Débats et enjeux du prochain congrès mondial

Nous vivons des bouleversements de la situation mondiale tels qu’il s’en produit au plus tous les demi-siècles. Un équilibre est rompu sans qu’un nouvel équilibre se dessine. Les dictatures bureaucratiques s’effondrent à grand fracas, libérant des forces sociales captives et atomisées depuis plusieurs décades. Et pourtant, ce qui caractérise la situation mondiale, c’est que les bourgeoisies impérialistes ont l’initiative et que le mouvement ouvrier et les organisations révolutionnaires sont rejetés globalement à la défensive. Il s’agit d’une contradiction réelle, dont nous avons à comprendre les raisons sociales et historiques, non d’une contradiction logique.

I. L’impérialisme à l’initiative

1. Nous avons soutenu sans réserve les soulèvements démocratiques contre les dictatures bureaucratiques de l’Est. Quelle qu’en soit l’issue immédiate, il fallait que cela fût fait.

2. À partir de cette première étape de la révolution antibureaucratique, plusieurs voies, et non une issue à sens unique, étaient ouvertes : soit l’approfondissement de la révolution politique dans le sens d’un épanouissement de la démocratie socialiste, de la socialisation effective de la production et du pouvoir ; soit la restauration capitaliste.

3. À la différence de la dynamique indiquée dans les expériences antérieures de Hongrie, Pologne ou Tchécoslovaquie, le vent d’Est ne souffle pas de façon prépondérante dans le sens d’une renaissance des conseils et de l’auto-organisation populaire, mais dans celui d’un engouement pour les performances supposées du marché. Au lieu que la montée de la révolution politique en URSS donne un deuxième souffle à la révolution polonaise et attire le mouvement populaire de RDA sur la voie d’une rénovation socialiste, c’est l’attraction par l’Europe capitaliste qui pour l’heure l’emporte :

a) le mouvement ouvrier polonais indépendant a connu une profonde défaite : affaiblissement puis division de Solidarnosc en deux ailes majoritairement restaurationnistes ;

b) l’unification capitaliste de l’Allemagne signifie le renforcement structurel d’un des impérialismes les plus puissants.

4. La chute des dictatures bureaucratiques, si elle ne débouche pas sur des avancées de la révolution politique et la 
renaissance d’un internationalisme militant, signifie un isolement accru des mouvements révolutionnaires dans les pays 
dépendants face à l’impérialisme.

5. Il faut expliquer pourquoi les choses évoluent ainsi et non dans le sens que nous avions pronostiqué à partir des indications données par les expériences de la révolution politique jusqu’au congrès de Solidarnosc de 1981. Nous avancerons comme hypothèse explicative la combinaison de deux facteurs :

a) l’épuisement du mode d’accumulation bureaucratique lorsqu’il s’est agi de passer d’une accumulation primitive extensive et d’une industrialisation lourde à une production intensive supposant aussi bien une prise en compte des besoins de consommation qu’une nouvelle révolution technologique peu compatible avec les mécanismes de la planification bureaucratique. Tous les indices attestent une inflexion dans le début des années soixante-dix qui amorce la spirale de la « stagnation ». À la différence des années cinquante et soixante, les mouvements antibureaucratiques ne s’appuient plus sur un développement impétueux des forces productives pour contester le gâchis bureaucratique et exiger la démocratie sociale. Ils conjuguent une explosion démocratique contre l’oppression avec un constat de faillite économique et sociale du système ;

b) les bourgeoisies impérialistes ont pu, depuis le milieu des années soixante-dix, modifier à leur avantage les écarts de productivité du travail, et transférer le fardeau de la crise sur les économies des pays dépendants et des régimes bureaucratiques. Cette évolution du rapport de force a été possible dans la mesure où ces bourgeoisies (non seulement en Europe mais davantage encore aux États-Unis et au Japon) ont pu infliger non des défaites historiques, mais des défaites significatives à des secteurs clefs du prolétariat des métropoles, en même temps qu’elles pouvaient acheter grâce à leurs surprofits une paix relative négociée par les directions réformistes du mouvement ouvrier au nom du moindre mal et des secteurs qui tirent malgré tout leur épingle du jeu.

II. Les obstacles à la stabilisation d’un nouvel ordre international

6. Si l’impérialisme a l’initiative, la situation n’est pas pour
autant stabilisée. Nous sommes dans une situation de déjà plus
et de pas encore : un ordre s’achève sans que le nouveau soit
assuré. Nous recenserons quatre obstacles majeurs sur cette
voie :

– les rebondissements probables de la crise économique ;
– les difficultés de la restauration capitaliste à l’Est ;
– les explosions sociales de pays dépendants ;
– la crise de direction impérialiste et la construction européenne.

7. L’avenir dépend pour beaucoup de ce qui se passe dans 
l’onde dépressive longue amorcée au début des années soixante-dix. Soit 
une nouvelle expansion est amorcée, qui permettrait de financer
 à partir d’une nouvelle croissance, à la fois la restauration 
capitaliste à l’Est, l’aide au tiers-monde et la paix sociale dans 
les métropoles ; soit ce n’est pas le cas et la recherche d’un 
nouvel équilibre mondial risque de trébucher sur des arbitrages 
lourds de conséquences sociales :

a) nous assistons à une concentration sans précédent des 
richesses (États-Unis, Europe, Japon), tandis que le tiers-monde 
s’enfonce dans la misère (exportation nette de capitaux, croissance négative par tête) ;

b) la reprise des années 1982-1989, plus durable et moins hésitante que celle de 1975, a permis un redressement des profits, une relance dans les dernières années de l’investissement productif, et l’esquisse d’un nouveau régime d’accumulation (nouvelles technologies/nouveaux produits/nouveau rapport salarial – individualisation + flexibilité) ;

c) mais la base de cette reprise reste fragile. Elle repose sur le double déficit et l’endettement US, sur la spéculation, sur les productions d’armement ; les éléments d’un nouveau régime d’accumulation ne sont ni systématisés ni généralisés. Ils ne pourraient l’être que sur la base combinée :

– d’une restauration substantielle du capitalisme à l’Est (et non de la seule RDA) offrant une extension qualitative des débouchés ;
– d’une réorganisation territoriale et étatique des puissances impérialistes elles-mêmes, notamment en Europe ;

8. La restauration à l’Est n’est pas jouée, à l’exception de la RDA. Nous nous trouvons là devant un événement inédit vis-à-vis duquel l’imagination risque de nous jouer des tours : nous ne pouvons imaginer la contre-révolution restaurationniste comme un Octobre à rebours (Eisenstein rebobiné). Nous devons nous efforcer de définir des critères combinant plusieurs facteurs : la nature et le projet des forces politiques dominantes, le degré de démantèlement des vieilles institutions bureaucratique et des rapports juridiques, le degré de privatisation aboutissant à une régulation marchande prédominante, le poids de l’impérialisme mondial et le rôle de ses courroies de transmission institutionnelles et monétaires. Si nous combinons ces critères, nous pouvons considérer que la restauration est politiquement jouée en RDA ; elle est loin de l’être dans les autres pays ou globalement. Les obstacles sur cette voie sont aussi bien :

a) économiques et financiers : le coût sur dix ans de la restauration en RDA est estimé à
700 milliards de dollars ; ce qui donne un ordre d’idée de l’effort financier public et privé que devraient consentir les bourgeoisies impérialistes, qui ne disposent pas du cadre national et étatique commun, de la volonté politique, ni toujours des moyens de la bourgeosie ouest-allemande pour se jeter avec l’énergie et l’audace nécessaires dans l’entreprise ;

b) sociaux : il est clair qu’une restauration effective ne se ferait pas sans douleur même si les acquis semblent faibles, et ne se perçoivent qu’a posteriori à la lumière du sort réservé à ces sociétés dans la nouvelle hiérarchie mondiale ; il y aurait des gagnants sans doute et beaucoup de perdants, dans le cadre d’une insertion dépendante des économies de l’Est dans la hiérarchie de domination impérialiste. D’où des résistances prévisibles, des explosions sociales, et des convulsions, surtout en URSS ;

c) politiques : pour gérer une passe aussi turbulente il faudrait une volonté politique et des moyens (monétaires par exemple) unifiés ou hégémoniques du côté impérialiste et des interlocuteurs solides et fiables, contrôlant suffisamment le mouvement social, à l’Est. Ni l’un ni l’autre n’existent vraiment.

9. La crise de leadership impérialiste est en effet loin d’être résolue :

a) ni la contradiction entre le déclin poursuivi de l’impérialisme américain sur le terrain économique et le maintien de son rôle politique, militaire et monétaire. « Le Japon peut-il dire non » ?

b) ni l’avenir de la construction européenne dans la nouvelle situation : vaste zone de libre-échange arrimée à l’Alliance atlantique, ou fédération politique capable d’agir avec cohérence pour conduire un processus de restauration contrôlée à l’Est et satelliser les pays ? Dans un cas comme dans l’autre, l’Allemagne impérialiste unifiée détient la clef de la situation ;

c) ni la réorganisation des pactes militaires et des politiques de défense dans la nouvelle situation ;

d) ni enfin la crise sociale et politique des pays dépendants, où les classes dominantes semblent plus fragilisées que jamais : crise du populisme dans une économie fortement internationalisée, fragilité des équipes libérales pro-impérialistes, montée des mouvements religieux supranationaux.

10. La crise du Golfe concentre bien, les contradictions de la nouvelle situation :

a) l’impérialisme américain a l’initiative ; pour la première fois depuis le Vietnam, il ose envisager une intervention militaire massive ; il bénéficie pour cela d’un consensus sans précédent avec la bureaucratie soviétique, du soutien des puissances impérialistes, de la couverture des institutions internationales, de l’appui d’une partie des bourgeoisies arabes, d’un mouvement d’opinion largement majoritaire dans les métropoles impérialistes et du désarroi du mouvement ouvrier ;

b) l’enjeu de l’épreuve de force est multiple du point de vue impérialiste :

– réaffirmer sur le plan militaire le leadership américain toujours déclinant sur le plan économique ;
– bénéficiant de l’accord soviétique et chinois, écraser les velléités de résistance populiste et nationaliste des bourgeoisies du tiers-monde, et donner une leçon, après Panama et le Nicaragua, à ceux qui seraient tentés ;
– réorienter les pactes militaires impérialistes et les réorganiser en direction des pays dépendants ;
– assurer un renforcement du contrôle sur les sources d’approvisionnement pétrolier et tourner la page de l’Opep.

c) cette offensive, dans une situation internationale non
stabilisée, ne va pas sans risques et a aussi des caractères de fuite
en avant :

– une crise politique révèle aussitôt la fragilité de la prétendue sortie de la crise (krach) ;
– l’éclatement de la guerre peut embraser une région entière sans issue à court terme ;
– un étirement du conflit en longueur risque d’affaiblir économiquement les puissances les plus engagées, de raviver la rivalité entre les impérialismes dominants à la recherche d’un nouveau leadership ;

d) même dans cette hypothèse, il n’y a pas de perspective de
voir surgir à court terme une direction révolutionnaire arabe
 capable d’assumer la conduite de ce conflit prolongé. Il est au 
contraire significatif que les premiers rôles soient tenus non plus
 par des mouvements nationalistes ou populistes ascendants et 
juvéniles, ni par un mouvement ouvrier indépendant en plein 
essor, mais par des populismes rances et dictatoriaux (Baath),
par des compradors corrompus, par des mouvements intégristes.

III. Enjeux et discussions

11. L’enjeu c’est non l’effondrement du système (nous n’avons jamais partagé cette théorie catastrophiste qui eut son moment de gloire dans la IIIe internationale), mais la mise en place d’une nouvelle hiérarchie mondiale de domination et de dépendance : au profit de qui et sur le dos de qui ? Question ouverte. Pour l’heure, nous voyons :

– l’impérialisme à l’initiative ;
– le mouvement ouvrier à la défensive ;
– des obstacles majeurs sur la voie d’un nouvel ordre international ;
– donc une situation convulsive, de guerres sans doute, de révolutions possiblement ;

– mais avec une crise du facteur subjectif plus profonde et plus grave qui ne se réduit pas aux carences et mérites éventuels de la IVe Internationale, mais pose le problème plus vaste de la situation de l’avant-garde au sens large (cadres organisateurs, hommes de confiance de la classe) sur les différents fronts de la situation mondiale après un demi-siècle de stalinisme.

12. Certains trouveront paradoxal que nous puissions à la 
fois saluer les soulèvements de masse en Europe orientale, la libération d’énergie sociale, et dire que l’impérialisme a l’initiative. Depuis quand ? L’offensive impérialiste n’est évidemment 
pas un effet de la chute des dictatures. Le point de comparaison 
est entre la décennie soixante-dix et la fin des années quatre-vingt :

– dans les années soixante-dix : l’impérialisme américain vaincu au Vietnam et paralysé devant la révolution nicaraguayenne ; une classe ouvrière européenne aux forces sociales intactes jusqu’à la réapparition du chômage ; discussions sur l’actualité de la révolution et l’autogestion en Europe ; jusqu’au congrès de Solidarnosc pour la République autogérée ;

– fin des années quatre-vingt : engouement pour les performances du marché ; banqueroute des économies bureaucratiques (alors que du côté impérialiste les forces productives sont loin d’avoir cessé de croître !) ; 40 millions de chômeurs dans les métropoles impérialistes ; Cuba en ligne de mire, le marxisme assiégé, le communisme et non seulement le stalinisme en procès ;

– nous avions souligné dès 1981 le début de la contre-offensive 
impérialiste sous Reagan. Les conditions dans lesquelles se 
passe la crise à l’Est cristallise et révèle les points marqués par
 cette contre-offensive et dans quel sens soufflait le vent avant 
même que se produise la chute du mur.

L’effondrement des dictatures bureaucratiques n’a donc fait que cristalliser et révéler au grand jour des modifications de rapports de force antérieures.

13. L’enjeu du débat est-il une question d’humeur entre
 optimistes et pessimistes ? Y a-t-il un lien et lequel entre 
l’analyse et les tâches. En tout cas le lien, sans doute réel, est loin
 d’être mécanique. Quelle que soit l’analyse, nous trouverons de 
larges plages d’accord dans l’internationale :

a) sur les campagnes prioritaires et prolongées :

– pour l’annulation de la dette ;
– contre la militarisation (notamment en Europe) défense du Nicaragua et de Cuba contre les menaces impérialistes ;
– contre les menaces de guerre impérialiste dans le Golfe, et, en cas de guerre, pour la défaite de nos propres impérialistes, solidarité avec les peuples arabes ;

b) sur la lutte pour la révolution politique à l’Est autour
 des axes repris dans la résolution mondiale et dans celle sur
 l’URSS ;

c) sur le renforcement de la lutte contre l’Europe des riches et pour les États-Unis socialistes d’Europe, de l’Atlantique à l’Oural, autour des axes repris dans la résolution Europe et dans la résolution mondiale (égalité des droits, contre les accords de Schengen, autodétermination des nationalités opprimées à l’Est et à l’Ouest, etc.)

En revanche des désaccords réels ou possibles sont apparus à l’étape actuelle de la discussion, sous réserve de vérification où de clarification : sur la question nationale, sur Cuba et le Nicaragua, sur certains aspects de la révolution politique et, encore que confusément, sur les questions dites de construction.

La question de Cuba et du Nicaragua fera l’objet d’une contribution spécifique dans le prochain bulletin intérieur. Revenons donc point par point sur les trois autres questions.

14. Sur la question nationale :

a) Notre approche générale de la question est résumée dans une thèse du projet de Manifeste. Plus spécifiquement, nous sommes inconditionnellement pour l’autodétermination des nationalités opprimées par la bureaucratie des pays de l’Est. Inconditionnellement, c’est-à-dire y compris si l’exercice de ce droit à la séparation devait aboutir à la restauration du capitalisme dans telle ou telle nationalité. Cette position est clairement opposée à toute position campiste qui subordonnerait au contraire ce droit à une prétendue défense de l’État ouvrier et plus concrètement au maintien de l’URSS dans ses institutions territoriales.

L’autodétermination est-elle une formule passive, contemplative, qui n’engage pas à grand-chose ? Ce fut un aspect du débat entre Lénine et Rosa qui rejetait ce mot d’ordre. Lénine répondait que sans prôner la séparation on pouvait lutter activement pour la reconnaissance du droit à la séparation. Ainsi, nous étions donc contre le blocus de la Lituanie et nous serions partisans d’une mobilisation de solidarité contre toute intervention bureaucratique contre un peuple exerçant librement son droit à la souveraineté. Si des révolutionnaires russes étaient capables dans ces circonstances d’organiser des mobilisations de masse pour la défense des droits des Lituaniens ou des Azéris, ce ne serait en rien une position contemplative creuse !

b) Dans chaque nationalité opprimée le mouvement ouvrier doit donner son propre contenu à ce droit à l’auto-détermination. Nous pensons préférable à l’étape actuelle et dans une résolution internationale, alors que nous n’avons pas de forces dans telle ou telle nationalité, d’avancer une formule encore algébrique, celle de la souveraineté, qui peut selon les cas prendre la forme de l’indépendance au sens de création d’un État indépendant avec sa monnaie, son armée, ses frontières, etc., ou des formes d’association fédérative (union de républiques souveraines, statut d’autonomie). Il est possible que les dégâts de l’oppression bureaucratique soient tels qu’ils rendent souhaitable et inévitable le passage par l’indépendance et que nous-mêmes en défendions la nécessité en même temps que nous combattons toutes les formes de nationalisme et chauvinisme. Ce qui nous paraît discutable dans une résolution internationale et sans implantation dans les pays concernés, c’est d’avancer des formules toutes faites assez creuses. Quel est en effet le problème.

La revendication nationale est pour nous historique. Elle ne traduit aucune nature enracinée dans le sol, le sang et les morts.

La formation de l’État-nation moderne, à partir du XVe siècle, exprime la formation des économies marchandes nationales qui ont alors un rôle progressiste et unifient les populations par-delà les particularismes provinciaux. Aujourd’hui, la revendication nationale tardive exprime un légitime rejet de l’oppression, mais tend au lieu d’unifier à revenir à une définition non pas nationale-civique, mais ethnique de la nation. C’est pourquoi le nationalisme exclusif n’est jamais loin derrière les revendications nationales à l’Est. Dans ces conditions, disputer la tête de la revendication nationale aux nationalistes ne saurait se réduire à un surcroît d’énergie et à une surenchère précisément nationaliste, mais suppose la capacité à donner un autre contenu à la revendication nationale : quel projet social, scolaire, linguistique ? Quel rapport entre la souveraineté nationale et les liens fédérés ou confédérés avec d’autres républiques ? Quel rapport entre la défense du droit national et la solidarité organique avec les prolétaires des autres nationalités ? C’est sur ce terrain de politique concrète et non dans l’énergie abstraite des formules générales que se joue le problème.

c) Ceci éclairci, la divergence éventuelle se réduit :

– à un jugement politique : devrions-nous avancer en permanence comme mot d’ordre unique et général le mot d’ordre d’indépendance, en faisant ainsi une question de principe et non de politique concrète ?

– à une question qui relève plutôt de la conception de l’Internationale et de la fonction des résolutions qu’elle doit adopter : une résolution de l’Internationale doit-elle déterminer la liste des nationalités qui non seulement ont le droit à l’indépendance, mais le devoir de se constituer en État indépendant, non seulement en Europe orientale, mais en Europe occidentale ou ailleurs. Jusqu’à présent, qu’il s’agisse d’Euskadi, de la Catalogne, de la Corse… cette réponse relevait directement des camarades concernés ;

d) enfin, il peut exister une divergence d’ordre analytique sur la signification de la montée des revendications nationales en Europe orientale, dont il est difficile d’apprécier à l’étape actuelle la portée théorique. Les camarades de la TBFI l’estiment d’ores et déjà suffisante pour justifier une contre résolution d’ensemble sur l’URSS au lieu d’un amendement sur ce point précis. Ils veulent y voir l’indice principal, faute d’auto-organisation de masse de la classe ouvrière, de la radicalisation impétueuse de la révolution politique. Leur dynamique actuelle est davantage à nos yeux l’indice du peu d’issue ouvert par le mouvement ouvrier indépendant dans le sens d’une union libre de républiques souveraines.

15. Un large accord existe sur le programme général de la révolution politique ; en revanche des désaccords sont apparus sur des problèmes liés à l’évolution de la situation. Notre appréciation sur l’URSS dans l’état actuel des documents, c’est que les divergences ne justifiaient pas une contre ligne générale de la part des camarades qui ont formé la TBFI. Il existe probablement des désaccords politiques sur la question nationale et sur l’unification allemande.

Ils pouvaient faire l’objet d’amendements circonscrits plus clarificateurs pour le débat. Il existait possiblement, au moment du stage d’été, un autre désaccord sur l’attitude de révolutionnaires à l’Est par rapport aux partis issus de la décomposition des partis staliniens. Notre position était, dans le cas du PDS par exemple, qu’il fallait traiter avec prudence nos rapports avec ces partis, chargés d’un lourd passif ; mais que, dès lors qu’ils n’étaient plus au pouvoir, ils tendaient à redevenir des partis politiques à traiter comme les autres dans une démarche de front unique (initiatives anti-guerre, unité d’action contre les privatisations, etc.). Ce désaccord semble au demeurant s’être atténué dans les derniers textes de la TBFI. Ce sont donc les camarades qui ont jugé leurs divergences telles qu’elles nécessitaient à leurs yeux une contre-résolution et une contre-ligne d’ensemble sur l’URSS.

En réalité, les camarades font de plus en plus découler leurs divergences des différences d’appréciation sur la situation mondiale et les rapports de force, sans craindre de caricaturer notre position. Nous donnons en effet un jugement d’ensemble sur les défaites limitées mais réelles subies par le mouvement ouvrier et sur l’offensive impérialiste. Nous insistions tout autant sur les obstacles que rencontre cette offensive et sur le caractère contradictoire de la situation (à la différence de camarades dans l’Internationale comme John Ross qui analysent la situation comme contre-révolution sur toute la ligne). Mais nous incluons dans l’analyse de cette situation l’état du facteur subjectif : luttes de résistance certes, explosion de vieux partis traditionnels, mais sans éléments substantiels (sauf exception de type Brésil), de recomposition positive de directions classistes, pour ne pas dire révolutionnaires. Nous en concluons qu’il faudra du temps pour surmonter le passif.

Les camarades de la TBFI ont au contraire une approche spontanéiste de la situation et sont tentés d’établir une équivalence entre luttes/conscience de classe/directions. C’est certainement dans cette approche qu’ils analysent unilatéralement la dynamique des revendications nationales et démocratiques, dissociées de leur contenu social et du projet dans lequel elles s’inscrivent

IV. Sur les questions dites de construction

16. Le cadre de construction de l’Internationale tel que défini dans la résolution du dernier congrès mondial est largement confirmé : une recomposition lente du mouvement ouvrier international avec un spectre de courants très ouvert et disparate. Phénomène amplifié par les événements à l’Est.

Cette situation ouvre des opportunités à la construction de la IV, avec établissement de têtes de ponts à l’Est notamment. Mais il faut, et c’est une des fonctions de l’analyse de la situation mondiale, apprécier dans quelle mesure. Une analyse déraisonnablement optimiste aboutit à juxtaposer, sans plus aucun lien, des conditions objectives éminemment favorables et des conditions subjectives désastreuses. Tout se concentre dans la crise de direction, mais on ne sait plus quel rapport entretient la crise de direction avec le reste de la situation, et la crise de direction elle-même finit par se concentrer dans les péripéties internes de la IV. Si l’analyse et fausse et que nous ne connaissons pas une percée impétueuse, les camarades n’auront plus pour issue que de reconnaître leur erreur, ou de conclure que la majorité de l’Internationale n’a pas voulu ou pas su la construire. Dans les deux cas, cela signifierait une faillite. La « crise de l’humanité » se réduira alors non seulement à la crise de direction révolutionnaire, mais à la crise de la tendance pour la reconstruction : spirale du sectarisme désespéré.

Mieux vaut apprécier sobrement la situation et dire que nous pouvons nous construire dans certaines limites, dans une certaine mesure, avec bien des difficultés liées aux effets contradictoires de la situation. Exemple : l’effondrement des dictatures bureaucratiques marque la fin du campisme et des stratégies misant sur l’extension du camp socialiste ; des révolutionnaires authentiques sont conduits à balayer leurs dernières illusions, à faire un bilan du stalinisme, à redéfinir un projet de socialisme démocratique ; tout cela peut déboucher sur un renouveau du mouvement révolutionnaire et de l’internationalisme si s’engage une dynamique cumulative, si peuvent se rencontrer des révolutionnaires du tiers-monde, des régimes bureaucratiques, des centres impérialistes. Inversement, si un Lula rencontre principalement des Walesa, il en conclura à la solitude des révolutionnaires du tiers-monde et il y aura d’autres Tirado pour conclure que dans ces circonstances, la révolution n’est pas possible.

17. Pour nous, tout cela ne change pas la démarche définie au dernier congrès et réaffirmée dans les conclusions du Manifeste et dans le texte dit sur le fonctionnement :

– construction de l’Internationale comme courant international indépendant, défendant son programme, et outil vers la reconstruction d’une Internationale révolutionnaire de masse ;

– intervention active de l’Internationale et de ses sections dans les processus partiels de recomposition (conférences régionales, etc.), y compris par des rapports organiques au niveau national (courant dans le Parti des travailleurs, fusions avec d’autres organisations révolutionnaires, fronts…). Étant entendu que l’ampleur des bouleversements mondiaux est telle qu’elle induit un déplacement ou une redéfinition des axes de délimitation programmatiques.

18. Le texte sur le fonctionnement réaffirme que notre perspective est celle de la construction de sections dans tous les pays.

Nous comprenons les réticences à construire une Internationale de la part de révolutionnaires sincères traumatisés par les expériences passées (centralisme stalinien, subordination aux États frères, et même aventures « trotskistes »), mais nous savons que ce refus se remplit d’un sens politique. Toutefois entre projet et application deux problèmes :

– une chose est d’aider des camarades qui se tournent vers l’Inter, ou s’en réclament, à travailler, intervenir, définir une orientation et un projet pour leur pays ; autre chose est de proclamer une section qui peut devenir un obstacle ; le problème n’est pas quantitatif mais d’expérience et de sérieux ;

– un problème particulier se pose là où existe une organisation qui a fait la révolution et dont nous considérons qu’elle n’a pas été défaite (Nicaragua, Cuba). Dans ces cas, nous ne renonçons pas à gagner des camarades à notre programme, nous les aidons à travailler, dans le cadre de la construction d’un parti révolutionnaire dans leur pays. La résolution du XIe congrès mondial sur le Nicaragua ne disait pas autre chose : « Les militants organisés de la IVe Internationale au Nicaragua seront partie prenante de tout projet du FSLN de construire un parti d’avant-garde. »

Un débat peut en cacher un autre

1. Bouleversements majeurs

Dans une situation de bouleversements majeurs comme celle que nous traversons, les questions proprement politiques (d’orientation) et les questions théoriques qui les sous-tendent sont plus étroitement liées que jamais. Nous devons cependant faire un effort pour démêler, dans la mesure du possible, ce qui relève de l’orientation politique et qui doit être tranché pour intervenir, et ce qui relève de questions théoriques nécessairement rouvertes, sur lesquelles la discussion doit s’engager, sans tabous, mais sans hâte à conclure. D’ores et déjà plusieurs grandes discussions ont émergé. Pour simplifier, nous pouvons en recenser cinq, qui se recoupent partiellement :

– sur la bureaucratie
– sur l’État ouvrier ;
– sur la démocratie ;
– sur plan et marché ;
– sur la question nationale.

Nous laisserons de côté les deux dernières, l’une parce qu’elle a fait l’objet d’un cahier qui permet d’engager la discussion ainsi que d’une polémique publique Mandel/Nove, l’autre parce qu’elle a une relative autonomie et devrait faire l’objet d’une discussion écrite dans la revue théorique. Nous reviendrons donc sur les trois premières en indiquant comment elles surgissent de la discussion actuelle et leur lien, en première approximation, avec le débat d’orientation politique.

2. Sur la bureaucratie

a) Nous pouvons laisser de côté la querelle terminologique sur la bureaucratie caste ou classe qui a ici peu d’importance. En revanche, la brutalité de sa crise confirme la fragilité historique de la bureaucratie en tant que couche sociale parasitaire et son incapacité à porter un nouveau mode de production dynamique.

b) Il y a une logique d’ensemble, par-delà les formulations de circonstances, dans l’approche de Trotski :

– le rapport général de la bureaucratie à la classe dominante dans tout État : « La présence de la bureaucratie avec toutes les différences de ses formes et de son poids spécifique caractérise tout régime de classe. Sa force est un reflet. La bureaucratie, indissolublement liée à la force économiquement dominante est nourrie par les racines sociales de celle-ci, se maintient et tombe avec elles. » (La IVe Internationale et l’URSS) ;

– « Sous une forme très déformée les intérêts de l’État ouvrier se réfractent en dernière analyse à travers les intérêts de la bureaucratie. La bureaucratie de l’URSS repose sur l’économie d’un État ouvrier où elle plonge ses racines » (DM) ;

– en tant que caste bonapartiste, la bureaucratie « s’appuie tantôt sur prolétariat contre l’impérialisme, tantôt sur l’impérialisme contre le prolétariat » (DM).

c) De là nous déduisions que l’incurie et l’oppression bureaucratique minent les fondements de l’État ouvrier et qu’il n’y a à terme d’alternative qu’entre la révolution politique et la restauration capitaliste. Pas de litige sur ce point. Nous concluions aussi que la bureaucratie se diviserait devant la restauration dans des proportions impossibles à prédéterminer. La question devient concrète aujourd’hui. La bureaucratie ne défend, à sa manière, les fondements de l’État ouvrier, que dans la mesure où elle peut en extraire ses privilèges. Si les forces productives stagnent et qu’elle ne voit plus d’issue, des fractions croissantes, voire majoritaires, de la bureaucratie peuvent choisir de se recycler en nouvelle bourgeoisie ou en bureaucratie compradore, en se branchant sur les prébendes du capital impérialiste, à condition de trouver preneur ! C’est ce qui est en jeu aujourd’hui concrètement. La question ne se pose pas en fonction d’une nature a-historique de la bureaucratie, mais en fonction d’une situation déterminée et concrète. Par le passé, tant que le dynamisme du système n’était pas épuisé, on a vu des fractions de la bureaucratie flirter avec la restauration puis revenir à un centralisme bureaucratique sauvegardant mieux leurs intérêts (URSS, Yougoslavie 1969, Chine). Les choix actuels au sein de la bureaucratie sont déterminés par l’évolution de la crise économique spécifique.

d) D’autres camarades considèrent que la bureaucratie est par nature restaurationniste en tant que courroie de transmission de l’impérialisme au sein de l’État ouvrier. Cette théorie rend l’histoire inintelligible : pourquoi après avoir écrasé et atomisé la classe ouvrière, cette bureaucratie restaurationniste appuyée par l’impérialisme n’a pas atteint ses fins après la Seconde Guerre mondiale ou dans les années soixante, et pourquoi aurait-elle une chance d’y parvenir maintenant que s’éveillent les masses ? Mystère et boule de gomme… Mais c’est le moindre inconvénient de la « théorie ». Elle en a d’autres importants (estomper le changement qualitatif de la restauration, cf. RDA), ou pratiques dans la mesure où elle confond la bureaucratie comme phénomène social, l’État, le Parti et les courants qui peuvent en surgir.

3. Sur l’État ouvrier bureaucratique

En réalité, c’est bien là, plus que sur la bureaucratie, l’un des principaux débats qui s’annonce. C’est logique, et cela touche au cœur de notre histoire.

Les caractérisations de l’État ouvrier sont souvent approximatives et incertaines : propriété étatisée, économie planifiée où la force de travail n’est pas marchandise, échappant à la loi de la valeur sur le marché mondial ? Cristallisation sociale et institutionnelle de rapports de forces internationaux issus de révolutions victorieuses ou de leur extension bureaucratique ? Forme supérieure à l’anarchie capitaliste vérifiée par le dynamisme des forces productives et les acquis sociaux ?

Il faudra démêler tout cela.

a) L’argument sur le développement des forces productives, réel dans les années trente face à la crise mondiale, est aujourd’hui caduc : le développement capitaliste des forces productives l’emporte sur la stagnation bureaucratique, entraînant une régression nette des acquis sociaux. Dès lors, la défense de l’État ouvrier apparaît comme une coquille vide, du moins dans le rapport comparatif des acquis avec le niveau de vie des métropoles impérialistes où se concentre de plus en plus la richesse. La preuve risque de ne venir qu’après coup, au vu de la place que pourraient prendre les économies de l’est privatisées dans la hiérarchie mondiale.

b) Devant la difficulté, certains camarades « orthodoxes » jettent du lest : si la RDA était un État certes « ouvrier », mais croupion, peu importe qu’il se fonde dans l’Allemagne impérialiste. Mais qu’importe alors que la Hongrie, que la Pologne… La célèbre défense de l’État ouvrier se réduit-elle à la résistance à telle privatisation, à tels licenciements, comme à la défense du service public dans un État bourgeois ? En ce cas, beaucoup de bruit théorique pour rien. Là encore, la preuve risque de venir a posteriori : quelle serait la conséquence de la restauration sur les rapports de forces sociaux mondiaux ? Ceux qui pensent qu’elle est négligeable comparée à la reprise de l’activité démocratique des masses devraient renoncer sans nostalgie à la vieille lune de défense de l’État ouvrier. Ce n’est pas notre avis.

c) Une chose est d’abandonner l’idée d’États postcapitalistes : ils n’étaient post ni dans la chronologie (ils ne venaient pas après mais en même temps), ni dans la productivité (supériorité). Mais ils étaient et demeurent autres, au moins « non » capitalistes. Y a-t-il quelque chose à défendre dans ce « non ». Le Kuron d’aujourd’hui répond, non sans logique, par la négative : ces sociétés n’étaient que des transitions autoritaires entre le féodalisme bureaucratique et la modernité capitaliste. C’est pourquoi l’instauration de la démocratie sans phrases et du capitalisme n’est pas un recul mais un progrès et un passage obligé avant de pouvoir reposer un jour peut-être la question du socialisme. De façon moins cohérente, les camarades qui considèrent unilatéralement comme progrès l’instauration de la démocratie politique, même si elle doit aller de pair avec la restauration capitaliste, s’engagent dans la même voie, en hésitant, car ils sentent l’enjeu. D’ailleurs, pour sortir de la contradiction, ils disent de plus en plus souvent – formule à l’emporte pièce – que, de toute façon, la contre-révolution a déjà eu lieu en 1933. Certes. Mais nous prenions garde jusqu’à présent de préciser qu’il s’agissait de la contre-révolution politique, de l’expropriation politique de la classe ouvrière, que précisément la contre révolution sociale n’était pas faite, que c’est ce qui permettait de comprendre Stalingrad et l’après-guerre. Si la contre-révolution politique et sociale était consommée dès 1933, c’est une autre histoire, qui devrait conduire à corriger Trotski et bien d’autres choses… Dans la brèche de ce débat s’engouffre en effet inévitablement une remise en jeu de la théorie de la révolution permanente, et de celle de la décadence impérialiste… On va loin. Mais s’il le faut… L’histoire, après tout, n’est pas si irréversible qu’on l’a cru au siècle dernier.

d) Il faut accepter ces discussions comme nécessaires et légitimes, mais avancer prudemment, à la lumière des événements. Pour l’heure la façon dont se passe la restauration allemande a des explications spécifiques : le cadre que constituent la question nationale allemande et la puissance de la bourgeoisie ouest-allemande. Si le processus s’étendait à d’autres pays sans plus de contradictions, la remise en cause de la théorie et de la perspective de la révolution politique gagnerait en puissance et il ne servirait à rien de jouer les autruches.

4. Sur la démocratie sans adjectif

a) La volonté de voir unilatéralement en rose la dynamique en Europe de l’Est risque de conduire à la survalorisation de la démocratie sans phrases, au moment précis où les illusions à l’Est dans les vertus du marché vont de pair avec une revalorisation des institutions démocratiques bourgeoises. La lutte pour la démocratie fait intégralement partie de notre programme, non seulement comme levier de mobilisation (comme moyen) mais comme but : la société socialiste doit être une société plus libre :

– la démocratie socialiste, en tant que nécessité fonctionnelle de la plafinication autogestionnaire, est un élargissement de la démocratie et un approfondissement de son contenu : démocratie sociale et politique à la fois, réconciliant liberté et égalité ;

– elle est un levier de mobilisation contre l’oppression impérialiste et bureaucratique. Nous pouvons discuter de telle ou telle campagne mais il est établi que nous ne sous-estimons pas les luttes pour les droits démocratiques : liberté d’expression, élections libres dans les pays de dictature, campagnes sur les disparus, mot d’ordre de Constituante, égalité des droits pour les femmes ou les immigrés, campagnes sur le droit à l’avortement, autodétermination des nationalités opprimées, etc. ;

– nous combattons l’idée selon laquelle Marx aurait méprisé la démocratie dite formelle ou bourgeoise. Il a seulement dit que c’était la forme la plus avancée dans les conditions historiques données. Il se proposait en conséquence de la défendre quand elle était attaquée, de la développer/dépasser dans des formes supérieures de démocratie sociale.

b) Nous devons tenir compte de l’expérience et du traumatisme après un demi-siècle de dictatures bureaucratiques. Les mots même ne sortent pas indemnes. Nous parlons plutôt de démocratie socialiste ou de pouvoir populaire que de dictature du prolétariat. Reste que la résolution de 79 portait le titre de « Démocratie socialiste et dictature du prolétariat ». On peut aménager le vocabulaire, non céder sur le fond :

– il y a une vraie contradiction dans le pouvoir prolétarien de transition ; à moins d’imaginer que la conquête du pouvoir politique coïncide avec l’abondance, autrement dit que la révolution triomphe simultanément dans les principales métropoles-impérialistes, l’élargissement de la liberté pour la grande majorité va de pair avec la coercition : le monopole du commerce extérieur, pour ne prendre qu’un exemple, mesure de résistance à la pression du marché mondial, implique des restrictions qui peuvent être comprises et consenties à la liberté de circulation, et demeure une contrainte ;

– la question de la démocratie renvoie nécessairement à celle de l’État : l’État bourgeois, pas seulement les dictatures formelles, est en tant que tel à détruire et non à démocratiser. Il y a un rapport fonctionnel entre la forme et le fond. Pour le détruire, un autre pouvoir est nécessaire. Cela s’illustre non seulement dans la Révolution russe, mais dans toutes les expériences révolutionnaires du siècle dans la dialectique entre les revendications démocratiques (Constituante) et le développement et la centralisation d’organes de pouvoir populaire. Ce fut notre fil conducteur dans l’analyse des situations et l’orientation : Russie, conseils ouvriers en Italie, Saxe Thuringe 1923, Catalogne 1937, Chili, Portugal, Mai 68… Dans tous les cas, la contre-révolution « démocratique » bourgeoise s’est appuyée sur les institutions parlementaires et sur leur légitimité pour écraser la Commune dans ses différentes variantes ;

– il n’y a pas de muraille de Chine entre la lutte pour la conquête du pouvoir et la transition. Nous avons avancé sur des questions de principe concernant la démocratie socialiste : sur la distinction formelle entre classe, parti, État, sur le principe du pluralisme politique, sur la nécessité d’une légalité de transition qui ne se réduise pas à la force, même si (comme toute légalité) elle en procède en dernière instance. Mais il n’y a pas plus de démocratie mixte que d’économie mixte durable. Dans un cas comme dans l’autre, un principe doit l’emporter. C’est la réponse catégorique de Lénine aux austromarxistes. Soit le Parlement décide et les conseils sont des béquilles pour résoudre des questions locales et secondaires, soit la démocratie dominante émane directement des conseils.

c) La démocratie socialiste n’est pas un vain mot ; elle renvoie bien à un contenu social. Dans la démocratie bourgeoise, la démocratie est formelle en ce sens que les institutions n’ont pas le véritable pouvoir de décision. C’est le marché qui décide dans leur dos. C’est en ce sens que la démocratie est bel et bien bourgeoise. Les nouvelles institutions issues du processus révolutionnaire peuvent être très variables, mais elles ont néanmoins des caractéristiques décisives en tant que démocratie des producteurs associés :

– elles commencent à surmonter la division entre politique et économie, entre citoyens et producteurs (alors que le Rocard du PSU réservait la grande politique au Parlement et l’autogestion à l’horizon de l’entreprise ou de la localité) la socialisation (et non la simple étatisation) des moyens de production, implique l’autogestion généralisée ;

– elles établissent la responsabilité des élus devant leurs mandants, ce qui suppose un rapprochement du dire et du faire, une réduction des modes de délégation de pouvoir, afin que puisse commencer le dépérissement de l’État.

d) L’expérience soviétique a suscité bien des critiques et objections à tout système de démocratie soviétique. En bref, l’addition de volontés particulières issues de l’horizon borné de la localité ou de l’atelier ne saurait déboucher sur une volonté générale. La juxtaposition d’intérêts corporatifs ferait le lit de l’arbitrage bureaucratique. Nous avons répondu à ces critiques :

– en insistant sur le pluripartisme dans les conseils : confrontation de programmes et de choix alternatifs sur les grandes options ;
– en insistant sur une vision non restrictive de la démocratie directe, combinant conseils de producteurs et conseils territoriaux ;
– en insistant sur l’articulation horizontale de cette démocratie : décentralisation, autonomie régionale, droit de veto suspensif, etc. ;
– en soulignant qu’il s’agit pour les élus de révocabilité permanente et non de mandat impératif bloquant toute fonction délibérative

e) On peut ajouter pour plus de précision :

– que le principe un homme, une femme, une voix est parfaitement applicable dans ce cadre ;

– que le vote secret pour l’élection individuelle est possible, que le vote public reste préférable pour les décisions, que c’est notre position, mais que les assemblées peuvent bien sûr en décider ;

– que la représentation des minorités (partis minoritaires) peut être garantie soit par la présence ès qualités de porte-parole des partis dans les assemblées délibératives (ce qui fut le cas en Allemagne en novembre 1918), soit par un calcul national des restes.

f) Il est vain d’aller au-delà et d’échafauder des institutions de transition à froid. Il ne s’agit pas de monter des schémas mais de définir un principe directeur : le primat de la démocratie directe. Étant entendu qu’un régime issu d’une révolution doit recourir à la légitimation électorale, reste à savoir laquelle. Il faut une Constitution jetant les règles du jeu de la démocratie socialiste. Certes. Mais le pouvoir constituant revient-il à une Constituante parlementaire ou à une assemblée de conseils ?

4. Tout cela pourrait paraître bien lointain si la question ne prenait une dimension pratique :

– Nous n’avons, au moment du congrès de Solidarnosc de 1981, eu aucune difficulté pour adopter l’idée d’une double chambre : chambre des producteurs et Diète librement élue sur la base de rapports de propriété non capitalistes. Le problème, c’est qu’en RDA ou en Tchéco, le problème de la double chambre disparaît de la réalité comme de la propagande. La démocratie se réduit à des élections parlementaires libres alors que le problème de la restauration vient à l’ordre du jour. En Tchécoslovaquie comme en Pologne, nous étions évidemment pour des élections libres, les plus égalitaires possibles… Mais quelle est notre position programmatique ?

– Sous un autre angle, présentons-nous les élections au Nicaragua comme un modèle d’élections libres, réservant nos éventuelles critiques aux effets de l’économie mixte (ce qui devrait nous obliger à dire ce qu’il fallait nationaliser, quand, dans quelles proportions) ? Ou abordons-nous le bilan de l’expérience sous l’angle d’une critique de la démocratie. Les sandinistes ont l’énorme mérite d’avoir maintenu malgré l’agression et la guerre une option démocratique. Ce maintien ne se réduit ni ne s’identifie aux élections parlementaires ; il consiste d’abord dans le maintien du pluralisme politique et syndical, de l’information, etc. Les élections en revanche ne sont libres ni par le contexte (blocus) ni dans leur esprit : présidentialisation, non-responsabilité des élus. La faiblesse c’est le non-développement des formes de démocratie directe à partir de l’ébauche que pouvait constituer le Conseil d’État. Pour l’avenir, il ne suffirait pas de faire les mêmes élections avec plus de nationalisations, mais il faudrait développer autrement la démocratie faire apparaître un autre mode de légitimation.

– De même à Cuba, il est peu convaincant de critiquer les dirigeants cubains en leur reprochant de ne pas faire les mêmes élections qu’au Nicaragua. Fidel ne cesse d’argumenter sur le fait qu’il existe un autre type de démocratie à Cuba.

Des révolutionnaires à Cuba même devraient donc avancer la revendication d’élections libres et pluralistes dans le cadre des organes de pouvoir populaire…

Tout cela a enfin des conséquences sur notre manière d’aborder l’auto-organisation, la démocratie dans les luttes, etc. Notre projet socialiste, ce n’est pas des bonnes nationalisations (avec un zeste de contrôle) plus un parlement démocratisé.

Critique communiste, XIIIe congrès mondial, bulletin de débat n° 2, 1990

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