Gauche rouge

Depuis les élections municipales, les fabricants d’opinion manifestent un soudain intérêt pour la gauche de gauche : et si elle jouait pour Chirac un rôle symétrique à celui joué par le Front national sous Mitterrand, au point de faire perdre à la gauche l’élection présidentielle ? Certains, comme Alain Duhamel, ont même commencé à entonner l’air du « chiraco-gauchisme ». Cette approche en dit long sur la tournure d’esprit policière, manœuvrière, ou tout simplement politicienne de ces commentateurs éclairés. Au lieu de jouer sur le thème d’une fausse symétrie entre extrême droite et extrême gauche, ils devraient d’abord se féliciter du fait que le mécontentement populaire s’exprime aujourd’hui par une opposition de gauche à la politique gouvernementale plutôt que par une désespérance chauvine et xénophobe (même si l’extrême droite n’a pas disparu, loin s’en faut). Cette inversion de tendance, vérifiable d’élection en élection depuis l’hiver 1995, fait sens, comme dirait le Premier ministre.

Les mêmes commentateurs éclairés diraient-ils que la candidature de Ralph Nader a fait perdre Al Gore ? D’un point de vue strictement arithmétique, possiblement. D’un point de vue politique, qui ne se réduit pas aux mathématiques, le peu de différence entre les candidatures démocrate et républicaine, la confiscation de la politique, l’impuissance des citoyens face aux grandes écuries et aux financements des campagnes, pèsent bien davantage. Plutôt que de spéculer sur les arrière-pensées ou les intrigues de coulisse, il vaudrait donc mieux, concernant la situation française, partir d’un constat.

Sur les vingt dernières années, la gauche sous hégémonie socialiste a gouverné pendant plus de quinze ans sans empêcher l’accroissement des inégalités, le démantèlement du droit du travail, les atteintes ouvertes ou rampantes aux acquis sociaux. Malgré l’embellie économique des quatre dernières années, le recul du chômage s’est fait au prix d’un renforcement de la précarité. La part de salariés rémunérés au-dessous du seuil de pauvreté (3 650 F nets par mois !) est passée de 5 % à 10 % entre 1983 et 1997. Pendant que les profits s’envolent, une fraction croissante de la société a le sentiment d’être condamnée à rejoindre les laissés pour compte de la mondialisation capitaliste et de ses béatitudes chères à Alain Minc.

Quant au gouvernement de la gauche plurielle, il a plus privatisé que celui de Thatcher ou ceux de Balladur et Juppé cousus ensemble. Il a poursuivi de fait la réforme Juppé de la Sécurité sociale. Il a adopté une loi sur l’immigration condamnant des dizaines de milliers de sans-papiers à un hors-la-loi, à la merci des nouveaux négriers. Il a renoncé à une réforme fiscale radicale et pérennisé les stocks options. Il a pavé la voie aux fonds de pension à la française. Il a adopté une loi des 35 heures, la deuxième loi Aubry, avec pour contrepartie une flexibilité accrue et des pertes de salaire qui ont rendu impopulaire auprès de nombreux travailleurs la réduction nécessaire (et encore insuffisante du temps de travail). Son ministre de l’Éducation nationale n’a cessé d’agresser les enseignants. Qui enfin peut ignorer le rapport logique entre les privatisations (euphémisées à l’occasion en « ouverture du capital ») et la dictature boursière des actionnaires et des marchés financiers ?

À défaut d’une politique ambitieuse de justice et de réforme sociale, le gouvernement a mis en avant les réformes dites sociétales (certaines bienvenues). En dépit des promesses de rénovation, la vie politique est restée confisquée : non-application du non-cumul des mandats, pas d’introduction de la proportionnelle aux élections, renforcement à travers le quinquennat et le calendrier électoral du caractère présidentiel du régime qui pervertit toute la vie politique et la subordonne aux stratégies présidentielles au détriment du débat programmatique. Il est significatif que des privatisations comme celle de l’aérospatiale ou la participation à la guerre de l’Otan dans les Balkans aient été décidés sans vote et pratiquement sans débat parlementaire.

La cristallisation confirmée au fil des scrutins (présidentielle de 1995, élections régionales, élections européennes, élections municipales), d’une opposition de gauche au gouvernement est d’abord la sanction de ce bilan : la gauche n’est plus la gauche, mais la gauche du centre comme la droite du centre, et le jospinisme social-libéral, en dépit de ses effets rhétoriques contraints par les rapports de forces sociaux, est bel et bien, une sorte de blairisme tempéré à la française. S’ils perdent leur gauche, c’est leur responsabilité. S’ils veulent la regagner à eux [d’y travailler]. La question n’est pas s’accrocher à tout prix [mais] de savoir s’il existera dans la durée une gauche digne de ce nom.

Dans ces conditions, l’électorat d’extrême gauche revêt – aux politologues de le vérifier – une double signification. Pour une part, il exprime la déception d’une partie de la gauche qui veut donner au premier tour un avertissement au gouvernement, tout en votant, selon la « discipline républicaine », contre la droite au deuxième tour. Mais, pour une autre part, probablement croissante, cet électorat entend exprimer une opposition franche à la politique gouvernementale qui peut se prolonger par une abstention au second tour. Ce fut déjà le cas lors de l’élection législative partielle de Pau lors de la succession de François Bayrou. Ce fut le cas dans certaines villes lors des municipales et les consignes pour le second tour des candidats d’extrême gauche éliminés au premier jouent dans ce phénomène un rôle secondaire.

Ces listes et ces candidats ne sont pas propriétaires de leur électorat. Les électeurs et les électrices sont majeurs. Ils font au deuxième comme au premier tour. La limite à ne pas franchir, qui reviendrait à mettre gauche et droite, dans le même panier et à jouer la politique du pire (comme le fit le Parti communiste avec le vote Giscard !), c’est « aucune voix pour la droite ! ». Au-delà, il s’agit de cas concrets. Les mêmes commentateurs, qui soulignent les cas où le maintien de l’extrême gauche (mais aussi des Verts) a fait chuter des listes de gauche, oublient généralement de rappeler que les listes soutenues par la LCR ont appelé à Lyon à battre Million (et non à soutenir le socialo-barriste Collomb), à Paris à en finir avec le système Tibéri-Chirac et à Toulouse avec le duo Baudis-Douste-Blazy.

Ce que la gauche gouvernante doit savoir en revanche, c’est que cet électorat ne lui est pas acquis de droit divin et ne constitue pas un réservoir naturel. Dans les scrutins de liste, il peut y avoir des fusions face à la droite, à la stricte proportionnelle des résultats du premier tour, et sans engagement de gestion commune et de discipline budgétaire, (comme ce fut le cas à Clermont-Ferrand). Si tel n’est pas le cas, il n’y a pas de désistement automatique (Jack Lang en a fait l’expérience à Blois), et quand la loi le permet une liste qui a fait plus de 10 % peut décider de se maintenir au second tour, quelles que soient les conséquences (comme ce fut le cas à Miramas, à Savigny-le-Temple, ou ailleurs). Quant au scrutin législatif, machine à éliminer les minorités, il permet d’envisager le maintien de candidats ayant fait plus de 10 %. Dans cette éventualité, au lieu de les mettre en accusation, il faudra s’interroger sur la responsabilité de ceux qui ont refusé l’introduction de toute dose de proportionnelle.

Quoi qu’il en soit, cet aspect électoral des choses est subordonné à une question d’orientation et de contenu. Le monde n’est pas une marchandise. Tournant antilibéral. Sondages en Angleterre. Que doit-il être ? Une politique de gauche passerait par une interdiction effective des licenciements sans reclassement à conditions de rémunération, de qualification, et de conditions de travail au moins égales, pour les entreprises qui font des profits ; par une réduction effective du temps de travail avec embauches (dans la santé, l’éducation, les transports, comme dans le privé) ; par un retour pour tous aux 37 annuités 1/2 de cotisation (voir moins) donnant accès à la retraite à taux plein ; par la défense des services publics ; par la réappropriation sociale de services d’intérêt commun comme l’eau ; par une réforme fiscale radicale et par un relèvement substantiel des salaires (pourquoi les salariés devraient-ils placer en fonds de pension ou jouer en Bourse leur part de la croissance, au risque de la voir s’évaporer dans la spéculation) au lieu de voir leur salaire direct et leur niveau de vie augmenter ?).

Face aux licenciements boursiers, certains (dont l’inévitable Nicole Notat) invoquent à nouveau l’impuissance des législations nationales face à la mondialisation et aux groupes transnationaux. La solution serait – au moins – européenne. Certes. Mais l’Europe sociale a été sacrifiée aux marchés et à l’Europe sauce financière par le traité de Maastricht puis par celui d’Amsterdam. Le gouvernement Jospin a avalisé la conception libérale du tandem Blair-Aznar lors du sommet de Lisbonne. Et le sommet de Nice n’a rien apporté en matière de convergence des salaires et des droits sociaux, d’harmonisation à la hausse des protections sociales, de renforcement du pouvoir des salariés dans l’entreprise et de contrôle sur les livres de compte. Il est bien tard, devant la multiplication des plans sociaux, pour découvrir cette banqueroute de l’Europe sociale, qui est le résultat d’une orientation selon laquelle l’unification monétaire et financière devait finir, suivant un engrenage vertueux, par entraîner le politique et le social.

Il est de tradition de dire que les élections, présidentielles notamment, se gagnent au centre. Il faudra désormais ajouter qu’elles peuvent aussi se perdre à gauche. Ce serait regrettable. Ce ne serait pourtant en aucun cas le résultat d’un complot, mais la conséquence des reniements de la gauche plurielle elle-même. À l’approche des échéances, le Parti communiste et les Verts (sentant le vent) prennent leur distance après avoir pendant quatre ans joué le jeu d’une pluralité sans différence : leur solidarité ministérielle et le vote de leurs députés sur les grandes questions en témoignent. À avaler autant de couleuvres, on finit toujours par ramper. Aujourd’hui, ils s’efforcent de jouer des deux mains, sur deux tableaux, de garder le beurre de la participation gouvernementale tout en empochant l’argent du beurre. On conçoit que devant cette ingratitude, Lionel Jospin puisse éprouver quelque amertume et vague à l’âme.

Au sein de la gauche, la fracture sociale tend à devenir une fracture électorale. Au-delà des échéances de l’année à venir, la question posée est de savoir si la gauche de gauche, encore dispersée et disparate, sera capable de devenir une force politique cohérente pour peser sur les rapports de forces d’ensemble au lieu de s’enfermer dans une spirale de ressentiment impuissant. C’est d’abord une question de contenu et d’orientation dans les luttes qui se multiplient. L’élargissement et la consolidation d’une force politique authentiquement et 100 % à gauche ne dépend pas seulement des organisations d’extrême gauche, ni même des militants critiques verts, communistes ou socialistes, mais tout autant de l’engagement dans les mois et les années à venir des forces vives des mouvements sociaux C’est une tâche et une responsabilité partagée, d’autant plus passionnante, que le phénomène constaté en France existe aussi désormais, de manière inégale et sous diverses formes, au Portugal, dans les pays scandinaves, en Angleterre et en Écosse, en Turquie et à l’échelle internationale à travers les mouvements sur la mondialisation.

Archives personnelles, article pour Libération
2001
www.danielbensaid.org

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