Expertise et démocratie

La tenaille

On souligne la montée en puissance de l’opinion et de la quantification du vrai sous forme de sondage permanent. On insiste moins sur son corollaire, l’envahissement de l’espace public par la parole porteuse de vérité de l’expert. Répond à une idée de la science et de la spécialisation soulignée par Weber (division du travail).

Ce mouvement participe de la confusion des jugements :

– les historiens à la barre comme témoins de vérité (rien que la vérité historique) ou comme experts = tentation de rabattre le jugement judiciaire sur le jugement historique, au risque d’un redoutable retournement : voir le juge évaluer l’exercice du métier d’historien ;

– le code distingue pourtant les deux formes de serment (rien que la vérité ou en honneur et conscience) lesquelles renvoient à deux procédures : oralité du témoignage contre rapport écrit et notes consultables ;

– n’est que l’illustration d’un plus vaste problème, celui de la relation du verdict scientifique à la controverse démocratique.

1. Le jugement d’expertise et son statut

Article 2 des Règles de déontologie de l’expert judiciaire : « L’expert est une personne expérimentée dans un art, une science ou un métier inscrit sur une des listes prévues par la loi ou les textes réglementaires à qui le juge confie la mission de lui apporter les renseignements et avis d’ordre technique nécessaires à la solution d’un litige. »

1.1. À travers l’expertise, on en appelle à l’arbitrage des faits : il est prouvé que… les faits montrent que… Fonde le judiciaire sur le scientifique, encore que la définition flotte entre art, science, et métier : on ne vote pas pour ou contre la gravitation. Pourtant, chargé d’éclairer une décision (judiciaire ou autre), les textes font d’ailleurs état de « lumières » plus que de connaissances.

L’expertise suppose donc la neutralité axiologique, la capacité de la science à dire ce qui est et à faire régner la concorde face à la discorde des opinions. À ce titre, elle se conforme à un idéal de mesure, qui se heurte au difficile problème relevé par Péguy du continu et du discontinu : le juge transforme des informations reçues en format continu en un format discret : exercice d’algèbre juridique. Les experts sont ainsi requis, à leur corps défendant, de coopérer à « l’ajustement de la peine ».

1.2. La sociologie des sciences (Latour) déplace l’attention de la « science faite » à la science en procès (laboratoire), au risque de dérive relativiste, qu’Isabelle Stengers conjure par une autre définition de la réalité : non des faits objectifs mais l’invention de « nouveaux liens avec la réalité » à travers des controverses fécondes : « Les sciences font exister des êtres nouveaux parfaitement réels non parce qu’elles sont objectives, mais parce qu’elles sont créatrices de liens nouveaux avec la réalité » ; « la référence à la controverse est donc le milieu natal du fait » (Isabelle Stengers1). Un fait expérimental n’est donc jamais brut. Il relève d’une mise en scène visant à produire un effet d’autorité (le plan incliné) : « Le dispositif transforme un phénomène naturel en argument », il « crée des faits qui font autorité ».

La conséquence en est que « jamais vous ne pourrez prendre un fait pour preuve ». Il faut en effet contester l’image que les sciences donnent d’elles-mêmes en faisant surgir, derrière la question de la preuve, celle de la pertinence ; ce qui soulève le rapport problématique de la science à la démocratie.

1.3. À commencer par questionner le modèle expansionniste implicite de scientificité : « les lois du marché » = infâme imposture intellectuelle. Cf. la démission de Lafontaine : on ne gouverne pas contre l’économie. Naturalisation de l’histoire et du social. La Science donc n’existe pas, seulement des pratiques scientifiques qui ont à faire à des problèmes différents, des régimes de rationalité. Problème de Marx avec la science allemande en contradiction avec l’idéal scientifique inspiré des succès de la physique. Il faut donc demander à chaque pratique scientifique ce que veut dire pour elle être scientifique.

1.4. L’expertise suggère au contraire une certitude du savoir. Pour juger, « il suffirait de savoir ». L’expertise est alors une forme profane déchue de la conception divine du jugement (l’exorcisme comme expertise théologique). La prétention de conjurer la faillibilité du jugement (judiciaire ou politique) en le calquant sur le jugement scientifique risque de se muer en nouvelle croyance (ou fétichisme) : « quand elle est convoquée dans le champ de l’action, du politique à l’éthique et au juridique », la connaissance scientifique change de référentiel, échappe aux modes de contrôle de la discipline et modifie ses procédures » ; elle perd alors en distance et gagne en croyance.

2. Jugement et démocratie

2.1. En 1791, en même temps que les corporations, suppression des experts jurés qui avaient le monopole de l’expertise judiciaire. Il a fallu près d’un siècle pour que revienne en force l’expertise médicale, grapho, balistique, psy. Contribue à la laïcisation du droit. Malgré les précautions (la consultation), la distinction des rôles entre fait et interprétation implique que l’expert parle en fait et le magistrat en droit. Ainsi, l’expert ne devrait jamais porter « d’appréciation d’ordre juridique ». L’ordre du jugement est ainsi distingué de l’ordre du savoir, l’appréciation technique de la qualification juridique. Ce qui ne suffit pas à éviter les occurrences de termes juridiques dans les rapports d’expertise, et les empiétements.

2.2. L’usage de l’expertise est conditionné par son mandatement. Elle répond à une attente. Souvent dans une fonction confirmatoire. Réciproquement la non-expertise peut éliminer une question ou un doute gênants. Problème de la signification de la demande : on ne sait souvent pas ce qu’on ne sait pas. La demande surdétermine pourtant la décision finale : demander pour être confirmé, ne pas demander pour échapper à la réfutation. Le fait que la demande reste de l’initiative du magistrat anticipe la décision. La procédure même indique la difficulté à mettre hors-jeu le social, malgré la distinction subtile de l’évaluation et de l’expertise. Le problème est alors celui de l’expertise de l’expertise : qui peut expertiser les experts : « Qui contrôle l’expertise dans sa production de savoir et dans ses fondements de vérité ? Cela ne peut être le juge, qui se borne à en vérifier les contradictions et les incertitudes, ni l’expert qui ne connaît pas tous les présupposés de ses énonciations… En réalité, le statut d’expert n’existe pas, être expert judiciaire n’est pas une profession, mais ce non-statut est quand même réglementé par des textes (lois du 29 juin 1971 et du 31 décembre 1974 sur l’expert judiciaire et les différents types d’expertise)… Comment le juge peut-il évaluer non pas l’expertise mais les savoirs dont elle se prévaut. » (Bourcier/De Bonis2, p. 32). Pourtant les experts sont, « par principe », ceux qui savent. Question : comment communiquer avec un spécialiste à partir de sa propre spécialité ?

2.3. Le caractère consultatif de l’expertise. Comité national consultatif d’éthique créé en 1983 : réciprocité de l’écoute, enrichissement des compétences, authenticité de l’accord. L’embryon personne potentielle ou potentialité de personne. Paradoxalement, cette expertise convoque le droit, la philo, la psychanalyse. D’où le reproche de jugements chèvre/chou. L’éthique comme frein à la dynamique scientifique ou intégration progressive des deux jugements ? La raison d’être d’un tel comité par essence transitoire (ou intermittent), rôle propédeutique et pédagogique (Jean Bernard, Lucien Sève) : un CCNE à durée limitée devant « passer le relais au peuple français » et non perdurer sine die, dérivant ainsi en comité d’experts non élu, en rouage de l’appareil d’État, qui prolifèrent tandis que la démocratie réelle se rabougrit. Confiscation de la démocratie au profit des gestions expertes ». Constitution d’une bioéthique savante, institutionnalisée et professionnalisée, enseignée par des bioéthiciens de métier. Ainsi la bioéthique américaine a dès l’origine prétention à être une discipline et non l’auxiliaire du débat public. Risque de l’utilitarisme bioéthique. L’avenir de la bioéthique passe par la dissolution du comité, sa tâche devenant l’affaire de tous. Il s’agit bien de mettre en œuvre un transfert de connaissances fondé sur une coopération mutuelle » ; d’où la « primauté du dialogue dans l’établissement de la vérité qu’elle implique, vérité à construire plutôt qu’à découvrir, vérité incertaine mais toujours négociée ». Une vérité relation, un devenir-vrai, un rapport de vérité.

2.4. « Comment peut-on penser en termes de démocratie ? » L’expertise oppose vérité à opinion, comme toujours au péril de la démocratie. « Chaque fois que l’on fait taire, au nom de la science des intérêts, des exigences, des questions qui pourraient mettre en question la pertinence d’une proposition, nous avons affaire [à] un double court-circuit » : celui des exigences de la démocratie et celui de la mise en risque qui donne sa fiabilité au savoir. Les experts recrutés pour justifier la prohibition des drogues ont témoigné de leur savoir, mais ils ont « oublié de témoigner du caractère partiel et partial de leur savoir ». Des « experts du pouvoir ».

Mais la démocratie elle-même est au péril du marché. Il s’agit donc de pluraliser, les sciences, les pouvoirs, les jugements ; de faire exister un réseau de pouvoirs et d’acteurs qui « construisent la signification politique de ce qui leur arrive, de construire une définition non purement médicale de la situation, de compliquer le travail du médecin ». D’une construction de minorités actives qui creusent leur différence dans les majorités d’opinion : « Je soutiendrai donc que ce que nous appelons rationalité aussi bien que ce que nous appelons démocratie progresse chaque fois que se constitue un collectif rassemblant des citoyens jugés jusque-là incapables de faire-valoir leurs intérêts, ou porteurs d’intérêts jugés indignes d’être pris en compte », porter de nouvelles exigences qui compliqueront la vie de la cité et empêcheront de faire taire ce qui aura été jugé secondaire.

Ce qui reconduit à penser le décalage entre science et politique, entre la formidable dynamique d’invention scientifique et technique et l’incroyable lenteur de l’invention politique et démocratique = « drame de la modernité » : « Je l’ai affirmé déjà, nos sociétés modernes ont les sciences qu’elles méritent, que mérite la manière dont elles affirment le défi de la démocratie… » (Isabelle Stengers).

Conclusion

Problème de démocratie = problème de jugement. La faillibilité du jugement (judiciaire ou politique) implique le recours à la garantie du savoir. La demande d’expertise signifie que le juge n’a pas la connaissance nécessaire pour fonder son jugement en vérité.
Toujours le problème d’un sophiste non relativiste, d’un sophiste épris de vérité et d’un philosophe compromis avec l’opinion. Dialectique des jugements.

Archives personnelles, texte non daté, création ou dernière ouverture le 1er août 2007
www.danielbensaid.org

Documents joints

  1. [Nous pensons qu’il s’agit de Sciences et pouvoirs, La démocratie face à la technoscience, Isabelle Stengers, éditions La Découverte, Paris, août 1997. Note de l’éditeur.
  2. [Les Paradoxes de l’expertise, savoir ou juger ? Danièle Boursier, Monique De Bonis, Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, janvier 1999. Note de l’éditeur.
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