Il sera une fois…

Ce texte reprend un chapitre de Une lente impatience, paru dans la collection Un ordre d’idées, aux éditions Stock en avril 2004.

Le titre en a été changé ici, celui du livre « Il sera une fois… » étant identique à d’autres articles présents sur ce site et pouvant donc prêter à confusion.

Au début du siècle, les mots de communisme, d’internationalisme, de lutte de classe, semblaient pouvoir éclairer l’avenir de leur torche lumineuse. Dans Le Camion, Marguerite Duras déplorait leur obscurcissement. À l’épreuve des désillusions, ils avaient perdu leur éclat en route. Dès 1977, Michel Foucault doutait carrément que la révolution fût encore « désirable ». L’année suivante, après la division et l’échec électoral de la gauche, ce doute s’est propagé parmi les soixante-huitards trentenaires, confrontés à une « entrée dans la vie » (professionnelle), le plus longtemps possible différée.

Sous le choc du crépuscule maoïste, de la déchirure indochinoise, du reflux social en Europe, de la flétrissure des œillets portugais, de l’adoubement de la monarchie espagnole, de l’assassinat d’Aldo Moro en Italie, de l’élection de Wojtyla à la papauté, de la révolution islamique en Iran, quelque chose se fêlait et se brisait. Libération devenait Libéralisation. Orchestré par les nouveaux philosophes, l’effet Soljénitsyne symbolisait ce tournant. Pour nous, qui avions lu Victor Serge, Anton Ciliga, Trotski, David Rousset, Kravtchenko et bien d’autres, L’Archipel du goulag (et, plus encore, les Récits de la Kolyma de Chalamov), furent la confirmation d’un désastre plutôt que sa révélation.

Pour nous, l’arrêt de Rouge quotidien, en janvier 1979, a scellé symboliquement la fin d’une époque et donné le signal de la diaspora militante. En Italie, s’ouvrait l’ère mortifère des dissociations et des repentances. L’insurrection sandiniste victorieuse de juillet 1979 parvint cependant à ranimer les braises et à réchauffer un temps les enthousiasmes tiédissants. Ce retour de flamme ne pesa pas lourd face à la contre-réforme libérale en marche en Angleterre et aux États-Unis.

En France, après vingt ans de règne sans partage de la droite, le mitterrandisme ouvrait les carrières aux appétits de promotion générationnelle. Ravis de pouvoir enfin faire l’ange, après avoir trop fait la bête, les déçus du maoïsme se recyclaient pour partie, sous couvert de défense des droits de l’homme et de croisade démocratique contre les périls totalitaires, dans l’anticommunisme militant. D’autres s’adonnèrent aux délices tempérés de la « pensée faible ». Alors que nous avions grandi sous le compromis social des Trente Glorieuses, nous nous trouvions plongés brutalement dans la vague glacée de réaction libérale.

Dans ses Confessions d’un enfant du siècle, Musset évoquait ce je-ne-sais-quoi, de vague et de flottant, qui accompagnait, sous la Restauration, le passage incertain entre un passé révolu et un avenir indéchiffrable. Une génération désenchantée traversait alors l’époque, « serrée dans le manteau des égoïstes ». À défaut de grandes promesses et de grandes espérances, l’heure, sur « l’affreuse mer de l’action sans but », était aux menus plaisirs et aux petites vertus. Arrivant à Paris en 1832, Heine raillait de même les « ci-devant apôtres, qui ont rêvé l’âge d’or pour toute l’humanité, et se sont contentés de propager l’âge de l’argent » : « Le mercantilisme jubile, l’égoïsme est en liesse, et les meilleurs des hommes doivent prendre le deuil. C’est la contre-révolution. Il règne maintenant une terreur du juste milieu ».

Confrontés aux restaurations libérales et à la terreur mitterrandienne du juste-milieu, allions-nous faire naufrage, nous aussi, sur cette sinistre mer d’huile sans horizon d’attente ? Après avoir rêvé d’épopées et d’aventures héroïques, allions-nous succomber au piège des mirages et des apparences, être réduits au minimalisme et à la miniature postmodernes ?

Les écrits posthumes de Louis Althusser évoquent les années soixante-dix comme celles où un « univers de pensée » s’abolit. Sans doute existe-t-il un lien douloureux entre cet effondrement d’un monde et la tragédie domestique du 16 novembre 1980, où le maître étrangla sa compagne. Adossé à une autre vision de l’histoire, nourri d’un héritage différent, notre univers de pensée ne s’est pas écroulé. Il fut néanmoins mis à rude épreuve. La crise était triple : crise théorique du marxisme ; crise stratégique du projet révolutionnaire ; et crise sociale du sujet de l’émancipation universelle. Dans une consternante débâcle intellectuelle et morale, les adieux se multiplièrent : adieux aux armes, au marxisme, à la révolution, au prolétariat. Débarqués des rutilantes locomotives de l’histoire, les passagers regardaient s’éloigner l’espérance, dans un écoulement de morve et dans un bruit étouffé de reniflements.

Mon cœur, qu’il était triste, ce triste quai de gare…
Tirez les mouchoirs !

La brutalité de la bifurcation apparaît clairement chez Foucault. Rentrant en 1978 d’un voyage au Japon, il déclarait le marxisme frappé d’une crise indiscutable, elle-même encastrée dans une crise, plus vaste encore, de la pensée occidentale et du concept moderne de révolution. En contradiction flagrante avec son souci de penser le multiple et de pluraliser les phénomènes historiques, sociaux, idéologiques, il prétendit alors instruire le procès du marxisme (au singulier !). Il le condamnait en effet en gros (et en grossiste), sans préciser s’il s’agissait spécifiquement du marxisme orthodoxe – de parti ou d’État. Il ignorait ainsi superbement le mascaret tumultueux de ses courants chauds et de ses courants froids. Reprochant à une tradition réputée marxiste d’avoir trop souvent confondu un pronostic historique (appuyé sur une nécessité mécanique), avec une prophétie stratégique ou performative, il portait malgré tout le fer au vif le plus saignant de la plaie.

Tout en reconnaissant aux trotskistes le mérite d’« un travail considérable » sur la question de la bureaucratie et de l’Union soviétique1, Foucault proposait d’inverser la question habituelle : interroger le marxisme à partir du goulag, au lieu d’interroger le goulag à partir de Marx et de Lénine. Sans traiter pour autant Marx comme un chien crevé, il entendait seulement l’alléger de « la dogmatique de parti qui l’a brandi et enfermé pendant si longtemps ». Ce programme de recherche, à la rencontre d’un Marx sans « isme »2, a donné depuis bien des résultats précieux, dans les domaines les plus divers.

Parallèlement aux interrogations de Foucault, Lucio Colletti publiait en 1980 son Déclin du marxisme3. Il prenait acte de « l’échec du sauvetage althussérien » du marxisme. Le maoïsme n’avait été, selon lui, que la dernière tentative de penser le changement de sujet révolutionnaire, à l’époque où la croyance en la grande épopée rédemptrice prolétarienne était déjà tarie, et où les fausses idoles chinoises et soviétiques tombaient en poussière. Dans les années soixante et soixante-dix, l’hégémonie culturelle apparente du marxisme n’aurait été, en réalité, qu’un trompe-l’œil, prélude à sa crise finale. Renonçant aux promesses de la théodicée terrestre, Colletti prêchait donc un retour à Kant et à Kelsen, pour qui la confusion entre faits et valeurs, science causale et théorie éthico-politique, fins et moyens, constituait le péché originel (et mortel) du marxisme.

D’une crise, l’autre : derrière celle du marxisme théorique, celle de la pratique et de la stratégie révolutionnaire. Les écrits de Foucault de cette période sont profondément imprégnés de l’éclipse crépusculaire des attentes. C’est la première fois depuis 120 ans, constatait-il tristement dès 1977, qu’il n’y a plus sur terre « un seul point d’où pourrait jaillir la lumière d’une espérance ». Il n’y a « plus d’orientation. », « pas un seul pays socialiste » dont on puisse encore dire, « c’est comme cela qu’il faut faire ». Foucault en tirait la conclusion que « nous sommes renvoyés à l’année 1830, c’est-à-dire qu’il faut tout recommencer. » Recommencer ? Sans doute. Mais, pas de zéro. Pas à partir de rien, d’une page blanche ou d’une table rase.

On recommence toujours par le milieu…
Le siècle des extrêmes a eu lieu.

On ne saurait l’effacer ou le mettre entre parenthèses. On ne repartira pas de 1830, de 1875, ou de 1917, sans s’expliquer et sans régler les comptes. C’est bien « l’âge des Révolutions », et non tel ou tel seulement de ses avatars, qui est devenu problématique. Depuis deux siècles, écrivait encore Foucault, l’espérance révolutionnaire « a surplombé l’histoire, organisé notre perception du temps, polarisé les espoirs ; elle a constitué un gigantesque effort pour acclimater le soulèvement à l’intérieur d’une histoire rationnelle et maîtrisable ». La Révolution française a inauguré un nouveau paradigme de l’action politique, mis en scène de nouveaux acteurs, introduit de nouvelles légitimités et de nouvelles représentations, posé de nouvelles équations stratégiques. Si Juin 1848 et la Commune de 1871 ont tracé de nouvelles lignes d’affrontement entre classes, elles n’en restaient pas moins inscrites, tout comme la révolution d’Octobre, comme la révolution allemande manquée, ou comme la guerre civile espagnole, dans un même paradigme historique.

Au fil des défaites et des désillusions, la question soulevée naguère par Horkheimer était devenue lancinante : « Est-elle donc si désirable, cette révolution4 ? » À la lumière de la révolution iranienne, elle revêtait, pour Foucault, un sens nouveau. Qu’est-ce donc, qu’une révolution qui affiche aussitôt son attribut spécifiquement islamique ? Qu’advient-il, au soir du XXe siècle, du rapport entre révolution et religion ? Il était tentant – nous n’avons pas échappé complètement à cette tentation – d’interpréter le processus iranien de 1979 et le renversement du shah, comme la répétition de scénarios connus, avec les imams dans le rôle du pope Gapone en 1905. Le premier acte religieux de la pièce ne serait alors qu’un prélude à l’acte décisif de la lutte des classes et à son dénouement heureux.

« Est-ce si sûr ? », demandait Foucault. Il s’agissait, en effet, de bien autre chose que d’une plate répétition. Du signe, peut-être, que la « sémantique des temps historiques », inaugurée par la Révolution française, se défaisait à son tour5.

L’affaissement des horizons d’attente débouche sur une inquiétante postmodernité : renoncement aux grands récits, résignation à l’émiettement du sens, perte de perspective historique, rétraction de la temporalité sur un présent immédiat, volupté de l’éphémère et du zapping, esthétisation des révoltes6. Cette rhétorique postmoderne tire argument des technologies de la communication, de la fluidité des réseaux, du développement des « immatériaux », de la dissolution des modes de socialisation caractéristiques de la modernité. Sa nouveauté n’est pourtant pas aussi absolue qu’elle le prétend.

Dès la crise de 1929, Paul Valéry déclarait ouverte « l’ère du provisoire ». La « superstition du lendemain » (et son souci) étant abolie, nous étions condamnés à devenir « instantanés » : « Tout nous paraît si précaire et si instable en toutes choses, si nécessairement accidentel, que nous en sommes venus à faire des accidents de la sensation et de la conscience la moins soutenue, la substance de bien des ouvrages. »

Dans ce climat de renoncements, de reniements, et de repentances, la révolution tendait à se réduire à une affaire de désir. Les machines désirantes de Lyotard, ou le « désir de révolution » célébré par Jean-Paul Dollé, apparaissent, dès le début des années soixante-dix, comme les prémices7 du « tournant linguistique » ou culturel dans les sciences humaines 8, et du repli sur la pure subjectivité désirante. Vaguement post-soixante-huitard, et faussement juvénile, ce désir pathétique de révolution dégage un parfum âcre de fleur fanée, jetée sur une tombe. L’envie tout court, c’est ce qui reste lorsque s’épuisent l’élan et la ferveur de la première fois : une velléité sans volonté, une convoitise sans appétit, un caprice érotique ou un fantôme de liberté. Une subjectivité asservie au sentiment non pratique du possible.

Ce désir, que l’on s’obstine à croire libéré des besoins, n’est en fait que leur envers consumériste. Car la machine désirante est d’abord une machine à consommer, le reflet inversé de la marchandise en vitrine, qui racole d’une œillade aguicheuse le chaland subjugué.

La substitution du désir au besoin est une vieille histoire. Dès 1874, dans les Éléments d’économie de Léon Walras, elle correspond au remplacement néoclassique de la valeur-travail par la « valeur-désir ». Selon la subjectivation marginaliste de la valeur, l’objet surgissait en effet du désir. Pour mesurer la valeur, Charles Gide (le tonton d’André) proposait alors d’éliminer le terme d’utilité, trop objectif à ses yeux, au profit de la « désirabilité » (sic !)9.

À la fin des années 1970, la dissolution des besoins dans l’acide du désir était à nouveau au goût du jour. Dès 1972, Baudrillard affirmait dans sa « critique d’une économie politique du signe », qu’une « théorie des besoins n’a pas de sens ». Il récusait catégoriquement la possibilité d’une théorie du « concept idéologique » de besoin. Publié en 1980, le petit livre de Georges-Hubert de Radkowski, Les jeux du désir10, développa une version sophistiquée du renversement du besoin en désir. Il proposait de se mettre « à l’écoute de cette puissance abyssale du désir » et de la façon dont « il nous travaille ». En s’appuyant sur le concept de besoin, l’économie classique aurait fait fausse route. Sous sa transparente simplicité, ce concept véhiculerait une « radicale ambiguïté ». La satisfaction des besoins ne renverrait en effet à aucune finalité et ne constituerait en aucun cas une raison d’être. Le besoin serait un « spectre hallucinatoire », « parfaitement inutile », incapable de rien expliquer.

Totalement investi dans la reproduction du même, et opérant au niveau du minimum vital, le besoin, poursuivait Radkowski, serait « conformiste, conservateur, contre-révolutionnaire », entièrement du côté de l’histoire subie, et non de l’histoire agie. Il ne pourrait donc pas offrir un principe de transformation ou de subversion, mais seulement un principe de soumission et d’adaptation au milieu. L’homme des besoins serait essentiellement un homo œconomicus, une « coquille vide », le creux stérile laissé par une subjectivité perdue. Le sujet retrouvé se manifesterait, au contraire, par une « fausse note », répondant à l’appel du manque, et à son insatisfaction féconde : « Il n’est de sujet, que là où surgit le désir qui lève les écrous de la nécessité ».

S’établit ainsi une étroite connivence entre désir et révolution. Dans le besoin, tout serait refus de l’altérité, et répétition du même : « Bienheureuse innocence du besoin, impersonnel, impassible, désintéressé, objectif ». Le désir, au contraire, serait du côté de la faute, du péché, de la transgression. Transformant une existence assujettie, en existence autonome, il serait essentiellement révolutionnaire, dans l’exacte mesure où il défataliserait la nécessité du milieu, et agirait comme une force de désadaptation. Il « changerait la vie, en changeant de vie ».

Ce désir libérateur serait cependant condamné à « s’avancer masqué ». La société humaine n’opère qu’avec le désir, mais seulement après l’avoir « travesti en besoin », naturalisé et domestiqué, capturé dans les rets de la discipline économique.

Au-delà de cette polémique contre l’économie des besoins, Radkowski opposait en fait à la critique sociale, une ontologie ou une théologie du désir. Explicitement parfois, implicitement toujours, c’est Marx qui était dans sa ligne de mire.

Agnès Heller est l’une des rares philosophes à avoir tenté d’expliciter une théorie des besoins à partir de Marx. Alors qu’il joue « un rôle caché de première importance » dans la critique marxienne de l’économie politique, ce concept demeure en effet mal déterminé11. Il est clair cependant que les catégories du besoin, démultipliées dans le texte de Marx, ne sont plus celles de l’économie politique classique, qui confond besoin social et demande solvable. Contrairement à ce que prétendait Radkowski, ce besoin historicisé n’est pas la marque d’un assujettissement résigné à la nécessité naturelle de la reproduction simple. Si « la genèse de l’espèce n’est autre que la genèse des besoins », ces derniers se différencient, à travers transformations et métamorphoses, en besoins naturels, physiques et nécessaires, et en besoins dynamiques socialement engendrés. Ces besoins en mouvement ne sont plus alors ce désir objectivé et pétrifié, dénoncé par Radkowski. N’en déplaise aux préjugés de l’individualisme méthodologique, ils deviennent, au contraire, l’expression concrète du désir socialisé.

Ainsi déterminé, le besoin n’est pas une « passion triste », impuissante à combler un manque irréductible, mais la passion joyeuse d’une révolution en permanence. Il laboure le champ des possibles pour nouer amoureusement l’événement et la durée, les incertitudes politiques aux déterminations historiques. Il souligne, sans s’y plier, les limites des catégories économiques, qu’il déborde de toutes parts. La notion spécifique de « besoin naturel » se contente alors de rappeler les conditions élémentaires de reproduction de l’espèce, et l’impératif écologique de penser les seuils et les limites.

« Part non fatale du devenir », la révolution profane ne relève pas d’une dynamique compulsive des désirs, mais d’une dialectique subversive des besoins. Elle répond à l’impératif raisonné de changer le monde – de le révolutionner – avant qu’il ne s’effondre, dans le fracas des idoles de cendre.

À partir de la Révolution française, l’idée de révolution fut associée à celles d’accélération, de perfectionnement, et de progrès. Elle est devenue le nom propre des vieux rêves d’avenir meilleur. Promue « locomotive de l’histoire », elle fonçait vers le futur de toute sa puissance métallique, jusqu’à ce que sa ruée machinique s’abîme dans le déraillement des wagons à bestiaux.

En dépit de sa modernité revendiquée, cette révolution profane nimbait encore l’événement d’une aura miraculeuse. Un patient travail de sécularisation – toujours contrarié et sans cesse recommencé – fut nécessaire pour passer de la transcendance sacrée (avec son cortège de tentations et de péchés), à l’immanence triviale des besoins sociaux. Au fil des expériences et des épreuves, le projet politique a cependant fini par l’emporter sur le mythe. La révolution, par descendre du ciel sur la terre.

Tout se passe, aujourd’hui, comme si ce mouvement de sécularisation était épuisé et menaçait de s’inverser. L’idée révolutionnaire perd alors sa substance explosive, au profit d’une posture esthétique ou éthique, ou d’un acte de foi, voire d’un jugement de goût subjectif. Elle est alors écartelée, entre un impératif catégorique de résistance sans perspective de contre-attaque, et l’attente d’un improbable miracle rédempteur, entre un pèlerinage purificateur aux sources et un désir crépusculaire de révolution conservatrice. Ce n’est pas le moindre paradoxe, en effet, que de voir les néoconservateurs libéraux revendiquer désormais le drapeau du dynamisme et du mouvement, face à une gauche tétanisée, immobile, et à son réformisme sans réformes. Si le « meilleur des mondes marchands » devait suivre ce cours, les voleurs d’espérance auraient réussi le hold-up historique parfait. Non seulement le casse du siècle, mais celui de l’histoire tout entière.

Face à cette contre-réforme, l’espérance révolutionnaire s’est repliée, dans les années quatre-vingt, sur une ligne de résistance stoïque. L’obstination à ne pas céder, à ne pas se soumettre à la force du fait accompli, à continuer malgré tout s’est payée parfois d’un fétichisme de l’événement, attendu comme le deus ex machina d’une histoire déboussolée. Ceux qui, à l’instar d’Alain Badiou, de Jacques Rancière, ou de Michel Surya, refusèrent de s’abandonner au sens du courant, de plier sous les rafales des vents dominants, et de brosser l’histoire dans le sens du poil, n’y ont pas toujours échappé.

C’est pourtant moins la nécessité de changer le monde qui est désormais en cause, que les moyens d’y parvenir. La crise du marxisme et le brouillage de l’idée révolutionnaire ramènent alors, « en dernière instance », au vide laissé par la disparition du grand sujet mythique, auquel André Gorz fit ses adieux, l’année même où Colletti proclamait le déclin du marxisme12. Bien d’autres leur ont depuis emboîté le pas. Pourtant, 1980 fut aussi l’année du soulèvement ouvrier de Gdansk et de la grève des métallurgistes de Sao Paolo, qui sonna le glas de la dictature militaire.

Devant l’effritement du granit prolétarien, Gilles Deleuze conseillait d’apprendre à lire, sous la reproduction des classes et la simplification binaire de leur lutte, « la carte variable des masses ». Plutôt que d’adieux au prolétariat, il s’agissait selon lui d’une déconstruction philosophique du grand sujet classique de l’émancipation et du pouvoir unifiant de sa raison souveraine. Foucault rappelait aussi que le pouvoir bourgeois avait pu élaborer de grandes stratégies « sans qu’il faille leur supposer un sujet ». Paraphrasant Althusser, il avança l’hypothèse d’une « stratégie sans sujet »13. L’affaiblissement sociologique de la classe exploitée ne le conduisait pas pour autant à renoncer au concept. Il en soulignait au contraire fortement la portée politique et performative : « Les sociologues raniment le débat à n’en plus finir pour savoir ce qu’est une classe, et qui y appartient. Mais, jusqu’ici, personne n’a examiné, ni approfondi, la question de savoir ce que c’est que la lutte. Qu’est-ce que la lutte, quand on dit lutte des classes ? Ce que j’aimerais discuter à partir de Marx, ce n’est pas le problème de la sociologie des classes, mais la méthode stratégique de la lutte14. »

Soit donc la lutte des classes, comme concept stratégique.

Avec le déclin patent des « citadelles ouvrières » (la sidérurgie lorraine, les chantiers navals, les mines, la désindustrialisation de Bilbao ou de Liverpool), ont repris vigueur des catégories descriptives, qui ressuscitent l’image du petit peuple précapitaliste. Le populisme agraire revisité par Soljénitsyne y a, bien sûr, contribué, ainsi que le chômage de masse et l’expérience de nouvelles exclusions et de nouvelles précarités. Foucault est cependant resté réticent à l’usage de la notion de plèbe. Il voyait bien le danger d’en faire le fond permanent ou la substance première d’une histoire éternelle, le foyer jamais éteint de toutes les révoltes15.

La contre-réforme libérale des années quatre-vingt a renforcé la tendance séculaire à une division accrue du travail, à une complexité croissante de la société, à une individuation individualiste. La conscience d’appartenances multiples, complémentaires ou contradictoires, et la reconnaissance de « l’être pluriel » ont trouvé dans la problématique bourdieusienne des champs sociaux de nouveaux instruments d’analyse. Les classes sociales ne se dissolvent pas pour autant dans le potage postmoderne. Elles se transforment et se métamorphosent – comme elles n’ont jamais cessé de le faire, des tisserands silésiens de 1844, et des tailleurs, ébénistes, joailliers, cordonniers parisiens de 1848, aux forteresses ouvrières de Billancourt ou Mirafiori, en passant par le mineur de Germinal ou le cheminot de La Bête humaine.

La « condition ouvrière » n’avait pas disparu, constataient les sociologues Stéphane Beaud et Michel Pialoux en 1999, au terme d’une enquête de dix ans sur le bassin industriel de Montbéliard. Elle était devenue invisible. Ou, plus exactement, on l’avait rendue invisible. Les médias et les sciences humaines y ont contribué, en se désintéressant de ces tribus en voie de disparition, buttes témoins d’une époque révolue. Les mêmes, qui exaltaient naguère avec lyrisme le « prolétaire rouge », ne furent pas les derniers à prononcer son oraison funèbre. Il fallut les grèves de l’hiver 1995, et le coup de tonnerre électoral du 21 avril 2002, pour que le Landerneau autiste s’intéressât à nouveau à ces mondes occultés (et méprisés).

Par-delà les effets de mode, s’exprimait cependant une interrogation légitime, quant aux agents et aux acteurs de la transformation sociale, quant à leur aptitude à subvertir l’ordre établi malgré les sortilèges envahissants du fétichisme marchand, quant aux conditions actuelles des alliances tactiques et des convergences stratégiques.

Dans un entretien de 1992 publié par le Nouvel Observateur, Marguerite Duras affirmait que la lutte des classes était à ses yeux « la valeur de gauche » à rétablir d’urgence. Cette profession de foi laissa l’interviewer pantois. Elle n’était pourtant pas dénuée de sens politique. En 1983, le tournant de la rigueur a en effet préparé l’irruption dans le paysage électoral de l’inquiétante silhouette lepéniste. Les adieux désinvoltes au prolétariat, le dénigrement des perdants (à une époque où les gagnants, modèle Tapie, battaient l’estrade), ne pouvaient profiter qu’à la renaissance de populismes rances.

Dénonçant la logique d’une « terrifiante solidarité négative », Hannah Arendt avait bien vu comment le mensonge nazi de la communauté volkish répondait à « l’effondrement de la société de classe européenne ». La transformation de classes en masses était, à ses yeux, la précondition nécessaire de la domination totale, car les mouvements totalitaires sont « des organisations massives d’individus atomisés et isolés ». Cette atomisation s’exprime, à la fois, sur le plan social (par la répression, l’individualisation, la flexibilité, la concurrence généralisée), et sur le plan discursif (par un travail sur le vocabulaire). Walter Benjamin fut, lui aussi, sensible au fait que l’Allemagne nazie devint le pays où il était interdit de nommer le prolétariat par son nom.

Les « adieux au prolétariat » ne relèvent donc pas seulement d’un constat sociologique hasardeux. Ils contribuent aussi à une débâcle politique et morale. Sur les décombres des solidarités de classe, fleurissent paniques identitaires, liens grégaires, mythes des origines, sectes et tribus.

Au seuil des années quatre-vingt, il était clair que la lutte finale n’était pas pour demain, ni même pour après-demain. Face à la triple crise (théorique, sociale et stratégique) des politiques d’émancipation, alors que s’éteignaient les lampions de 68, et que s’éloignait le crépitement des armes, le temps était venu de (re)lire Marx. Non dans la piété d’un éternel retour aux textes fondateurs, mais comme un détour nécessaire vers notre présent, par des chemins buissonniers, sur lesquels on pourrait croiser des compagnons ignorés, découvrir des affinités électives cachées et des attractions astrales déconcertantes.

« Crise du marxisme » ? Le « marxisme », affirme Eustache Kouvélakis, est lui-même, constitutivement, « pensée de la crise16 ». De La Décomposition du marxisme, diagnostiquée par Sorel, à son Déclin selon Colletti, son histoire est, de part en part, celle de cette crise. Elle a débuté dès que le nom propre de Marx fut affublé de son post-fixe doctrinaire. Révélée par les grandes controverses stratégiques qui ont agité le mouvement ouvrier à la veille de la Grande Guerre, cette crise récurrente n’annonçait pas à une disparition pure et simple, mais une arborescence, une extension rhizomatique, une mise au pluriel. En réponse aux défis de l’époque, des tendances opposées n’ont cessé depuis de se disputer sur l’héritage.

La crise des années quatre-vingt présente bien des traits communs avec les précédentes. Une fois encore, le programme de recherche de Marx fut soumis aux doutes et aux interrogations nés d’une période d’expansion et de transformation du capitalisme. Une fois encore, les formes et les pratiques des mouvements sociaux furent mises à l’épreuve des métamorphoses du travail et de son organisation. La profondeur singulière de cette crise tient donc plutôt à ce qu’elle s’inscrit dans l’effondrement des sociétés et des orthodoxies d’État, présentées, plus d’un demi-siècle durant, comme l’incarnation terrestre du spectre communiste.

Le long jeûne théorique de la période stalinienne a aiguisé les appétits. La chape de plomb d’un marxisme officiel et l’expérience des excommunications inquisitoriales ont nourri le goût d’une pensée libre, dont les « grands hérétiques » furent les précurseurs (trop) souvent solitaires17. Eustache Kouvélakis souligne le risque, inverse aujourd’hui, que l’éclosion de « mille marxismes » n’aboutisse à un émiettement ou à une coexistence polie d’écoles et de chapelles, dans un paysage consensuel d’où aurait disparu par magie, le besoin fécond de créer du différend. Jacques Derrida s’inquiétait dès 1993, dans ses Spectres de Marx, de cette tendance à jouer un Marx académique assagi contre un Marx révolutionnaire, et de neutraliser par l’exégèse son appel subversif à l’action politique.

À la charnière des années rouges et des années grises, en 1980, l’heure était venue de prendre du recul, géographique et théorique, pour se mettre à l’écoute de ces mille (et un) marxismes, racontés jusqu’à l’aube par une Shéhérazade aussi patiente qu’irréductible. Sans s’éloigner le moins du monde de l’action immédiate, il s’agissait de fouiller à nouveau les raisons d’une passion, pour en ranimer la flamme ; de passer au crible de la critique les motifs toujours aussi impérieux de se révolter ; de tracer de nouveaux partages entre l’essentiel et l’accessoire, l’histoire et la péripétie. Sans plan préétabli, ce travail de reconstruction allait emprunter pour moi trois chemins, tantôt parallèles, tantôt croisés, dont il était impossible de dire à l’avance s’ils finiraient par se rejoindre : celui d’un inventaire de l’héritage et de sa pluralité ; celui de la piste marrane et de la raison messianique ; celui, enfin, d’un Marx libéré des carcans doctrinaires qui l’ont longtemps tenu captif.

Une lente impatience, avril 2004
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Documents joints

  1. Michel Foucault, Dits et Écrits, II, op. cit., p. 408. Il pensait probablement aux travaux du groupe Socialisme ou barbarie (Castoriadis, Lefort, Lyotard), ou au rôle de Félix Guattari ou de Lucien Sebag dans la mouvance de la Voix communiste à la fin des années cinquante.
  2. Voir Francisco Fernandez Buey, Marx (sin ismos), éditorial Viejo Topo, Barcelone, 1998.
  3. Lucio Colletti, Le Déclin du marxisme, Paris, Puf, 1980.
  4. Foucault, Dits et Écrits II, op. cit., p. 791 (« Inutile de se soulever ? », Le Monde, 11 mai 1979).
  5. Voir Reinhardt Koselleck, Le Futur passé, Paris, EHESS, 1990.
  6. Pour un critique des rhétoriques de la postmodernité, voir Daniel Bensaïd, Les Irréductibles, Paris, Textuel 2000.
  7. Voir Jean-Paul Dollé, L’Ordinaire n’existait plus, Paris, Léo Scheer 2001.
  8. Sur cette controverse, mal menée en France, voir notamment : Fredric Jameson, Postmodernism. The cultural Logic of late Capitalism (Londres, Verso, 1992), The cultural Turn (Londres, Verso 1998), et A singular Modernity (Londres, Verso, 2002) ; David Harvey, The Condition of Postmodernity (Blackwell, Oxford, 1991) ; Perry Anderson, The Origins of Postmodernity (Londres, Verso, 1998) ; Terry Eagleton, The Illusions of Postmodernism (Oxford, Blackwell, 1996) ; Alex Callinicos, Against Postmodernism (Cambridge, Polity Press, 1989) ; Ellen Meiksins Wood, The retreat from Class (Londres, Verso, 1986) et In defense of History. Marxism and the Postmodern Agenda, Wood et Bellamy Foster éditeurs, (Monthly Review Foundation, New York, 1996).
  9. Il n’est pas impossible que le neveu, dans ses Nourritures terrestres, ait subi son influence. Un théologien germaniste m’a fait remarquer le malaise de la langue allemande à propos du désir : elle reste écartelée entre la pulsion ou l’instinct (Trieb) et le souhait (Wünsch).
  10. De Radkowski, Les Jeux du désir, réédition Puf, collection Quadrige, Paris, 2002.
  11. Voir Agnès Heller, La Théorie des besoins chez Marx, Paris, 10-18, 1978.
  12. André Gorz, Les Adieux au prolétariat, Paris, Galilée, 1980
  13. Cette remarque mêle imprudemment deux questions distinctes. Celle, d’une part, de l’usage même de la notion de sujet appliquée au processus historique. Celle d’autre part, d’une analogie structurelle, entre les révolutions bourgeoises (ou simplement des conditions dans lesquelles la bourgeoisie développe et établit son hégémonie) et les révolutions sociales où les classes opprimées subissent le cercle de fer de l’aliénation et de la réification marchande.
  14. Michel Foucault, Dits et Écrits II, op. cit., p. 606.
  15. Il n’y a « sans doute pas de réalité sociologique de la plèbe », écrivait-il, mais il y a bien un « mouvement centrifuge : « La plèbe n’existe pas, mais il y a de la plèbe, cette part de plèbe… », Dits et Écrits II, p. 421. Le concept de Multitude popularisé par Tony Negri se réclame de l’héritage de Deleuze et de Foucault (et, au-delà, de Spinoza). Il s’inscrit dans une formation discursive où la multitude est la nouvelle plèbe du nouvel empire.
  16. Eustache Kouvélakis, Dictionnaire du marxisme contemporain, Paris, Puf, 2001.
  17. Trotski, Antonio Gramsci, José Carlos Mariategui, Karl Korsch, Ernst Bloch, le dernier Lukacs, le dernier Althusser, Henri Lefebvre, Lucien Goldmann, Ernest Mandel.
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