Hériter des vaincus : le pari mélancolique de Daniel Bensaïd

Dans la conclusion de son livre consacré à Walter Benjamin, Daniel Bensaïd rappelle que la mémoire, comme l’oubli, renvoie à des choix fondamentaux : « Ne rien oublier nous condamnerait à mourir d’insomnie. Tout oublier nous condamnerait à la servitude sans fin de l’esclave sans mémoire. Que peut-on oublier et que doit-on remémorer1 ? »

Que doit-on garder donc ? Et pourquoi ?

C’est la question qui sert de fil conducteur à la « trilogie sur l’histoire et la mémoire2 » qu’il produit au tournant des années 1990. Celle-ci s’ouvre par un retour polémique sur la Révolution française3 au moment des commémorations officielles de son bicentenaire et se termine par une célébration – marxiste – de Jeanne d’Arc tenue pour une héroïne révolutionnaire4.

L’essai sur Benjamin, au cœur de l’ensemble, formule les fondements théoriques et historiques de cette vaste entreprise de remémoration, elle-même liée au projet d’émancipation que poursuit Bensaïd depuis sa venue à la politique militante au début des années soixante. Elle s’inscrit donc dans un parcours, une trajectoire et elle trouve ses racines dans une conjoncture qui l’infléchit comme le fait bien voir la bifurcation qu’emprunte alors sa pensée.

Variante trotskiste et radicalisée, et en cela déviante, d’un communisme relativement classique jusque-là dans ses grandes orientations, sa réflexion va se redéployer dans des termes davantage hétérodoxes, confrontée aux échecs et aux impasses des expériences révolutionnaires contemporaines : transmutation de la révolution d’Octobre en sa contrefaçon stalinienne, suivie de l’effondrement des pays du « socialisme réellement inexistant », comme Bensaïd se plaisait à les décrire, échec des entreprises insurrectionnelles en Amérique latine, dégénérescence des décolonisations africaines, ratés et ratages du modèle maoïste, et enfin tassage et disparition des mouvements de contestation, notamment de la jeunesse, qui avaient caractérisé la décennie 1970.

Le marxisme comme pratique politique mais aussi comme pensée théorique apparaît en panne, comme l’illustre aussi la montée triomphale du néolibéralisme sur le plan social et politique et de la postmodernité sur le plan culturel. L’Histoire semble privée d’horizon et plusieurs intellectuels, on s’en souviendra, proclament bruyamment sa fin, incontournable et imminente.

Prenant acte de cette déroute, des défaites et des culs-de-sac, Bensaïd s’engage alors dans une remise en question sans concessions sur les nouvelles contradictions de l’époque, qui sont encore les nôtres aujourd’hui, à partir d’une relecture et d’une discussion des positions de Benjamin qu’il se réapproprie et qu’il prolonge essentiellement sur le plan politique. On a affaire ici non pas tant à une interprétation qui viserait à dégager la vérité de cette œuvre, sa signification définitive, qu’à son déploiement et à sa reprise par un auteur qui cherche sa voie propre dans le sillage de celui qu’il considère comme « une étoile jumelle », cherchant avant lui et comme lui son chemin dans le « labyrinthe 5 » d’un temps convulsé et désaccordé.

Repenser l’Histoire : la sentinelle et le prophète

Les thèses de Benjamin Sur le concept d’histoire6 représentent pour Bensaïd rien de moins qu’un « texte testamentaire, elles instaurent une tradition et lèguent à notre présent la charge d’un héritage7 ». Elles réclament attention et écoute et elles exigent un décodage.

Qui les a lues sait qu’elles ne se présentent guère sous la forme argumentative, propositionnelle, des thèses classiques. Elles sont énoncées pour la plupart sous la forme de fables allégoriques et d’aphorismes qui appellent le commentaire et l’interprétation. Et il ne serait pas exagéré de soutenir qu’elles ont fait, et continuent de faire, l’objet de véritables conflits d’interprétation. Dans un ouvrage paru il y a quelques années, Michael Löwy, un de ses exégètes, faisait état de trois grandes écoles d’interprétation : l’école matérialiste (marxiste), l’école théologique, l’école de la contradiction, auxquelles il en ajoutait une dernière incarnée par sa propre tentative de concilier le marxiste et le théologien juif dans sa lecture8 qui, en cela, n’est pas si éloignée de celle proposée par Bensaïd.

Ce dernier en propose une interprétation en forme de mosaïque étoilée, de constellation en mouvement, formée de fragments réunis par des rapports d’affinité et de proximité davantage que par la causalité explicative à laquelle on recourt d’habitude dans ce genre d’exercice. Si bien que sur le plan strictement stylistique cet essai se démarque nettement de ses ouvrages écrits auparavant sur le mode de l’essai démonstratif, didactique, ou sur le registre de la polémique (contre les partisans de la social-démocratie libéralisée comme Michel Rocard ou encore contre les contempteurs de Mai 68). Bensaïd s’y fait volontiers lyrique, faisant entendre une voix très personnelle qui se superpose, dans un mouvement de dédoublement mimétique, à la voix heurtée, cassée, de Benjamin à laquelle elle donne écho. Ce n’est qu’en fin d’ouvrage qu’il adopte la rhétorique des thèses qui s’offrent comme un contrepoint, une nouvelle modulation des fameuses formulations sur le concept d’histoire inventées par son célèbre prédécesseur.

Ce n’est pas le lieu ici d’évoquer dans le détail ces propositions qui ont déjà fait l’objet d’exégèses aussi savantes que nombreuses. Je me contenterai donc d’en rappeler les principales, celles qui ont été retenues par ses commentateurs marxistes, notamment Bensaïd et Löwy, et qui ont inspiré leur propre réflexion.

La première thèse, qui s’exprime à travers une parabole énigmatique, propose une critique, oblique et voilée, du matérialisme historique tel que revu, corrigé et codifié par Staline, transformé en néopositivisme, prétendant, au nom de la science, détenir la clef du devenir historique. Or cette vulgate, destinée visiblement à fonder la légitimité du nouveau pouvoir soviétique, s’est avérée fausse. Elle n’a pas empêché la montée du fascisme, en pleine expansion lorsque Benjamin écrit ses thèses, et elle a laissé croire que la révolution sociale pourrait découler spontanément et tout naturellement du progrès scientifique et technique et de la marche en avant inexorable du temps.

À ce marxisme mécanique et paresseux, Benjamin oppose une conception de la Révolution qu’il qualifie de messianique. Celle-ci n’apparaît pas d’abord comme une promesse à venir, mais comme la rédemption d’un passé avec lequel on a renoué et auquel on doit rendre justice. Nous sommes liés par une dette à l’endroit des générations précédentes, des vaincus dans lesquels nous nous reconnaissons et dont nous prolongeons les combats. Ce passé resurgit, grâce à la mémoire qui est une connaissance active, à « l’instant du péril9 ». C’est ainsi que les révolutionnaires contemporains, engagés dans la lutte, se rappellent de leurs prédécesseurs et s’inspirent de leurs actions, reversant le passé dans un présent qui le réactualise et lui donne son plein sens en tant que moment fort de la lutte séculaire des opprimés.

Cette conception s’oppose à la représentation linéaire et déterministe du temps sur laquelle s’appuient généralement les historiens. Elle insiste sur le temps concentré, accéléré, de l’irruption événementielle : « La Révolution, note Bensaïd, est l’antithèse du temps irréversible, homogène et vide » (p. 86). C’est de cette représentation du temps perçu comme « kairotique », sautant hors de ses rails, échappant à la linéarité, que relèvent ses ouvrages sur la Révolution française et sur Jeanne d’Arc.

L’Histoire n’est pas d’abord un processus s’inscrivant dans la longue durée, dans la lente transformation des structures économiques et sociales au fil d’un temps inerte, mais une séquence brûlante d’événements, de gestes posés par des acteurs en confrontation. L’Histoire en soi ne fait rien, répète-t-il souvent, elle n’est rien d’autre que ce que les hommes entreprennent et font.

De cette conception, Benjamin a tiré la conclusion, dans une maxime devenue célèbre, que la politique prime aujourd’hui l’histoire. Le temps qui compte est celui de l’action, un temps stratégique offrant « une chance révolutionnaire pour le passé opprimé » (p. 91) qui doit être retrouvé et sauvé pour ainsi dire dans ce qu’il appelle l’a-présent, concept que Bensaïd reprend pour sa part sous le terme d’actualisation : « Actualisation des potentialités. Bifurcation au présent. Décision » (p. 69). C’est cette notion, ajoute-t-il, qui devrait être au centre du matérialisme historique et non celle de progrès.

Les thèses instruisent le procès de cette notion accolée à la modernité qui est l’expression scientiste d’un projet qui, dans les faits, secondarise la transformation sociale et politique et reporte à plus tard sa réalisation effective : « L’idée d’un progrès de l’espèce humaine à travers l’histoire, écrit Benjamin, est inséparable de sa marche à travers un temps homogène et vide. La critique qui vise l’idée d’une telle marche est le fondement nécessaire de celle qui s’attaque à l’idée de progrès en général » (p. 82).

Contrairement à une croyance largement répandue, y compris chez les militants qui s’en réclament, la Révolution n’est donc pas une locomotive s’avançant bruyamment et triomphalement sur les rails d’un progrès se profilant sur la ligne d’horizon. Elle implique, au contraire, son arrêt, son interruption, pour sauver, pendant qu’il en est encore temps, une certaine tradition humaniste qui mérite d’être conservée et prolongée Et cela contre les forces dominantes mais aussi contre les politiciens de gauche, sociaux-démocrates ou communistes, qui, en sacrifiant au mythe du progrès, ont trahi leur propre cause. Benjamin leur reproche en effet d’avoir fait passer le souci du développement des forces productives et la consolidation de leurs organisations, leurs intérêts d’appareil, avant la lutte pour l’égalité et la fraternité et le combat résolu contre le fascisme, bref d’avoir abandonné en quelque sorte, consciemment ou pas, le parti des opprimés.

Les thèses trouvent leur ancrage dans une vision tragique et désespérée du monde. Benjamin les rédige alors que l’Europe, coincée entre les fers opposés du fascisme et du communisme stalinien, court à la catastrophe. Il se trouve lui-même au cœur du danger, menacé par les nazis qui sont à ses trousses et il ne trouvera pas d’autre solution que le suicide pour leur échapper. Bien qu’il insiste sur les analogies entre cette époque et la fin du siècle obscurantiste dans laquelle il va formuler ses propres thèses, Bensaïd est conscient que le temps de transition dans lequel il vit est davantage contrasté, mélange de conservatisme social et politique, symbolisé par la domination de Reagan et de Thatcher, et de ferments de transformation sociale sur lesquels pourrait s’appuyer un marxisme repensé.

L’objectif de ses thèses est donc de combattre « la fin annoncée de l’histoire », qui constitue le fond de l’air culturel et idéologique d’une période marquée par le triomphe des forces de l’argent et du système qu’elles supportent et dominent : le capitalisme, désormais sans concurrence et régnant, sous hégémonie américaine, sur l’ensemble de la planète. À cette vulgate, Bensaïd oppose ce qu’il appelle la « raison messianique », qu’il retient de sa lecture de Benjamin, et un marxisme qui insiste sur la « pensée stratégique » en gestation chez l’auteur du Capital, à laquelle il donne des prolongements à la lumière de la nouvelle conjoncture.

Je n’évoquerai pas dans le détail chacune de ces thèses, au nombre de dix-huit comme c’était le cas chez Benjamin, qui recoupent largement celles de son prédécesseur en les actualisant. Je les synthétise, tentant d’en dégager l’essentiel, dans un certain nombre de propositions que l’on pourrait énoncer de la manière suivante.

Contrairement à ce que prétendent les chantres du néolibéralisme, croyant à la pérennité éternelle de leur modèle, parfaitement ajustable par de modestes changements, les catégories comme les classes, le marché, l’État, sont « périssables et appelées à disparaître ». L’Histoire n’est pas finie, elle se transforme et parfois se métamorphose par des « ruptures, des transitions et des passages » (p. 245) qui peuvent prendre la forme de révolutions qui ne suivent pas nécessairement le modèle qu’elles ont emprunté jusqu’à maintenant : elles ne sont pas programmables (à ce titre, la toute récente révolution arabe comme les révolutions latino-américaines de la dernière décennie illustrent et confirment cette intuition).

Le marxisme, mode de connaissance de la société et de ses transformations, n’est pas une « science absolue », comme l’ont pensé certains de ses adeptes, mais une « critique du Capital et du monde dont il est l’emblème » (p. 246). Il s’agit d’une pensée théorique qui exige « l’épreuve d’une pratique » et dont le principal champ d’application est la politique comme lieu d’affrontement et d’arbitrage des conflits. C’est en quoi il s’avère une pensée stratégique qui guide l’action et, en retour, est nourrie et enrichie par celle-ci. Il est par la suite méfiant, sinon hostile, à l’endroit de l’utopie qui est tournée vers un avenir improbable et qui échafaude des modèles arbitraires. Il est pensée d’un présent traversé par les contradictions et les luttes et il vise à faire reculer les dominations et les oppressions telles qu’elles existent maintenant.

La transformation révolutionnaire de la société est possible mais elle n’est pas garantie. Elle peut se transformer en contre-révolution comme l’a montré l’anti-modèle soviétique. Elle n’est pas modélisable et planifiable : il n’y a pas d’avenir radieux sûr. Elle vaut surtout comme idée régulatrice, comme horizon pour une action qui doit trouver son orientation dans la lutte même. Elle demeure indéterminable et on ne saurait la confondre, sans méprise, avec le progrès de la science et de la technique : « La productivité du travail, note Bensaïd, indépendamment de son contenu, ne peut constituer à elle seule l’indice de la civilisation » (p. 250). Une véritable avancée sur ce plan exigerait la diminution du temps de travail forcé, son « émancipation au profit de la libre activité créatrice » (p. 259), possibilité tour à fait réalisable dans nos sociétés économiquement développées, qui impliquerait toutefois une remise en question de la logique du profit qui les régente.

Or, cela ne saurait être possible que par la lutte des classes. Cette catégorie, la classe, réalité, sinon sociologique, du moins politique, demeure toujours, selon lui, un puissant instrument « d’intelligibilité du mouvement historique » (p. 256) qui permet tout à la fois de le comprendre et d’agir sur lui. Si on congédie cette notion, si on la renvoie au musée des antiquités, on est réduit à penser la société à partir de l’individu ou encore de ces catégories imprécises et problématiques que sont les races, les tribus, les masses et autres multitudes qui ne réfèrent à rien de précis. Au contraire, les classes, même si elles se sont transformées, recomposées au fil des dernières décennies, demeurent des entités consistantes qui sous-tendent le grand clivage dominés/dominants, opprimés/oppresseurs, qui structure, sur le mode conflictuel, nos sociétés.

La classe, par ailleurs, ne saurait être confondue sans danger avec le parti et l’État, comme ce fut le cas en Union soviétique où toute divergence était vite assimilée à un sabordage ou une trahison. À l’intérieur de la classe, il peut y avoir des points de vue différents et ces désaccords doivent pouvoir s’exprimer à travers des organisations, syndicales, politiques ou autres, autonomes et indépendantes. Dans cette optique, la liberté d’expression et la démocratie formelle, malgré leurs limites, représentent un « acquis considérable » (p. 262) sur lequel il ne saurait être question de faire marche arrière. Les libertés doivent être élargies, non ratatinées : la dictature d’une classe, fut-elle éclairée, ne saurait être imposée à tous, d’autant moins qu’elle a été définitivement compromise par son usage dans les pays régis par un communisme bureaucratique et grossier.

Le marxisme, revu et repensé, et il l’est aujourd’hui de plusieurs manières, demeure, au bout du compte, une « théorie ouverte », au sens où l’entend Hermann Broch, qui « permet de défricher de nouveaux espaces et rend compte, mieux que tout autre, des grandes énigmes de ce temps : la Bombe, l’écologie, les crises, le stalinisme » (p. 268). Le détour par Benjamin, figure hérétique et énigmatique, n’en a pas éloigné Bensaïd, mais lui en a fait voir d’autres aspects, déjà repérés au cours de sa propre trajectoire, confirmés par sa lecture de l’auteur des thèses dont, à travers ses propositions, il a repris et fait fructifier l’héritage, dans cet essai comme dans tous ceux parus depuis lors.

Repensant la Révolution, Bensaïd insiste fortement sur sa dimension événementielle : c’est une irruption, un surgissement avant d’être un processus. C’est un geste de rupture, empruntant souvent le mode conspiratif et insurrectionnel, qui marque la fin d’une période et en ouvre une nouvelle qui, historiquement, s’est soldée, on le sait, par davantage d’échecs que de réussites. Pour s’accomplir, elle doit cependant devenir un processus, se traduire par des projets et des réformes, des transformations en faveur de ceux qui l’ont opérée et pour lesquels elle a été faite (qui ne sont pas toujours les mêmes).

On ne saurait échapper à cette nécessité et lui-même, à titre personnel ou de membre de collectifs, a participé à la rédaction de plusieurs programmes politiques pour l’organisation à laquelle il appartenait, le dernier en date ayant conduit à la création du Nouveau parti anticapitaliste10. Or, par un curieux paradoxe, cette dimension, jugée essentielle, est recouverte par une conception d’abord morale et éthique de la Révolution qui se réclame, sur le plan des valeurs, autant de Charles Péguy ou de Georges Sorel que de Marx, également associé par ailleurs aux « étoiles jumelles » dont il se réclame.

Bensaïd reconstitue ainsi une généalogie qui unit, dans une même lignée, Benjamin aux figures de Péguy, de Sorel, de Marx, d’Auguste Blanqui, le vieux conspirateur, le rebelle romantique courant d’une barricade à l’autre tout au long du XIXe siècle, qui fut, note-t-il, « un vaincu, qui prend place dans le rang des prophètes désarmés, entre Saint-Just, Rosa Luxemburg, Antonio Gramsci, Trotski, Guevara » (p. 116), tous révolutionnaires authentiques, allant au bout de leur passion et étant tués pour cela même. Lignée prestigieuse dont la défaite est plus glorieuse que la victoire de leurs compagnons d’armes et qui continue de nourrir et d’auréoler le mythe révolutionnaire, pour reprendre l’expression de Georges Sorel à propos de la grève générale insurrectionnelle.

C’est dans cette filiation que se situe Bensaïd, en tant que « dernière sentinelle exténuée (qui) réveille toutes les autres » (p. 243) à la manière des prophètes, ces imprécateurs qui dénoncent les malheurs du temps et ceux qui les provoquent, en quoi ils sont des « sonneurs de réveil, des fauteurs de tapage, des empêcheurs de somnoler en paix » (p. 229). Ce fut le cas de plusieurs prophètes bibliques, c’est davantage encore celui de grandes figures hérétiques comme Uriel da Costa ou Baruch Spinoza, ces « Juifs non juifs », excommuniés et exclus de leur société dont il rappelle la trajectoire tragique11, rejetés par une communauté également marginalisée, les marranes. Il se reconnaît dans cette condition, se définissant volontiers comme un marxiste marrane 12, entretenant un rapport singulier à sa double communauté d’appartenance en tant que marxiste hétérodoxe et que « pas-pas juif13 », c’est-à-dire juif à sa manière, pour rester fidèle à une histoire, sur le mode de la mécréance.

Or, ce qui caractérise tous ces vaincus et prophètes désarmés, c’est un certain rapport au monde qui repose sur un pari singulier, qu’il qualifie de « mélancolique ». Un pari qui est le propre de celui qui s’engage sans illusions mais avec conviction et qui n’a donc rien à voir avec celui, désinvolte et roublard, du joueur.

L’engagement mélancolique

Sa trilogie historique complétée, Bensaïd va s’engager dans la relecture de Marx, plaçant résolument l’accent sur la dimension proprement politique de la pensée de cet auteur14. Ce dernier, associé à la galaxie des grands rebelles irréductibles, apparaît ainsi comme un personnage agissant et pensant à contretemps, de manière intempestive, dans un monde dont il effectue la critique radicale tout en appelant à son renversement. Ce retour, qui confirme l’importance de l’héritage marxiste, exprime aussi un choix, celui de privilégier la dimension stratégique de la contribution de Marx, en secondarisant ses dimensions « scientifique » et « historique », mettant la sourdine sur le caractère déterministe de sa réflexion, de même que sur sa philosophie de l’histoire.

C’est cette perspective qui sous-tend Le Pari mélancolique15, titre qui signale de manière éloquente la tonalité d’un livre consacré pour l’essentiel aux métamorphoses de la politique contemporaine. La dédicace à « celles et ceux qui ont tenu, tiennent et tiendront ce pari » insiste également sur l’importance du titre et ce qu’il suggère, comme le font aussi à leur manière les épigraphes de Pascal (« Vous êtes embarqué ») et de Mallarmé (« Toute Pensée émet un Coup de Dés ») placés en exergue de l’ouvrage.

Le titre, le sous-titre et l’introduction (« Le 7, impair et rouge ») métaphorisent les deux grandes directions que prend la réflexion de Bensaïd dans ce livre, de même que les registres stylistiques dans lesquels elles trouvent leur expression. Il s’agit donc pour une part de décrire et d’analyser les turbulences de la fin du siècle et d’examiner la place qu’y occupe la politique et le rôle qu’elle pourrait éventuellement assumer. C’est la voie de l’essai. Il s’agit d’autre part de réaffirmer une conviction, voire une espérance, que le monde peut et doit être changé, ce qui engage un pari qui, compte tenu des désillusions du siècle, ne peut être que mélancolique, résolu mais habité par un doute qui n’inhibe toutefois pas l’action mais au contraire la stimule.

Cette mélancolie inspirante, Bensaïd la qualifie de « classique » : « résolue et persévérante, sans emphase ni épanchements » (p. 15), elle s’oppose, note-t-il, comme son exact envers à la mélancolie romantique qui incline au repli sur soi, à la désespérance et à l’inaction. C’est celle des grands révolutionnaires d’hier et d’aujourd’hui et c’est à la lumière de cet engagement qu’est formulée l’analyse critique du monde contemporain qui occupe la plus grande partie de son livre et qui débouche in fine sur la nécessité du pari.

Dans la première partie, l’auteur évoque un monde traversé par les contradictions et les conflits, désaccordé, désajusté. Ce monde connaît en effet une véritable crise de civilisation, suite à l’effondrement de ses fondations morales et culturelles, de l’affaissement des grandes croyances qui lui tenaient lieu d’ossature. La crise n’est donc pas seulement politique, elle ne concerne pas que la représentation et ses formes. Elle est globale et systémique, à l’image d’un univers dissocié et fragmentaire décrit dans des termes qui rappellent ceux d’un Hermann Broch ou d’un Michel Freitag16. Elle appelle du coup une interrogation sur une tradition qui paraît aujourd’hui « irrémédiablement perdue » et sur ce « qu’il convient de faire d’un héritage que ne précède aucun testament » (p. 27), aucun mode d’emploi, aucun modèle à suivre.

Ce désordre se manifeste dans une organisation spatiale devenue un « monde de non-lieux », dispersé, éclaté, juxtaposition disparate de territoires qui ne renvoie à aucune « universalité réelle » (p. 32) et qui ne signifie rien pour ceux qui y travaillent et y vivent. La mondialisation marchande, loin de freiner ce morcellement, le renforce : elle « déchaîne les particularismes, durcit les nationalismes rétractés, accentue le polythéisme des valeurs » (p. 33). Elle accélère la circulation des marchandises tout en s’opposant à celle des hommes, elle multiplie les frontières et les contrôles pour que chacun reste à sa place dans un monde socialement immobile. Elle est caractérisée plus que jamais par un développement inégal et combiné tel que l’avait décrit Trotski au début du siècle précédent et qui s’est aggravé et durci au cours des dernières décennies sous la forme apparemment soft d’un impérialisme à dominante économique.

Cet éclatement de l’espace est accompagné par une scission de la temporalité, par un divorce, semble-t-il, irrémédiable entre le temps court de l’instant qui fuit dans une course folle et le temps long des lentes évolutions et du développement durable. Le temps, d’un côté, connaît une « abréviation » à travers le recours massif aux clips, aux tags et autres formes d’images instantanées qui surfent sur nos écrans, aussi vite disparues qu’apparues dans un feu d’artifice qui étourdit et décervelle davantage qu’il n’instruit. Dans cette féerie d’images (« Il y a trop d’images », signale le cinéaste Bernard Émond17), le réel lui-même est évacué, l’événement se dissout et perd sa portée et son sens alors que l’action apparaît pure agitation, sans fondements et sans visée. À ce temps syncopé s’oppose le temps long des institutions et des transformations profondes, incompatibles avec le temps instantané qui les bouscule. Le temps de la culture, de la civilisation, n’est pas celui de la vitesse et du bruit, ce n’est pas celui de l’excitation frénétique, mais celui, plus tranquille, de la durée et de la profondeur.

Comment réarticuler ces espaces et ces temps désaccordés ? Comment réaliser une nouvelle synthèse entre ces logiques contradictoires ? C’est le grand défi que rencontre aujourd’hui la politique en tant que science mais surtout comme pratique engagée à la fois dans le court terme de l’événement et dans le long terme des processus (périodes et époques). Cette réflexion, Bensaïd y procède à partir d’un retour critique sur la notion de Révolution, enjeu stratégique spécifique qui concerne plus largement la politique en tant qu’espace de cristallisation des luttes de pouvoir dans le monde moderne.

La Révolution, dans sa phase effervescente, opère une coupure dans le temps linéaire et monotone des heures et des jours, des agendas et des calendriers. Elle impose un nouveau rythme à la vie sociale, elle crée un univers parallèle qui se superpose à celui de la vie quotidienne, beaucoup plus consistant et intense. En cela son temps et son tempo s’apparentent à celui de la grève qui suspend aussi le cours habituel et normal des choses et du monde. C’est le temps de la lutte, des rapports de force, dominé par la « pensée stratégique », où il faut penser vite et agir avec résolution.

Au terme de la période où elle est vécue sur le mode de la crise, la Révolution s’engage dans un processus de changements et de réformes qui participe d’une autre durée, et dans lequel elle peut soit trouver son accomplissement, soit connaître un piétinement ou, pire, une régression. Le mythe optimiste qui l’avait inspiré et alimenté se métamorphose alors en désillusion. Sur le plan historique, ce fut le cas de plusieurs expériences révolutionnaires tout au long du XXe siècle. C’est pourquoi il est nécessaire d’en repenser les visées aussi bien que les modes opératoires, compte tenu que les modèles fondés sur la dictature du prolétariat, le parti unique, la planification bureaucratique et étatique se sont avérées des échecs, sinon des désastres.

C’est la tâche centrale non seulement de la pensée révolutionnaire mais d’une réflexion politique plus globale confrontée aux défis que présente le nouvel ordre mondial. Celui-ci n’est plus caractérisé par le face-à-face statique qu’avait longtemps imposé l’équilibre de la terreur entre pays de l’Est et de l’Ouest, mais par la confrontation entre pays riches du Nord et sociétés pauvres du Sud qui engendre des guerres locales et des déplacements de populations d’une ampleur inédite. Ce sont ces nouvelles réalités et les énormes difficultés qu’elles impliquent qu’il faut désormais penser stratégiquement et politiquement. Elles s’ajoutent, en leur donnant un caractère d’urgence, au problème plus classique, mais jamais résolu de manière vraiment satisfaisante, de la représentation de la souveraineté populaire.

Bensaïd s’attarde longuement à ces questions à partir de la perspective qui l’anime, la défense de l’opprimé, du vaincu qu’incarnent aujourd’hui les masses dominées et opprimées des pays du Sud et les défavorisés et exclus des sociétés du Nord. La Révolution demeure donc un impératif, une exigence. Mais un impératif et une exigence qui se traduisent d’abord dans la lutte, ici et maintenant, contre l’exploitation et les inégalités et non par une quête chimérique de quelque paradis perdu ou à venir. Il plaide donc pour une « nouvelle » révolution, dépouillée d’aura mythique, résolument profane, « s’écrivant dans la prose enfin trouvée du présent » (p. 289), tout en demeurant toutefois une « hypothèse stratégique » et un « horizon régulateur » (p. 290), permettant d’espérer de pouvoir échapper un jour au cercle de fer de la logique infernale et mortifère du développement capitaliste.

C’est le pari qu’ont fait naguère tous ceux qu’il qualifie de « princes du possible », de Spartacus à Guevara, en passant par Jeanne d’Arc, Robespierre et Saint-Just, Blanqui, Péguy, Benjamin et tous les autres qui ont « sauvé le passé opprimé du grossier pillage des vainqueurs » (p. 295).

Tous engagés activement dans la lutte, militaire ou sociale ou les deux, tous résistants, chacun à leur façon, tous vaincus dont la défaite est pourtant glorieuse et exemplaire, suscitant le ralliement de milliers d’anonymes auxquels, ajoute Bensaïd, nous sommes liés par une dette insolvable18.

Ce pari mélancolique constitue un prolongement laïcisé et politisé du célèbre pari pascalien tel que décrit par Lucien Goldmann dans Le Dieu caché 19. Chez l’auteur des Pensées, il relève de la croyance religieuse. Tiraillé entre les exigences contradictoires d’un Dieu spectral, toujours à la fois absent (comme présence réelle ou Providence) et présent (comme appel au dépassement) et celles d’un monde sans signification par rapport aux valeurs incarnées par la divinité, l’homme tragique pascalien parie sur l’existence de Dieu. Cet acte de foi assure un pivot central à sa vie problématique dans un monde où il doit vivre, comme le signale un fragment des Pensées, sans « y prendre de part ni de goût ».

Le pari des révolutionnaires et des rebelles est différent. Il repose sur la conviction que le monde doit et peut être changé par l’engagement de chacun et de tous dans une lutte qui vise à sa transformation effective. C’est cette foi qui donne consistance à leur pari, un pari qui n’est plus tragique comme c’est le cas chez Pascal, prisonnier d’un monde immobile, mais mélancolique car leur combat, nécessaire, ne débouchera pas nécessairement sur une victoire : il comporte donc une part inévitable de doute qui en accentue la gravité.

La fidélité mémorielle ne porte donc pas sur les structures et leur transformation ni même sur les événements encore que ceux-ci aient leur importance. Elle s’applique d’abord à ceux qui les font en militant avec conviction et passion et qui n’appartiennent pas forcément au même parti. Jeanne d’Arc, héroïne et martyre, Péguy, dreyfusard, socialiste mystique et patriote nationaliste, ne sont pas des révolutionnaires marxistes que l’on sache. Ils ont cependant été comme les autres, et c’est l’essentiel pour Bensaïd, des résistants, des opposants à l’ordre établi de leur époque, en quoi ils s’avèrent des proches dont nous gardons un souvenir vivant au cœur battant de nos luttes.

Comment rendre compte de cette constante fidélité à l’héritage légué par les vaincus ? Une lente impatience, présentée comme un « livre d’apprentissage20 », s’offre comme une tentative de réponse à cette question. Il fait voir comment ce souci se situe à la fois à la source et au terme d’un parcours tumultueux dont l’auteur se fait le chroniqueur enchanté et en même temps critique. Ce n’est ni une « autobiographie, ni des mémoires », prend-il soin de préciser, mais un « simple témoignage » (p. 20) destiné à faire comprendre une démarche et un projet.

Les nouvelles confessions d’un enfant du siècle21

Le libellé du titre, qui apparaît déjà dans le détour d’une phrase du Pari mélancolique22, est ici attribué à George Steiner et à Dionys Mascolo bien qu’il n’ait pas la même signification chez ces deux auteurs que tout oppose sur le plan idéologique. Chez Mascolo, comme chez Bensaïd, il renvoie à une conjoncture qui ne se prête plus à des manifestations intempestives d’impatience. Les grandes irruptions révolutionnaires ne sont pas à l’ordre du jour et la nécessaire transformation sociale apparaît devoir désormais s’appuyer sur la patience davantage que sur des poussées insurrectionnelles. Le titre signale ainsi un paradoxe qui loge au cœur même du « pari mélancolique » contemporain tel que le vivent les anciens révolutionnaires « pressés », incarnés ici par l’auteur, qui ont dû, au fil du temps et des épreuves, apprendre à composer avec leur impatience originelle.

C’est ce passage, que son récit prend en charge sous une forme qui s’apparente à un roman d’apprentissage qui serait « vrai » en quelque sorte. Comment rendre compte d’une vérité qui est à la fois individuelle et collective ; comment l’énoncer, sur quel mode ? Celui des mémoires autobiographiques organisés autour du dépliement et du déploiement d’un moi occupant toute la place ? Celui, à dimension collective, d’un nous qui renverrait à une communauté d’appartenance ? Celui, anonyme et indéfini, d’un « on » qui se réfère plus à une atmosphère qu’à un sujet précis ? Chacune de ces modalités énonciatives présentant ses avantages et ses inconvénients, l’auteur retient donc une « parole interstitielle, en équilibre instable entre un « je », un « nous » et un « on » insaisissable » (p. 15) qui lui permet d’évoquer simultanément l’air du temps, l’action du groupe auquel il appartient et également son propre point de vue sur les événements auxquels il a participé comme acteur et témoin privilégié23.

La question de l’héritage et de sa transmission est désignée d’emblée comme l’axe central du livre ; elle le traverse, comme un fil d’Ariane, du début à la fin. « Transmettre ? Quoi ? Et comment ? », se demande Bensaïd, ajoutant que « les héritiers décident de l’héritage » (p. 10). De celui qu’ils reçoivent, oui, et dans lequel ils se reconnaissent. De celui qu’ils laissent aussi, dans la mesure où il leur revient de faire connaître leur expérience, laissant à ceux qui suivent la liberté de le reprendre et de leur prolonger à leur manière. Car on est souvent « plus fidèles dans l’infidélité que dans la bigoterie mémorielle » (p. 10). Le témoignage qu’il livre dans Une lente impatience présente ainsi une dimension pédagogique. Il s’agit de sauver de l’oubli le passage tumultueux de la fraction de sa génération qui est demeurée fidèle à ses options de jeunesse malgré les revers et les désillusions éprouvés au fil des décennies qui ont scandé la deuxième moitié du « siècle des extrêmes ».

Chez Bensaïd, la venue au communisme trouve son ancrage dans la protohistoire familiale. C’est le produit d’un habitus qui se développe dans un légendaire domestique. Le grand-père maternel, « titi parisien », y figure comme un frère d’arme des Communards, avec lesquels il battait le pavé de Paris lors de cette première et mythique révolution prolétarienne. La famille immédiate, qui descend de cette lignée glorieuse, est de condition fort modeste. La mère est couturière, modiste. Le père, Juif originaire d’Oran, est garçon de café et boxeur semi-professionnel. Il deviendra, après son mariage, propriétaire d’un petit bistrot dans la banlieue de Toulouse, fréquenté par les milieux populaires et les militants politiques de gauche. Ce fut, note le chroniqueur, son « premier observatoire sociologique » (p. 38) sur la réalité quotidienne du monde ouvrier.

Ces prédispositions familiales expliquent largement son saut en politique dès le milieu de l’adolescence. L’élément déclencheur n’en sera pas tant la lecture du Manifeste communiste que la répression des militants algériens, notamment lors de la manifestation qui se termina par les assassinats du métro Charonne, en février 1962. C’est cet événement qui lui fait « sauter le pas » (p. 48). Il rejoint l’organisation de jeunesse du Parti communiste, alors auréolé du prestige acquis dans la Résistance en tant que « parti des fusillés ». Mais il s’y sent rapidement à l’étroit, interpellé par ses positions douteuses lors des événements qui secouent les pays sous tutelle soviétique et ses pratiques autoritaires à l’interne.

Il prend donc ses distances et rejoint, alors qu’il est toujours à Toulouse, l’opposition de gauche, incarnée entre autres par un courant trotskiste dissident animé par Alain Krivine et Henri Weber. Cette tendance, exclue du Parti, crée alors sa propre organisation, la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR), qui deviendra après les événements de Mai 68 la Ligue communiste révolutionnaire (LCR). Bensaïd y assumera des fonctions de direction, notamment celles liées aux questions de sécurité, vitales pour ce genre d’organisation. Le futur intellectuel est d’abord un militant et, d’une certaine manière, il le demeurera jusqu’à la fin de son parcours.

Du milieu des années 1960 à la fin des années 1980, de l’engagement dans la LCR jusqu’à la direction de la quatrième internationale, il est complètement immergé dans la politique, devenant un « révolutionnaire professionnel » dans la plus pure tradition léniniste. Même s’il n’en a guère la vocation, il se retrouve dans les faits homme d’appareil, jouant un rôle majeur sur le plan organisationnel. Sur le plan intellectuel, il écrit surtout des textes de circonstance : des manifestes et des programmes pour la LCR, des essais polémiques, et un ouvrage plus théorique – le seul de cette période – sur La Révolution et le pouvoir24 qu’il considérera a posteriori comme un « pavé indigeste » (p. 250). Il participe également à l’aventure du quotidien Rouge, créé par son organisation au milieu des années 1970. Emballante, l’expérience se terminera toutefois par un échec financier, révélateur de l’affaissement de la gauche radicale occidentale à la fin des années 1970.

Au cours des mêmes années, il est également désigné par l’Internationale comme responsable des relations avec une Amérique latine en pleine tourmente. À l’automne 1973, tout de suite après le coup d’État de Pinochet, il débarque dans une Argentine en pleine tourmente révolutionnaire. Le mouvement trotskiste, qui est alors puissant dans ce pays, est partagé entre deux grandes tendances qui se distinguent par leur analyse du péronisme et les conséquences stratégiques qu’elles en tirent. La première tendance, animée par Juan Posadas, en propose une évaluation positive et incline à une alliance avec ce mouvement. La seconde, dirigée par Nahuel Moreno, en tire une appréciation négative, voyant dans le péronisme une organisation fascisante et met sur pied une organisation autonome, le Parti révolutionnaire des travailleurs (PRT), elle-même divisée en plusieurs courants et fractions. La IVe Internationale soutient la Fraction rouge du PRT, un réseau clandestin engagé dans la lutte armée qui sera férocement réprimé comme l’ensemble du mouvement révolutionnaire argentin décapité en quelques années. Bensaïd en tirera la conclusion que la lutte armée était une erreur, d’autant plus grave quelle s’est soldée par la mort de milliers de militants admirables, autant de vaincus, connus pour quelques-uns, inconnus pour la plupart, « auxquels, note-t-il, une dette nous lie ». Sur le plan personnel, « l’épisode argentin, ajoute-t-il, reste le plus douloureux de ma vie militante » (p. 198).

Quelques années plus tard, il connaîtra une expérience davantage « gratifiante » (p. 312) au Brésil. Il y sera chargé de mission durant les années 1980, en soutien au développement d’un courant trotskiste à l’intérieur du Parti des travailleurs (PT), animé par Lula. Il effectue aussi des séjours militants au Mexique où il joue un rôle analogue auprès de l’organisation sœur de ce pays et il fait bien sûr un pèlerinage à la maison de Trotski à Coyoacan, prétexte à une évocation touchante du grand vaincu du communisme à la mode soviétique.

À la fin des années 1980, au moment de l’acte de décès officiel d’un communisme qui n’est « en réalité que la deuxième mort d’un cadavre, depuis longtemps décomposé » (p. 407), il est lui-même frappé par la maladie dont il allait mourir vingt ans plus tard. Affaibli, il doit se retirer de l’action politique quotidienne et il se jette, renouant avec des prédispositions éclipsées par l’engagement militant, dans une activité d’écriture débordante, qui relève par moments d’une véritable graphomanie, d’où l’ampleur de sa production depuis lors.

Sur les bases de sa longue expérience militante il opère un retour réflexif et critique au marxisme, toujours nécessaire selon lui pour prendre la pleine mesure des réalités qui caractérisent le tournant du millénaire : les « nouvelles dominations impériales », les « identités ambiguës », les « défis écologiques et bioéthiques », ceux de la « démocratie participative à l’heure de la révolution communicationnelle » (p. 415). Sous l’influence de Benjamin notamment, il met l’accent sur sa dimension politique, stratégique, sur l’impératif de « prendre le parti de l’opprimé, jusque dans les défaites s’il le faut » (p. 436), les opprimés représentant les vaincus d’hier et d’aujourd’hui. Leur évocation, leur recréation mémorielle, permet du coup de relier les vivants et les morts et de renouer les fils brisés d’une histoire sans fin, toujours à reprendre et à recommencer.

Jacques Pelletier, Nouveaux cahiers du socialisme, n° 6, Québec, février 2011

  1. Daniel Bensaïd, Walter Benjamin, sentinelle messianique, à la gauche du possible, Paris, Plon, 1990. Réédité par les Prairies ordinaires, 2010, avec une préface d’Enzo Traverso. J’utilise cette édition ; p. 274.
  2. Daniel Bensaïd, Une lente impatience, Paris, Éditions Stock, 2004, p. 380.
  3. Daniel Bensaïd, Moi, la Révolution, Remembrances d’une bicentenaire indigne, Paris, Gallimard, 1989.
  4. Daniel Bensaïd, Jeanne, de guerre lasse, Paris, Gallimard, 1991. Pour une analyse détaillée de ces deux ouvrages, on pourra se reporter à mon étude : « Le passé au présent : histoire et politique chez Daniel Bensaïd », publiée dans l’ouvrage collectif sous la direction de Gaétan Tremblay, L’émancipation hier et aujourd’hui, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2009, p. 17-30.
  5. Daniel Bensaïd, Walter Benjamin, sentinelle messianique, op.cit., p. 27,
  6. Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, Paris, Gallimard, 2000, p. 427-443, (Coll. Folio essais).
  7. Daniel Bensaïd, Walter Benjamin, sentinelle messianique, op.cit., p. 48.
  8. Michael Löwy, Walter Benjamin : Avertissement d’incendie. Une lecture des thèses « Sur le concept d’histoire », Paris, Presses Universitaires de France, 2001. Löwy ne classe pas le livre de Bensaïd dans cette typologie et il s’y réfère peu dans son ouvrage, ce qui est assez étonnant compte tenu de leurs affinités intellectuelles et politiques.
  9. Daniel Bensaïd, Walter Benjamin, sentinelle messianique, op.cit., p. 61. Les citations tirées de cet ouvrage seront désormais signalées entre parenthèses dans mon texte.
  10. Olivier Besancenot, Daniel Bensaïd, Prenons parti, Pour un socialisme du XXIe siècle, Paris, Mille et une nuits, 2009
  11. Se reporter au portrait qu’il en dresse au chapitre « Éclipses messianiques » dans Walter Benjamin, sentinelle messianique, op.cit., p. 145-169.
  12. Sur ce point, on pourra se reporter aussi au chapitre, « La patience du marrane », dans Daniel Bensaïd, Résistances, Essai de taupologie générale, Paris, Fayard, 2001, p. 65-89.
  13. L’expression, empruntée à Danny Trom, est appropriée par l’auteur dans son petit livre polémique contre Bernard-Henri Lévy, Un nouveau théologien, B.-H. Lévy, Fragments mécréants 2, Paris, Lignes, 2007, p. 103.
  14. Cela se traduira par la production du diptyque formé par Marx l’intempestif, Paris, Fayard, 1995, et par La Discordance des temps, Paris, Éditions de la Passion, 1995.
  15. Daniel Bensaïd, Le Pari mélancolique, Paris, Fayard, 1997. Les citations de cet ouvrage seront signalées entre parenthèses dans mon texte.
  16. Se reporter en ce qui concerne Hermann Broch à la deuxième partie de son Autobiographie psychique, Paris, L’Arche éditeur, 2001, à Éclats d’un monde en ruine, Paris, Éditions de l’éclat, 2006 et à la Théorie de la folie des masses, Paris, Éditions de l’éclat, 2008 ; en ce qui concerne Michel Freitag, on pourra se reporter à L’impasse de la globalisation. Une histoire philosophique et sociologique du capitalisme, Montréal, Les Éditions Écosociété, 2008.
  17. Bernard Émond, Il y a trop d’images, Montréal, Lux éditeur, 2011.
  18. Outre les ouvrages consacrés spécifiquement à Jeanne d’Arc, aux figures héroïques de la Révolution française, à Benjamin et à Marx, Bensaïd a écrit plusieurs chapitres de ses livres sur les personnages de cette galaxie radieuse, dont notamment un magnifique portrait de Péguy, « L’inglorieux vertical » publié dans La discordance des temps, op.cit., p. 187-206.
  19. Lucien Goldmann, Le dieu caché, Paris, Gallimard, 1959. La notion de vision tragique est développée dans la première partie de l’ouvrage et un chapitre est consacré au pari pascalien dans la troisième partie (p. 315-337).
  20. Daniel Bensaïd, Une lente impatience, Paris, Éditions Stock, 2004, p. 19. Les citations tirées de cet ouvrage seront signalées entre parenthèses dans mon texte.
  21. En guise de clin d’œil un brin ironique à un auteur guère porté sur les confessions mais qui convoquait à l’occasion Musset comme témoin exemplaire, vivant à cheval sur deux époques, en état d’apesanteur historique et sociale. L’existence du poète romantique se déploie dans la sombre période de la Restauration et de la Monarchie de Juillet, moment où l’Ancien régime (féodal) s’est évanoui dans la brume du passé sous le choc de la Révolution française, et où le nouvel ordre capitaliste n’a pas encore trouvé sa forme institutionnelle. C’est un homme de l’entre-deux, deux époques et deux mondes où il cherche désespérément sa place.
  22. « Une lente impatience gouverne désormais la dialectique de l’urgence et de la persévérance », lit-on dans Daniel Bensaïd, Le pari mélancolique, op.cit., p. 269.
  23. La question de la forme est centrale dans tous les ouvrages majeurs de Bensaïd qui se révèle, en cela, un véritable écrivain qui sait que son propos, pour être pleinement saisi, doit trouver le registre d’écriture qui s’y prête le mieux, d’où le choix par exemple de la « prosopopée à la première personne » (p. 375) pour Moi, la Révolution ou encore celui du dialogue et de la charade philosophique pour Jeanne, de guerre lasse, assumés en toute conscience.
  24. Daniel Bensaïd, La Révolution et le Pouvoir, Paris, Stock, 1976.
Partager cet article