État qui nous dirige, mais c’est nous qui dirigeons l’État ». Pour la première fois, ils avaient l’impression de produire pour eux-mêmes. Jamais leur enthousiasme n’avait été si grand ni leur sens de la responsabilité aussi fort, car ils étaient les maîtres à la maison. Les fabriques de tissage et les filatures de Tchang-Cha, ainsi que d’autres usines, créèrent des groupes révolutionnaires d’ouvriers et bien d’autres choses.

Tel fut donc le véritable aspect de la mutation de classe opérée par la révolution de janvier. De fait, en cette courte période, se réalisa en certains endroits, bien qu’encore superficiellement, l’essentiel de la « Commune populaire de Chine ». La société se trouvait dans une situation de « dictature des masses » analogue à celle de la Commune de Paris. L’explosion de la révolution de janvier montra au peuple que la Chine était en marche vers une société dégagée de toute bureaucratie et que 90 % des cadres supérieurs avaient formé une classe privilégiée. La loi concrète de l’évolution de la lutte des classes détermina la majorité de ceux-ci à se retirer en janvier.

D’où vint que le président Mao, après avoir si énergiquement soutenu la « Commune » s’éleva tout à coup contre la création d’une « Commune populaire de Shanghai » ? Pour le peuple révolutionnaire, c’est quelque chose de difficilement compréhensible. Le président Mao avait considéré la « Commune » en tant qu’institution politique qui devait être réalisée au cours de la première révolution culturelle. Maintenant, il déclare soudain : « les comités révolutionnaires sont une excellente chose ! ». Une révolution, pendant son long parcours, avance en zigzags : combat-échec-nouveau combat-nouvel échec-combat jusqu’à la victoire.

Le mouvement de vols d’armes avait été important au mois d’août. Cela ne s’était jamais vu dans les pays capitalistes ; c’était aussi la première fois que, dans un pays socialiste, une nation entière s’était transformée en armée. Avant la révolution culturelle, les bureaucrates n’avaient réellement pas osé donner des armes au peuple. La milice n’était qu’une façade derrière laquelle les bureaucrates tenaient en bride la force armée du peuple. La milice n’est certainement pas une force armée de la classe ouvrière, mais un docile instrument dans les mains des bureaucrates. Mais maintenant, par le mouvement de vols d’armes, les masses n’avaient pas reçu les armes comme un cadeau venu d’en haut ; pour la première fois, elles les avaient enlevées des mains des bureaucrates en s’appuyant sur la violence du peuple révolutionnaire. Pour la première fois, les travailleurs possédaient leurs « propres » armes.

Les réformes sociales sont restées en panne, les transformations sociales n’ont été ni consolidées, ni réalisées en profondeur, l’« objectif » de la première grande révolution culturelle n’a pas été atteint. Pour parler avec les masses : « après tant d’agitation, rien de changé ! ».

Cheng Wu Lien, fin 1967

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