« On est vivants »

Avril 2024.
La Cordillère des Andes, l’étendue des cimes, l’éclat du blanc qui éblouit, je débarque à Santiago. Comme d’habitude, dans mon équipage, quelques livres de Daniel Bensaïd. Depuis notre rencontre, à mon arrivée en exil en France, il m’accompagne.
En 2014, dans le film « On est vivants », je raconte notre amitié et déploie sa pensée dans les luttes de l’aujourd’hui. Dans ce temps si sombre où avancent à visage découvert les forces de destruction de la vie, massacre à Gaza, montée du fascisme, il nous manque atrocement.
Alors je reprends ce dialogue à travers ses écrits, et je trouve toujours des pistes. Une boussole… Entre l’antan et le maintenant, lors de ce séjour au Chili, il sera là.
Le 5 octobre 2024, 50 ans seront passés depuis la mort au combat de Miguel Enriquez, chef de la résistance et du MIR. J’aime dire les mots de Daniel « résister, c’est résister à l’irrésistible », en évoquant ce combat pour la vie contre la machine de mort de la dictature.
Je ne sais plus si Daniel l’a écrit ou pas, mais sa posture militante, sa manière d’être et de penser, me semblent proches de ce constat qui m’habite : les héros ne servent pas. Je veux dire les héros vidés de corps, de rire, de sens de l’humour, de doutes, de questions… Et surtout pas non plus le culte de la mort et du sacrifice, ce dont nous avons beaucoup parlé à l’époque extraordinaire de la solidarité internationale avec les luttes des peuples d’Amérique Latine.
Je chemine dans ce pays, le Chili, où la bataille de la mémoire des vaincus est urgente, mais quel récit, quelles pensées, quelle praxis politique mettre en circulation ?
Malgré l’espoir porté par la révolte historique de 2019, qui a rassemblé des millions de manifestants dans tout le pays et qui laissait entrevoir la possibilité d’une alternative à un système brutal, le néolibéralisme continue à broyer la population, et les forces fascistes menacent de revenir au pouvoir.
Depuis la fin de la formidable expérience de l’Unité Populaire, de la mort de Miguel et de mon exil forcé, je vis dans un monde chaotique où le va et vient entre l’enthousiasme et la mélancolie est devenu une manière d’être. Je vogue entre l’espérance et la désillusion, je suis sûre qu’on peut gagner, puis je me persuade qu’ils sont les plus forts.
Dans ce désordre, Daniel Bensaïd fut longtemps pour moi une vigie, par ses paroles lorsqu’on se rencontrait, ou par les mots de ses livres lorsque je n’osais pas le déranger. Il n’opposait pas de certitudes à mes doutes, mais juste une volonté de ne jamais se résigner. Avec légèreté, il pointait un sentier à ouvrir, avec un sourire ironique, une petite chose à faire, au cas où ça marche… C’est cela, la politique, disait-il, une impérieuse obligation de s’engager, de parier sans aucune certitude de réussite.
Ma première dette envers lui, c’est celle-là. Moi qui avais appris à ne lutter qu’avec des certitudes, à ne comprendre le monde qu’en victoires ou en défaites, il m’avait opposé une autre vision du combat, une autre temporalité, une autre perception de l’avenir.


Notre siècle obscur s’achève dans la débâcle des espérances en un monde meilleur, transparent et pacifié, qu’il avait suscitées. Il laisse dans son sillage un amoncellement de désastres et de ruines. Nous y avons laissé pas mal d’illusions et de certitudes. Changer le monde apparaît comme un but non moins urgent et nécessaire, mais autrement difficile que ne l’avaient imaginé les pionniers du socialisme. Nous qui étions pressés, nous avons dû nous plier, contre le temps qui toujours presse, à la rude école de la patience et apprendre la lenteur de l’impatience.


Grâce à lui, j’ai accepté l’existence d’un engagement persévérant, qui n’exigeait pas un retour sur chaque action, mais qui ne se résignait pas pour autant et permettait de garder intacte l’indignation.
Au Chili, les raisons de s’indigner et de s’insurger s’égrènent en une longue liste, de l’éducation à la santé, des transports aux conditions du travail, des retraites misérables aux coûts de l’alimentation, la terre, la mer, l’eau, l’énergie aux mains des groupes privés, les inégalités partout, les médias aux mains du pouvoir économique… Une société cruelle, une des plus inégales de la planète.
La violence sociale n’est pas fondamentalement différente de celle qui s’exerce dans tous les pays gouvernés par une économie à la recherche assidue de bénéfices, mais au Chili, elle en est un laboratoire volontaire, terrain d’expérimentation des « Chicago Boys » de l’économiste ultralibéral Milton Friedman après le coup d’Etat du dictateur Pinochet, qui a démantelé le service public et privatisé de manière massive toute l’économie.

Economique ou morale, policière ou militaire, la violence traverse toute société conflictuelle : elle y circule, tantôt diffuse, tantôt condensée.
La violence visible ou physique n’est qu’une part restreinte de multiples violences sociales banalisées. De sorte que, « si l’on veut faire diminuer véritablement la violence la plus visible, crimes, vols, viols, voire attentats, il faut travailler à réduire globalement la violence qui reste invisible, celle qui s’exerce au jour le jour, pêle-mêle, dans les familles, les ateliers, les usines, les commissariats, les prisons, ou même les hôpitaux ou les écoles, et qui est le produit de la violence interne des structures économiques et sociales et des mécanismes impitoyables qui contribuent à les reproduire ». A commencer par « la violence inerte », dévastatrice, de la souffrance au travail, des harcèlements, brimades, licenciements, du chômage, de la précarité et de la pauvreté.

En ce mois d’avril 2024, je reviens à Santiago. Avec les collectifs divers, toutes générations mêlées, nous tentons de réfléchir et d’organiser des actions pour honorer la mémoire de Miguel Enriquez. Je voudrais faire vivre l’histoire de Miguel et des camarades assassinés, l’histoire de nos luttes. Je chemine depuis longtemps en compagnie de mes morts, cela n’a rien de morbide ni de nostalgique. Grâce à eux, je ne perds pas le fil, je conserve les repères.
En 2004, des milliers de jeunes, venus des poblaciones, remplissaient le stade Victor Jara pour l’hommage à Miguel. Qui nous accompagnera cette fois-là ? Les divisions, les désillusions, les résignations ont-elles dévoré les militants, défait les engagements ?


La perte des illusions optimistes peut conduire à deux types de conclusions pernicieuses. Celle, d’une part, d’un nihilisme morbide, où tout se vaut et s’équivaut dans un monde insensé de bruit et de fureur. Celle, d’autre part, d’un moralisme atemporel, réhabilitant le mythe d’un « éternel humain » : à jamais prisonnier de sa condition ontologique, l’espèce serait définitivement incapable de progrès culturel et moral. Il n’y a pourtant nulle fatalité. La crise de l’idée de progrès est moins la crise de l’idée même que celle de ses porteurs officiels, à bout de souffle historique dans un système social de plus en plus contradictoire et irrationnel.
La rhétorique de la résignation dira que le monde, bien sûr, est consternant, mais qu’on n’y peut rien changer, puisque l’inégalité est naturelle et le marché éternel. Le raffinement cynique admettra qu’il faudrait sans doute changer ce monde misérable, mais il ajoutera que l’humanité ne mérite pas que l’on s’y évertue.


À l’heure où l’Argentine a élu un dictateur, où Trump menace de revenir au pouvoir aux USA, où un peuple entier se fait massacrer en Palestine, où la volonté guerrière russe sévit en Ukraine, où Cuba n’arrive pas à convaincre d’une alternative crédible au capitalisme, les grandes espérances ont du plomb dans l’aile et les questions deviennent oppressantes.

Dans les moments de lassitude et d’abattement, on arrive à se demander si le combat en vaut encore la peine. On se console parfois en se disant avec Rosa Luxemburg que « la révolution est la seule forme de guerre dans laquelle la victoire finale doit être préparée par une série de défaites ». A franchement parler, on ne dédaignerait pas, de temps en temps, quelques victoires…


En Amérique Latine, dont Daniel s’est toujours senti proche, les victoires n’ont pas été flagrantes, que ce soit dans les années 70 avec les guérillas comme celle de l’ERP en Argentine ou dans les années 80 avec la lutte armée du MIR chilien contre la dictature. De très nombreux militants sont morts dans ces actions.
Aujourd’hui, sans victoires d’envergure historique, sans visibilité médiatique, silencés, ce sont souvent des anonymes qui incarnent la résistance à l’air du temps capitaliste : les luttes des Indiens Mapuche pour le respect de leur terre, les mouvements féministes, les collectifs de lutte pour un logement digne, les collectifs écologiques, les associations de lutte pour le respect des droits de l’homme et contre les violences policières…


Intempestives par nature, les révolutions ne se plient pas aux schémas hors du temps. Leur événement échappe à l’ordonnancement arbitraire des grands récits de l’Histoire universelle. Elles surgissent à ras du sol, dans les misères du présent. La société nouvelle ne naîtra pas d’un miracle, dans l’embrasement soudain d’un grand soir rouge, sans ces résistances sans cesse recommencées et sans ces conquêtes toujours remises en question. La lutte, l’expérience accumulée, la confiance acquise comptent autant que le résultat brut.  
Plus que jamais, notre engagement est un pari logique sur l’incertain. Un pari ordinaire, chaque jour recommencé. Celui que font, en toute simplicité, des milliers de militants syndicalistes, associatifs, politiques, de par le monde. Par loyauté envers eux, quand on est embarqué, c’est pour longtemps. On n’a pas le droit de jeter l’éponge, de se rendre, à la moindre lassitude, au moindre accident de parcours, à la moindre, et pas même à la pire déception.


Les mots de Daniel sont mes compagnons dans ce voyage particulier, ils me donnent le souffle nécessaire, le courage d’affronter une fois de plus l’amnésie à l’œuvre dans le pays.
Le 5 octobre 2024, qui se souviendra de nos luttes pour la défense des opprimés, qui les tissera aux siennes ? Qui reprendra le cours de notre histoire, avec nous tant que nous serons là, et qui plus loin protègera l’étincelle pour conserver la flamme ?
S’il faut accepter l’incertain comme partie intégrante de l’engagement et de nos vies, alors, pour le moment, il me faut juste rêver que le peuple n’est pas vaincu, ni au Chili, ni en Amérique latine, ni dans le monde. Daniel écrivait : « Le dernier mot n’est jamais dit, c’est nous qui faisons l’histoire. »

Bensaïd, nos illusions, la traversée du brouillard et France Gall

Par Philippe Corcuff

La revue Lignes a été créée en 1987 par Michel Surya. Daniel Bensaïd en a été un compagnon de route. La revue a décidé de s’arrêter avec son numéro 72 de février 2024. Notre camarade Philippe Corcuff a publié le texte ci-après dans cet ultime numéro. Nous remercions Michel Surya de nous autoriser à le reproduire sur le site Daniel Bensaïd.


À Michel Surya, radical et perplexe, perplexe et radical

Rien n’est aussi difficile que de ne pas se leurrer soi-même.
Ludwig Wittgenstein, 1938, Remarques mêlées

Moi si petite, si fragile
Je m'étonne à chaque pas
D'être née dans ce monde là
Trop grand pour moi
Trop grand pour moi
Trop grand pour moi
Trop grand pour moi
Si petite, si fragile
Trop grand pour moi, chanson écrite par Michel Berger et interprétée par France Gall, 1980

Militants radicaux et intellectuels critiques partagent fréquemment une suffisance, quant à leur supposée lucidité, et un surplomb vis-à-vis des « gens qui doutent », chantés si magnifiquement par Anne Sylvestre. En tant que militant radical et intellectuel critique, difficile de me désencrasser de cette suffisance et de ce surplomb qui me collent au cerveau comme le sparadrap aux doigts du capitaine Haddock. Ludwig Wittgenstein a peut-être encore davantage raison pour les chapelles radicales et critiques. Comment faire émerger la France Gall qui étouffe au fond de nous, au fond de moi ? Mes années Lignes, de mai 2010 à novembre 2022, ont accompagné mes tâtonnements en ce sens.

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Pas seulement

Daniel Bensaïd n’était pas seulement pour nous un auteur unique, toujours disponible, enthousiaste et original. Il était aussi un personnage central pour comprendre le paysage intellectuel et politique où nous sommes plongés. Cette place, il l’occupait par son expérience et son érudition mais peut-être plus encore par sa manière fraternelle de rire, d’écouter et d’encourager. 
Il associait deux régimes de qualités qui ne vont pas souvent ensemble : la conviction militante et le sens des nuances, le courage politique et l’indulgence amusée. 
Daniel, sa belle gueule, son accent de Toulouse, sa silhouette fragile – ces images sont pour toujours des nôtres. 
Eric Hazan, La fabrique éditions

Daniel Bensaïd : la mémoire et l’oubli

Daniel Bensaïd est mort en 2010. À l’occasion de la réactivation de ce site, lui rendre hommage et revivifier sa mémoire sont une entreprise salutaire, mais aussi, triste. Car il faut prendre la mesure du trou profond qui s’est creusé au cours de cette période.

Quand Daniel est mort, son nom était synonyme d’idées et d’engagement, de théorie et de pratique, de réflexion et de militantisme. Certes principalement dans les sphères politiques radicales, en particulier celle de son courant politique (la LCR puis le NPA, et la IVe Internationale), mais pas uniquement tant sa vie l’avait entouré d’un profond respect. Au-delà, mis à part quelques articles dans la grande presse, le silence et l’ignorance firent en sorte d’effacer ses traces. Le plus triste aujourd’hui c’est que ce silence semble avoir aussi gagné la gauche radicale qui lui fait rarement référence, tout occupée à sa dernière marotte. Daniel n’est pas le seul à être touché par cette lamentable déshérence ; depuis plus longtemps encore, Ernest Mandel est aussi tombé dans ces oubliettes qui finalement englobent le marxisme révolutionnaire dans ses multiples facettes. Il faut sûrement y voir le contrecoup d’une époque avide de succès rapides et de raccourcis clinquants – d’une époque de réaction, c’est clair aujourd’hui. Mais d’eux se souvient-on quelques temps après ? Qu’en restera-t-il une fois l’écume retombée ? Une terrible discordance des temps (comme aurait dit Daniel) s’est ainsi creusée entre la stratégie de long terme et les préoccupations immédiates ou à plus court terme qui semblent s’ignorer quand elles ne se retrouvent pas carrément dos-à-dos.

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Daniel Bensaïd, ou la nécessité d’un recommencement communiste

« Nous avons eu davantage de soirées défaites que de matins triomphants. Mais nous en avons fini avec le Jugement dernier de sinistre mémoire. Et à force de patience, nous avons gagné le droit précieux de recommencer. »

Comment demeurer communiste dans une époque de défaite, en s’évitant la honte d’un reniement qui mène immanquablement au camp satisfait des vainqueurs ? Comment ne pas renoncer à changer le monde quand le projet communiste et la théorie marxiste ont été enrôlés et défigurés par une entreprise d’assujettissement bureaucratique, à l’exact opposé des idéaux émancipateurs initialement portés par le mouvement ouvrier révolutionnaire ?
Si, en 1901, Lénine pouvait faire paraître un texte intitulé « par où commencer ? », dans un contexte russe où il s’agissait de créer une organisation unifiant les multiples foyers socialistes, la question qui donne sens à l’œuvre de Daniel Bensaïd – surtout à partir des années 1980 – serait plutôt la suivante : comment et par où recommencer ? Rien ne lui est en effet plus étranger que l’illusion d’un commencement absolu, qui ne saurait aboutir qu’à rejouer en toute inconscience des débats anciens et à faire passer pour neufs des arguments usés jusqu’à la corde. Recommencer suppose donc en premier lieu de se réapproprier les débats stratégiques qui ont parcouru le mouvement ouvrier depuis les années 1830, de revenir sur les séquences révolutionnaires passées mais aussi les périodes de basse intensité politique et les défaites partielles ou historiques, et à partir de là de construire une mémoire stratégique. C’est pourquoi Daniel Bensaïd s’est constamment efforcé, jusque dans ses textes les plus conjoncturels, et dans les séances de formation qu’il a animées jusqu’à sa mort, de situer les enjeux de toute discussion dans l’histoire longue de la gauche, du mouvement ouvrier et des débats stratégiques qui les ont traversés.

Citant Deleuze, il aimait rappeler que l’on « recommence toujours par le milieu ». Non seulement il est impossible de reprendre la route, vierge de toutes les expériences passées, mais vouloir le faire, c’est se condamner à ne rien apprendre ou à persister dans l’erreur. Il est tout aussi vain de prétendre se dresser sur les épaules des mouvements passés, dans une continuité qui nous épargnerait tout effort de reprise. Nulle illusion, chez Daniel Bensaïd, de cumulativité de la pensée stratégique : les bilans sont toujours à refaire et l’étude du passé ne préserve en rien des pièges que nous tendent des situations historiques singulières. Les décisions et initiatives politiques ne sauraient se fonder sur une science de l’Histoire dont le Parti serait le dépositaire incontestable, mais relèvent d’un « art stratégique », fait de paris raisonnés et d’alliances conjoncturelles dans un contexte d’incertitude irréductible. « Recommencer par le milieu », c’est donc cheminer sur cette ligne de crête définie, négativement, par le refus du ressassement comme de la table rase et, positivement, par la volonté de trouver un point d’ancrage stratégique, au croisement de la théorie et de la pratique. Or, cela suppose pour Daniel Bensaïd de remettre sur le métier une tradition politique, celle du mouvement communiste, en la soumettant à deux questionnements distincts : comment rendre compte des défaites et des échecs, des errements et des déroutes, de cette tradition au XXe siècle ? Et comment faire face aux défis nouveaux que lui imposent les transformations du capitalisme ?
Daniel Bensaïd n’est pas le seul à s’être saisi de ce problème du recommencement. Alain Badiou, Jacques Rancière, Toni Negri, John Holloway, Slavoj Žižek, Alvaro Garcia Linera ou le Comité invisible, ont, chacun à sa manière, tenté d’y répondre. Mais l’originalité de Bensaïd, du moins par rapport à Badiou et Rancière, c’est de penser stratégiquement la possibilité d’un recommencement communiste, à partir des nouvelles expériences de lutte qui marquent les années 1990 et, plus largement, du cycle de politisation et de radicalisation qui s’ouvre alors. Et ce qui le distingue de presque toutes les figures citées plus haut, c’est qu’il prend au sérieux les médiations organisationnelles et militantes à travers lesquelles pourrait s’opérer la relance du débat stratégique : celui-ci ne saurait se résumer à un commentaire stérile de l’actualité, mais doit déboucher sur une pratique politique et collective. Parmi ces médiations, Daniel Bensaïd n’a jamais cessé d’insister sur le rôle irremplaçable, pour toute politique d’émancipation, du parti – sans clore pour autant les questions des formes, des objectifs et de la délimitation stratégique de celui-ci –, à rebours du bruit de fond qui, depuis les années 1980, annonce ou encourage le déclin, sinon la disparition, de la « forme-parti ».

Un débat stratégique a pu s’amorcer, dès le début des années 2000, au sein du mouvement altermondialiste, à partir de l’expérience néo-zapatiste au Chiapas, de l’arrivée de gouvernements de gauche en Amérique latine et de la relance des luttes ouvrières (notamment durant l’hiver 1995 en France). Les exemples divergents de Chávez au Venezuela et de Lula au Brésil (qui avaient accédé au pouvoir, respectivement, en 1999 et 2003) offraient une grille de lecture commode, dans la mesure où ils permettaient de distinguer clairement, au moins en apparence, deux options stratégiques à gauche : le chavisme d’un côté, rompant partiellement avec le néolibéralisme par une politique de redistribution en direction des classes populaires et par une rhétorique anticapitaliste ; le lulisme de l’autre, prenant très rapidement un tour néolibéral assumé après avoir suscité les espoirs des mouvements sociaux brésiliens, tout en mettant en œuvre des mesures en faveur des plus pauvres. À l’inverse, ce débat semblait bloqué en Europe : aucune expérience réelle ne permettait, au niveau national et a fortiori continental, de poser la question du pouvoir, sinon abstraitement (« ce qu’il faudrait faire si… ») ou négativement (« ce qu’il s’agit d’éviter si… »). On s’en tenait donc, pour l’essentiel, à discuter des meilleurs moyens, pour le mouvement social, de résister au rouleau compresseur néolibéral, ou à débattre de l’opportunité d’un soutien, voire d’une participation à des gouvernements dominés par les partis de centre-gauche, qui n’avaient déjà plus grand-chose à voir avec la social-démocratie classique1. D’où cette « éclipse de la raison stratégique » diagnostiquée par Daniel Bensaïd2.

Depuis l’éclatement de la crise financière en 2008, les coordonnées du débat stratégique se sont renouvelées : la situation politique en Europe s’est partiellement modifiée, tandis que, dès la fin des années 2000, les gouvernements de gauche latino-américains – en particulier vénézuélien et équatorien – ont commencé à piétiner, à défaut peut-être de penser une stratégie allant au-delà de politiques de redistribution, qui, bien que nécessaires et positives, ne sauraient à elles seules remettre en cause le pouvoir capitaliste. En Europe, la crise économique, prolongement de la crise financière et des politiques menées dans le seul but derenflouer les banques privées, s’est rapidement doublée d’une crise sociale et politique dans la plupart des pays. Celle-ci a imposé à la gauche radicale de fournir des réponses, non pas simplement aux politiques d’austérité imposées partout, mais aussi au carcan anti-démocratique qu’est l’Union européenne, à la montée de l’extrême droite, aux interventions impérialistes, au sort infligé aux exilés, etc. Cette crise multiforme a également ouvert des possibilités nouvelles pour les partis antilibéraux et anticapitalistes, en particulier dans les pays du sud de l’Europe, maillons les plus faibles d’un continent qui fait lui-même figure de maillon faible de la chaîne impérialiste – non parce qu’il serait le plus faible économiquement (ce qui n’a jamais été la thèse de Lénine3), mais en raison des contradictions économiques, politiques et idéologiques qui s’y sont accumulé.

En Grèce, la victoire électorale de Syriza en janvier 2015, puis l’échec indéniable de cette expérience de pouvoir – avec l’acceptation, par le gouvernement Tsípras, des logiques austéritaires que Syriza combattait jusqu’alors et sa capitulation devant l’ensemble des exigences de la Troïka4, des puissances allemandes et françaises, et du capital –, témoignent à la fois des possibilités qui existent pour la gauche en Europe et des énormes obstacles auxquels s’affrontera nécessairement toute force politique prétendant briser la cage d’acier néolibérale. De même que les échecs de Podemos dans l’Etat espagnol, de l’aile gauche du Labour (autour de Jeremy Corbyn) au Royaume-Uni, ou encore du long déclin de Die Linke en Allemagne, cela signale l’urgence d’un débat stratégique au sein de la gauche radicale, bien au-delà du continent européen. On signale sans doute trop peu que, dans l’Europe actuelle, c’est sans doute en France – malgré la dérive autoritaire de la Macronie et la montée de l’extrême droite – que les possibilités d’une relance de la politique d’émancipation sont les plus intéressantes : non seulement parce que le pays connaît un cycle de mobilisations sociales puissantes depuis 2016 (mouvement contre la loi Travail, Gilets jaunes, luttes contre les réformes des retraites, mobilisations dans le secteur de la santé, mouvements contre les crimes policiers, luttes écologistes, etc.), mais aussi parce que, pour la première fois depuis très longtemps, une force qui se proposer de mettre en œuvre des politiques de rupture, La France insoumise en l’occurrence, est parvenue à supplanter (largement) la social-démocratie et ses alliés, sur le plan électoral, et à obtenir un nombre important d’élus.

Dans la conjoncture actuelle, la colère – présente et palpable partout – se mue donc parfois en mouvement collectif (voire en révolte comme on l’a vu l’été dernier après la mort de Naël, tué à bout portant par un policier), mais souvent en exaspération individuelle, et les solidarités de classe sont mises à mal par les réflexes nationalistes, les divisions racistes ou les ressentiments masculinistes. Pour des franges entières de la population, elle trouve comme principal débouché électoral le Front national devenu Rassemblement national, un parti ancré dans les différentes traditions de l’extrême droite française. Manifeste à travers toutes les régressions sociales, autoritaires et racistes dans lesquelles s’engage l’extrême centre macroniste, le pourrissement actuel pourrait permettre au FN/RN d’approfondir son enracinement électoral et de renforcer son appareil politique, l’absence de reprise économique prévisible, combinée à la menace de nouvelles crises financières, interdit une stabilisation politique durable. Les gouvernements, structurellement inféodés au Capital, n’ont aucune volonté de mener une politique de conciliation sociale, et il n’est absolument pas certain qu’existent des marges de manœuvre permettant de continuer à satisfaire à la fois le patronat tout en faisant des concessions sérieuses à une fraction conséquente des salariés. Pour autant, la crise du capitalisme ne produit pas par elle-même un renforcement des organisations anticapitalistes (sans même parler de l’éclatement de mouvements insurrectionnels). Les contradictions nées dans l’arène économique ne s’expriment que de manière déformée sur le terrain idéologique et politique, et n’aboutissent pas nécessairement à une rupture entre les subalternes et l’ordre institutionnel. Si n’émerge ni un mouvement social ni une force politique capable de donner une signification collective aux colères accumulées, de populariser un récit alternatif à celui des classes dominantes et d’élaborer un agenda stratégique propre, rien ne viendra produire cette rupture.

Si l’on suit Daniel Bensaïd, il n’y a donc pas un vide dans l’espace politique qu’il suffirait de combler, et qu’une organisation dotée de bonnes idées ou correctement délimitée finirait mécaniquement par occuper, en raison des conditions objectives ; il y a un espace politique à créer par une intervention audacieuse au croisement des luttes sociales, du combat politique et de la bataille des idées. Nombre de questions restent donc ouvertes pour la gauche radicale, car ce qui pouvait sembler adapté dans les années 1990 et la première moitié des années 2000, en l’occurrence une intervention politique centrée sur la défense des services publics, la résistance pied à pied aux régressions sociales et aux plans de licenciement, ainsi qu’un appel au partage des richesses, ne suffisent pas aux idées anticapitalistes pour progresser. Encore faut-il associer ces résistances à la popularisation d’un programme, d’une stratégie et d’un imaginaire alternatif au capitalisme. Et il faut bien le reconnaître : alors même qu’a éclaté en 2007 une grande crise du capitalisme (et non un simple trou d’air momentané), ni les mouvements sociaux ni la gauche radicale n’ont été en capacité d’imposer le retrait des mesures d’austérité, a fortiori de construire un nouveau bloc historique en mesure de disputer l’hégémonie aux classes dominantes, de poser la question du pouvoir et d’engager un processus de rupture, sinon avec le capitalisme, du moins avec les politiques néolibérales, autoritaires, racistes et productivistes.

Bien évidemment, entre la mort de Daniel Bensaïd en 2010 et aujourd’hui, la situation n’est pas exactement la même. Le champ politique français restait alors dominé par deux grands partis – le PS et le RPR devenu UMP (et depuis LR) – qui se succédait au pouvoir depuis le début des années 1980 et dans la gestion loyale du capitalisme français. Ces forces n’ont pas disparu, elles ont encore de nombreux élus (notamment locaux), mais elles ont été supplantées et marginalisées nationalement par trois forces : LREM-Renaissance (extrême centre), le FN/RN (extrême droite) et LFI (gauche). De même, les contradictions sociales ont été aiguisées par quatre décennies de destruction patiente des conquêtes sociales (services publics, protection sociale et droit du travail) et d’affaiblissement du mouvement syndical, de précarisation de la jeunesse et de marginalisation de larges franges de la classe travailleuse, de renforcement d’un arsenal sécuritaire visant spécifiquement les quartiers populaires, les exilés mais aussi les mobilisation sociales, et d’approfondissement du racisme structurel subi par les descendants de colonisés. Ces processus – et quelques autres – étaient déjà bien enclenchés à la fin des années 2000 mais ils n’avaient sans doute pas produit tous les effets que l’on peut observer actuellement, même si Daniel Bensaïd avait entrevu une partie des problèmes nouveaux qui se posaient pour toute politique d’émancipation, et développé des réflexions exigeantes et importantes dans un de ses derniers livres, intitulé Eloge de la politique profane.

Il faut rappeler par ailleurs que le travail théorique et stratégique qu’il a mené toute sa vie n’est pas séparable de la trajectoire d’un courant politique singulier : la Ligue communiste (LC), devenue Ligue communiste révolutionnaire (LCR) en 1974 (avant de s’auto-dissoudre et de créer le Nouveau parti anticapitaliste en 2009), et plus largement la Quatrième internationale (QI). L’élaboration de ce courant procéda pour l’essentiel d’une tentative de synthèse entre trois héritages distincts, correspondant aux « trois secteurs de la révolution mondiale » distingués par ce courant. Le premier héritage est à l’évidence celui du mouvement ouvrier, en particulier depuis la Révolution russe (notamment les débats des premières années de l’Internationale communiste sur les possibilités révolutionnaires en Europe occidentale et les échecs des insurrections allemande et hongroise, des conseils ouvriers en Italie, etc.). Le deuxième correspond aux luttes anti-impérialistes de libération nationale, en particulier à partir des expériences chinoises, vietnamiennes, algériennes et cubaines, mais aussi des pays semi-périphériques d’Amérique latine (Chili, Argentine, Brésil, etc.). Un troisième héritage, enfin, tient dans les combats antibureaucratiques, menés en URSS dès le milieu des années 1920 par l’Opposition de gauche, puis dans les pays du bloc de l’Est (insurrection de juin 1953 en RDA, insurrection de Budapest, printemps de Prague, luttes ouvrières en Pologne au début des années 1980, etc.).
C’est dans ce cadre collectif, à la fois courant politique organisé au niveau international et tradition théorique, que s’est inscrite la démarche de Daniel Bensaïd, des années 1960 jusqu’à sa mort le 12 janvier 2010. Alors que l’appartenance à une organisation et le militantisme sont généralement considérés comme l’expression ou la cause d’un renoncement à toute autonomie intellectuelle, ils ont au contraire constitué pour lui la condition de possibilité de l’élaboration stratégique : penser stratégiquement signifiait et supposait d’être embarqué politiquement dans le cours de l’histoire, non en tant que commentateur détaché ou « compagnon de route » (signant des pétitions ou rédigeant des appels), mais comme militant contribuant à l’effort d’organisation des opprimés et à leurs luttes, contraint à ce titre de se poser sans cesse des questions d’orientation et d’affronter les problèmes associés à la construction d’organisations. Daniel Bensaïd n’a donc jamais conçu ses interventions théoriques comme le supplément d’âme de sa pratique de militant et de dirigeant politique, comme un moyen commode de justifier rétrospectivement les décisions prises par l’organisation dont il était membre, ou encore comme un exercice purement intellectuel, hors du chaos de l’histoire. Au contraire, sa pensée stratégique s’est construite dans un rapport d’interdépendance étroite entre théorie et pratique : agir pour (donner à) penser une réalité en mouvement et conflictuelle, mais aussi pour que cette pensée engage et ne se résume pas à un jeu gratuit ; penser pour agir en étant capable de discerner un champ de bataille et de mesurer les forces en présence, sans demeurer soumis aux soubresauts de la conjoncture politique et aux effets de mode intellectuelle.

Ugo Palheta – décembre 2023

  1. A partir des exemples de la participation du PCF gouvernement Jospin de « gauche plurielle » en France (1997-2002) et de celle de Rifondazione communista aux gouvernements Prodi en Italie (1996-1998 et 2006-2008), qui dans les deux cas ont eu des conséquences catastrophiques. ↩︎
  2. D. Bensaïd, Éloge de la politique profane, Paris, Albin Michel, 2008, p. 44-51. ↩︎
  3. Sur ce point, voir : N. Poulantzas, Fascisme et dictature, Paris, Seuil/Maspéro, 1974, p. 20-21 ↩︎
  4. Composée de la Commission européenne, Banque centrale européenne et FMI. ↩︎

La révolution perd son stratège

« La mort d’un stratège », voilà le titre du quotidien espagnol Publico le jour de son décès. La question stratégique a été le point nodal de toute la pensée politique de Daniel.
Elle s’inscrit dans une vision du monde, où les classes sociales ne sont pas des choses mais des rapports. Celles-ci n’existent et ne se manifestent que par le conflit qui les façonne. L’économie est politique, ses temporalités croisent la lutte des classes.

Il remet en cause la notion de progrès, d’un temps linéaire, homogène, d’un sens de l’histoire. Il n’y a pas de lignes droites, les temps sont discordants. Le capitalisme est rythmé par ses crises, mais il n’y a pas d’automatismes. Ce sont les conflits, les luttes de classes qui décident. La confrontation avec des pensées idéalistes ou messianiques lui a permis de trouver de nouvelles ressources, de frotter son marxisme à d’autres cheminements théoriques et historiques. Il tisse des rapports très particuliers avec les œuvres de Charles Péguy ou Walter Benjamin

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Hommage à Daniel Bensaïd

Hommage à Daniel Bensaïd (1)

https://youtube.com/watch?v=Q96C3PY9BqU

Hommage à Daniel Bensaïd (2)

https://youtube.com/watch?v=PoRzD_2m78M

Hommage à Daniel Bensaïd (3)

Hommage à Daniel Bensaïd (4)

https://youtube.com/watch?v=f9ZYUKJmB6w

Hommage à Daniel Bensaïd (5)

https://youtube.com/watch?v=xmilN98GZUY

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https://youtube.com/watch?v=K0u11BvnK7k

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https://youtube.com/watch?v=RaSQv6ScEYY

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https://youtube.com/watch?v=rbEkILO_zDg

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https://youtube.com/watch?v=AG-ctO_fB3w

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https://youtube.com/watch?v=N1thTaBm4OA

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Bensaïd. Puissances du communisme

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https://youtube.com/watch?v=KYk0L-ACYJ0

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https://youtube.com/watch?v=h2erNhsgDn8

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https://youtube.com/watch?v=Lp_cIch8NdQ

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https://youtube.com/watch?v=-7C6-xi8ryI

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Bensaïd. Puissances du communisme (32)

Vous avez dit stratégie ?

Il est des temps où les questionnements dépassent et de loin les solutions possibles. Et le présent texte n’y échappe pas. Dans un article de 2006 Daniel Bensaïd nous invitait à nous interroger sur « le retour de la question politico-stratégique ». Ceci après « l’éclipse du débat stratégique  depuis le début des années quatre-vingt…». En ajoutant « Ce repli de la question politique a pu se traduire par ce que nous pourrions appeler en simplifiant une « illusion sociale ». En ciblant, entre autres, les « utopies néolibertaires de pouvoir changer le monde sans prendre le pouvoir ou en se contentant d’un système équilibré de contre-pouvoirs ». Dans un langage moins recherché j’avais à l’époque appelé ceci « syndrome du lampadaire ». Vous voyez votre ami rechercher ses clés sous un lampadaire éclairé. Tu es sûr de les avoir perdues là lui demande-t-on ? Non, mais c’est le seul endroit éclairé…

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