La politique disparue

Philippe Petit : On considère, à juste titre le XXe siècle à la fois comme celui d’une ère nouvelle, d’un grand commencement, et comme celui de la fin de toute chose : de la métaphysique, de l’art, des idéologies, de l’histoire, de la politique. Qu’en pensez-vous ?

Daniel Bensaïd : A l’approche du nouveau millénaire, il faut d’abord se garder de l’illusion magique des dates qui tombent juste et de la tentation d’accorder à notre présent plus d’importance qu’il n’en a. La fin d’une époque, c’est toujours aussi le début d’une autre. On a eu ce débat l’an dernier à propos du trentenaire de Mai 68 : derniers de la saga prolétarienne finissante du XIXe siècle, ou première grève générale des sociétés salariales du XXIe siècle ? Probablement les deux. Le commencement, c’est la fin. Et la fin, c’est le commencement. Les commencements sont toujours des recommencements, des débuts toujours recommencés.

Il est vrai que le siècle qui se termine a débuté dans la ferveur des croyances laïques. Dans le film de Margarete von Trotta sur Rosa Luxemburg, on voit les grandes figures légendaires du socialisme fêter le Premier de l’an 1900 comme la promesse d’un paradis bientôt retrouvé. L’ère nouvelle, la prochaine génération peut-être, allait voir la fin de l’exploitation, la fin des guerres, une société pacifiée et réconciliée. C’était sûr. Il suffisait de suivre le mouvement de l’Histoire, du Progrès, de la Science. Quelques années plus tard, il fallut déchanter et les civilisations se découvrirent mortelles. Nous allons donc entrer dans le troisième millénaire désillusionnés, peut-être vaudrait-il mieux dire déniaisés. Mais non moins résolus à en découdre avec l’injustice. Du moins, je l’espère.

Car les fins annoncées tournent court. Dix ans déjà : qui se souvient encore des prédictions de monsieur Fukuyama ? La fin de l’histoire ? Guerres, crises, convulsions : l’histoire se rebiffe ! La fin de l’art ? Il accomplit sa longue et pénible mue, du sacré au profane, et se remet au pluriel (les arts) : mais sa part de « rêve vers l’avant » ne disparaît pas pour autant. La fin des idéologies ? Celle-là, c’est la meilleure On baigne jusqu’au cou dans l’idéologie du marché et de la compétition, du spectacle et du paraître, de la naturalisation de l’histoire, de l’effacement consensuel du conflit. Quand on voit comment l’euro est devenu pour Noël le divin enfant de la crèche, on se dit que le fétichisme (de l’argent et de la marchandise) n’a jamais été aussi puissant. Nos machines médiatiques produisent plus de mythes en un mois qu’il ne s’en élaborait jadis en des siècles de gestation symbolique. Celui de la fin des idéologies n’est pas le moindre.

Quand on aura constaté que toutes ces fins proclamées n’en finissent pas de finir, on nous servira bien quelque best-seller très idéologique sur la fin des fins !

Quant à la politique, elle change et se métamorphose, comme le reste. Qu’elle dépérisse ou renaisse ne dépend pas de lois implacables de l’histoire, mais de ce que nous seront capables d’en faire.

P.P. : Face à ce diagnostic de la fin possible de la politique (qui fut notamment celui d’Hannah Arendt), pensez-vous, à l’heure de la démocratie d’opinion et de la crise de la représentation politique, que l’action politique entendue comme pouvoir d’intervention sur le développement historique réel soit aujourd’hui condamnée ?

D.B. : La menace est réelle. Mais elle ne relève pas d’une logique qui nous échapperait. Le rétrécissement de l’espace publique qui vide la démocratie de sa substance est lui-même le résultat de choix politiques. La vie privée envahit spectaculairement l’espace public alors que la chose publique se privatise. Le problème n’est pas celui d’une démocratie d’opinion, mais très précisément d’une démocratie libérale d’individus atomisés qui ne forment plus une classe ni un peuple. Dont la somme des volontés particulières ne fait pas une volonté générale. Dont la loi du marché devient la Loi des lois. Où la démocratie privatisée des sondages et de l’audimat a pour contrepartie invisible le pouvoir réel d’une oligarchie fondée sur la concentration sans précédent de la propriété. C’est une époque de Restauration, dans tous les sens du terme. Mais les restaurations aussi n’ont qu’un temps. À nous de chercher les moyens d’en sortir.

P.P. : Quelle est la définition minimale que vous donneriez de la politique. Pierre Noël Giraud, et d’autres, disent que c’est l’art des possibles. Si vous deviez répondre à la question : qu’est-ce que la politique, que diriez-vous ?

D.B. : Cette question nous entraîne sur le terrain piégé des définitions. Plutôt que de rechercher une essence ou une substance de la politique, je préfère la penser comme un rapport à l’économie, à l’organisation sociale, aux institutions et aux appareils d’États. Et essayer de penser la transformation historique de ces rapports. On est alors assez loin d’une définition univoque et définitive de la politique à travers les âges.

S’il faut sacrifier, malgré tout, à ce jeu truqué des définitions, la politique comme « art des possibles » n’est pas la plus mauvaise. À condition d’éviter l’équivoque sur le terme même de possibilité. Si l’histoire n’est pas l’accomplissement d’un destin programmé, mais une histoire ouverte, l’action politique est l’exercice d’une liberté et d’une responsabilité, qui articulent des circonstances et déterminent un champ de possibilités effectives, riches et concrètes (la possibilité abstraite formelle étant une possibilité pauvre : ce qui n’est pas contradictoire dans les termes).

L’action sélectionne dans ce champ certains possibles.

Elle en abandonne ou écarte d’autres.

Cette actualisation des possibles détermine une temporalité politique spécifique, où le présent n’est ni le simple prolongement d’un passé subi, ni la simple perpétuation de la tradition, ni l’invention arbitraire d’un futur désiré (comme dans les projections de l’utopie chimérique), mais le moment où se joue en permanence la sélection des possibles. On peut dire que la politique a alors à voir avec les catégories du présent, du possible, avec une certaine idée de la contingence et de la nécessité, de la liberté et de la contrainte. C’est son premier niveau de détermination.

Il en apparaît aussitôt un deuxième. Qui dit « liberté » dit aussi décision collective sur le type d’humanité que nous voulons être. Cette politique, au sens noble et ambitieux, signifie le refus de subir les différentes formes de fétichisme religieux, historique (les lois de l’histoire), marchand (la loi de l’argent).

Il y aurait encore une troisième détermination, la plus délicate peut-être : la politique comme mode de vie (opposé à l’égoïsme privé) et comme éthique profane. Il s’agit alors d’une organisation cohérente de sa vie individuelle comme vie publique, d’une forme de moralité publique : il ne s’agit pas seulement de penser mais de faire la politique. L’un ne va pas sans l’autre. Le militantisme – de mauvaise réputation aujourd’hui – m’apparaît au contraire comme l’éthique élémentaire de la politique. Son principe de responsabilité. Et son principe d’humilité, dans la mesure où militer s’inscrit nécessairement dans le collectif. Je ne parle pas forcément d’un militantisme partisan et organisé, encore que cette dimension réponde à un sens de l’intérêt commun et de la volonté générale qui inscrit le conflit social dans un horizon d’universalité.

Car la politique est aussi, et peut-être d’abord – on ne saurait l’oublier –, un art du conflit, une organisation du rapport social conflictuel dans l’espace et dans le temps. Un art de faire bouger les lignes (de modifier les rapports de forces) et de briser la ligne du temps. On rejoint ici l’art du possible entendu, non au sens possibiliste d’un réalisme gestionnaire, mais au sens d’un choix nécessairement conflictuel entre plusieurs avenirs ou plusieurs futurs ouverts.

Françoise Proust définit la politique comme « un art de la conjoncture et du contretemps ». La formule me convient. Je l’adopte.

P.P. : Il paraît difficile de séparer la pensée politique de ses origines grecques et de séparer la politique de l’histoire. Du côté d’Aristote et de Thucydide, on voit bien que la rationalité politique et la rationalité historique ont une origine commune. Puisqu’on a longtemps établi une filiation Aristote/Marx, est-ce qu’on peut dire que la politique commence avec la Grèce et avec l’histoire ?

D.B. : On peut en effet parler d’une origine commune entre le surgissement de la politique comme catégorie spécifique et l’élaboration d’un discours historique. En tant que rencontre fortuite de forces multiples, la politique est liée d’emblée au « temps des alarmes ». Thucydide est enfant quand Eschyle écrit les Euménides. L’expérience d’une temporalité politique ouvre la possibilité d’une temporalité historique. Politisation et temporalisation vont de pair. Mais la théorie politique n’implique pas chez les Grecs une philosophie de l’histoire : aucun concept de progrès ne vient unifier les attentes. Je me méfie donc de la tentation de construire, à partir de cette grande remontée dans le temps, une catégorie générale du politique à travers les âges, qui surplomberait les configurations historiques concrètes de la politique.

Je répondrai donc : oui et non. Oui, il y a cette naissance commune, cette émergence d’une représentation du monde où s’élabore une pensée de l’histoire, de la politique et de la science, où s’énonce une parole argumentée et démonstrative. Cette vision est certainement marquée par la découverte de la contingence de l’action et d’une nouvelle problématique de la décision dans une société multiple ou plurielle. Car, si elle devient « trop une », dit Aristote, elle retourne à l’état de famille ou d’individu. Il faut donc que la politique vise l’unité « mais pas complètement ». Il paraît intéressant, à partir de là, de suivre la modification des rapports entre histoire et politique, et notamment le lent et long mouvement de sécularisation de la politique, jusqu’à l’avènement d’une politique profane moderne.

On ne parle plus alors de la même politique, ni de la même histoire.

Le problème est précisément de savoir à quel point nous en sommes aujourd’hui de ce mouvement, si nous sommes vraiment sortis de l’emprise du religieux sur la politique. À partir de la Révolution française et de la fracture symbolique du régicide, quel est le nouveau rapport entre histoire et politique ? Quel est le jeu de permutations entre les deux ? Auguste Comte pronostiquait que le XIXe siècle serait celui de l’histoire. Pronostic largement vérifié : le discours politique s’est subordonné à une logique historique. Il s’agit de savoir à présent si nous avons atteint le point de retournement à partir duquel, comme l’exigeait Walter Benjamin (et Hannah Arendt après lui), « la politique prime désormais l’histoire ».

L’affirmation de la contingence de l’action politique, contre les grandes mécaniques déterministes de l’Histoire universelle, permettrait alors de retrouver certaines catégories des atomistes et des sophistes grecs. C’est bien d’une redécouverte et d’une réappropriation qu’il s’agit. La notion de clinamen, reprise des anciens atomistes, réapparaît dans la pensée contemporaine, pour penser l’infime déviation aléatoire qui produit des effets démesurés. Le vocabulaire scientifique utilise beaucoup aujourd’hui le terme de « bifurcation ». C’est très exactement celui que Blanqui opposait déjà à toute idée de fatalité historique : « Seul le chapitre des bifurcations est ouvert à l’espérance », dit-il. Les écrits posthumes d’Althusser se revendiquent également des atomistes pour évoquer la galerie souterraine d’un « matérialisme de l’aléatoire » ou d’un « matérialisme de la rencontre ».

On constate également un intérêt pour la notion de kairos des sophistes – le moment propice, la conjoncture – associé à l’exploration d’une pensée stratégique de l’interaction entre sujet et objet, entre situation et représentation. À la Renaissance, Machiavel réinventait la politique au point de rencontre entre « l’occasion » (l’opportunité conjoncturelle) et la volonté (« la force d’âme »). L’accent était mis sur la contingence, par conséquent sur la responsabilité accrue de l’acteur politique. Ce fil renoué d’une tradition perdue implique évidemment une rupture avec le fétichisme de l’Histoire majuscule, avec l’idée d’une Histoire universelle qui dominerait la politique, dont la politique ne serait que l’illustration : une broderie événementielle sur la trame du temps. La politique tend alors à disparaître, dévorée par la logique fétichisée de l’histoire.

P.P. : Ma question par rapport aux Grecs revient aussi à se demander plus précisément si la politique est une sphère de rationalité parmi d’autres. Est-ce que la politique, l’économie, l’éthique sont des sphères de rationalité distinctes ? Est-ce qu’on peut en quelque sorte autonomiser le discours de la politique par rapport à d’autres types de discours rationnel ?

D.B. : Cette question devrait aussi être posée d’un point de vue historique, au risque de nous embarquer dans un survol général et abstrait. Pour aller à l’essentiel, disons que ça n’a rien d’évident. Le statut de la politique varie avec les rapports sociaux, les rapports de production et d’échange, le dispositif institutionnel et symbolique. Dans des sociétés que l’on peut désigner rapidement (avec Louis Dumont) comme holistes ou hiérarchiques, on ne peut pas isoler une sphère séparée de l’agir politique. La politique est directement « encastrée » dans des rapports hiérarchiques, religieux et symboliques. L’émergence et la distinction des sphères spécifiques de la politique, de l’économique, du social, sont un trait de la modernité, à partir du moment où se constitue un automatisme de la reproduction sociale, dont une des conditions (impliquant une forme inédite de mobilité sociale), est le statut de marchandise de la force de travail formellement « libre ».

Il y a alors une logique propre, dite « économique », des rapports interindividuels, qui se détachent ou se « désimbriquent » d’un ordre politique et symbolique dont la cohérence était assurée notamment par les autorités religieuses, et dont la légitimité restait liée au sacré. À partir de cette dissociation, on voit apparaître des sphères spécifiques, avec une pensée particulière de l’économie (chez les économistes libéraux du XVIIIe), avec l’émergence au XIXe siècle de ce qu’on commence à appeler « la question sociale ». Ces domaines, ces champs, ces territoires, répondent à une nouvelle configuration de la politique et de l’État, du rapport problématique de cet État moderne à l’économie et à la « société civile ». Ces questions sont au centre des philosophies de Kant, de Fichte, d’Hegel, de Marx.

C’est un dispositif historique daté. À partir du moment où l’on reconnaît cette historicité, le problème est de savoir quel est l’avenir de ces rapports, comment ils peuvent se réorganiser dans l’horizon du siècle ou du millénaire à venir.

Je considère qu’il y a une pluralité durable des temps, et non une harmonie naturelle, préétablie, entre les temporalités économiques, sociales, politiques, écologiques. Ce n’est pas une découverte. Depuis Marx (avec sa notion de « contretemps » – zeitwidrig), Ernst Bloch (avec son idée de « non-contemporanéité »), Halbwachs (avec son analyse de la pluralité des temps sociaux), Althusser (avec son idée de temps multiples articulés), l’idée a fait bien du chemin.

Françoise Proust a titré l’un de ses livres, L’Histoire à contretemps.

Je parle, pour ma part, de Discordance des temps.

Contrairement à ce qu’ont pu véhiculer les idéologies d’après 68 – et nous y avons contribué –, tout n’est donc pas politique, du moins pas directement, sans médiations. Aujourd’hui, mon idée de la politique serait à la fois ambitieuse (contribuer à ce qu’elle ne s’éteigne pas, sa disparition signifiant une chute libre dans la barbarie), et beaucoup plus modeste : restaurer l’éminence de la politique sans croire pour autant à la totalisation abstraite du monde par décret. Tout en effet ne se règle pas et ne s’indexe pas sur la temporalité politique. Il y a un temps et un rythme de l’esthétique, un temps et un rythme écologique, un temps et un rythme des mœurs et des mentalités. On voit bien, à la lumière d’expériences historiques traumatisantes, qu’on ne peut transformer l’ensemble du monde à sa guise. Le champ de l’efficacité politique est circonscrit.

Disons, de moyenne portée, dans l’espace et dans le temps.

La conséquence, c’est une redéfinition des rapports de la politique avec les sphères de la vie privée, de l’esthétique, ou de la philosophie (contrairement à l’idée de son absorption sans reste dans la pratique politique). Cette articulation de temps désaccordés implique un rapport de tension et de dialogue entre différents registres et régimes de pensée.

P.P. : Dans La Condition de l’Homme moderne, Hannah Arendt a essayé de montrer que la politique n’étant pas acquise pour toute éternité, des menaces réelles pèsent sur elle, notamment quand elle tend à se fondre totalement dans l’histoire – dans le mot d’ordre historique ou dans le processus révolutionnaire. Ce qui a débouché en Union soviétique sur le totalitarisme. Cette menace, comment peut-on l’analyser aujourd’hui, à partir du moment où l’action politique est dissoute dans l’action historique. Et comment peut-on y répliquer ?

D.B. : La fameuse menace « que la politique disparaisse complètement du monde », revêt différentes formes. Le point de départ d’Hannah Arendt, c’est la crise de l’entre-deux-guerres. Elle diagnostique les formes concrètes que prend alors le risque de disparition de la politique. Essentiellement, en effet, son anéantissement dans la logique de l’histoire – sa subordination aux catégories historiques – contre laquelle s’insurgeait également Benjamin. La formule benjaminienne – « que la politique prime désormais l’histoire » – a valeur de programme dans la mesure où elle rétablit le primat de la politique. C’est un renversement de perspective qui rompt avec les discours de la « Raison historique » largement dominants depuis la Révolution française. À de grandes exceptions près : Marx et Nietzsche notamment.

Hannah Arendt donne à cette menace de disparition la double figure de la subordination de la politique à l’Histoire et de sa dissolution dans le social. Le premier grief, adressé à Marx, est unilatéral, et carrément faux. Je m’en suis expliqué longuement (dans Marx l’intempestif). La cohérence profonde de Marx est en rupture radicale avec les philosophies spéculatives de l’Histoire universelle. Par-delà la vulgate du marxisme orthodoxe, confisqué par la raison d’État ou de Parti, on redécouvre aujourd’hui cet autre Marx, « penseur des possibles » (pour reprendre le titre du beau livre de Michel Vadée). Le fond de sa pensée, non bien sûr sans hésitation et contradictions, est bien celui d’une histoire ouverte, qui se joue dans l’incertitude de la lutte, donc dans le primat de la politique.

La deuxième hypothèse d’Hannah Arendt touche plus juste : il existe bel et bien un danger de rabattre la politique sur un déterminisme sociologique, de la réduire à un pur reflet du social, de chercher pour chaque phénomène politique son essence ou sa nature sociale, au mépris de la spécificité du champ politique. Cette tentation apparaît chez Marx, dès le Manifeste, avec l’idée que le prolétariat doit se transformer nécessairement de classe sociale en « classe politique », par la simple logique de sa croissance numérique et du mûrissement de sa conscience. Cette étrange transmutation reste bien énigmatique.

L’aspiration à une auto-institution politique du social, supprimant les grandes fractures de la modernité (entre privé et public, économie et politique, société civile et État), s’achèverait dans l’apothéose du dépérissement de l’État, de la totalité retrouvée, transparente et pacifiée. Mais il s’agit d’une totalité décrétée, abstraite, sans totalisation réelle, grosse de périls totalitaires. D’une fusion décrétée et forcée du social et du politique sous domination du social. Cette fusion n’aboutit pas à une socialisation du pouvoir, mais à une étatisation de la société. Elle obture l’espace de la pluralité démocratique.

Ce danger est réel. Il s’est vérifié sous différentes formes dans le mouvement ouvrier, non seulement dans le marxisme proclamé orthodoxe, mais aussi dans la social-démocratie d’avant 1914, et, si paradoxal que cela paraisse, dans le mouvement libertaire. Je ne pense donc pas qu’il s’agisse d’une invention originale du bolchevisme, mais d’un problème plus profond, d’une tentation théorique et pratique beaucoup plus partagée.

C’est pourquoi j’insiste sur la rupture de continuité entre luttes sociales et politiques. La politique n’est pas le strict prolongement ou le reflet du social. Il y a entre les deux, pour reprendre un vocabulaire freudien, un travail de déplacements et de condensations. Marx tend à penser que les contradictions, dont il est parfaitement conscient (comment une classe qui subit quotidiennement l’aliénation et la mutilation du travail contraint peut-elle être investie d’une mission libératrice ?), se résoudront sociologiquement par la croissance organique du prolétariat : elles seront ainsi réglées par le mouvement historique du social.

Là, Hannah Arendt fait mouche. Sa défiance quant aux conséquences d’une réduction de la politique au social est pertinente. C’est l’une des formes périlleuses de disparition de la politique. En revanche, sa réponse, consistant à autonomiser à l’extrême une sphère politique, pour la protéger des débordements de la « question sociale », apparaît historiquement inopérante. Il n’est pas étonnant qu’elle serve de point d’appui aux discours lénifiants de la « philosophie politique » contemporaine, dont Arendt récusait par avance le titre.

La crise de l’entre-deux-guerres était en réalité plus profonde que cela. Plus vaste. Il serait intéressant de mettre en parallèle le discours d’Hannah Arendt (élaboré a posteriori) et les textes de Carl Schmitt des années vingt et trente. Lui aussi entrevoyait un danger de disparition de la politique, mais comme l’aboutissement de la logique libérale. On s’est surtout préoccupé, à juste titre, des formes totalitaires du dépérissement. On est aujourd’hui confronté à cette autre forme du péril qu’est la forme libérale. C’est-à-dire l’éradication de la politique au profit de l’automatisme marchand et de la rhétorique moralisante (une intense sécrétion de « moraline », aurait dit Nietzsche). « Ce qui va de travers », constatait encore Hannah Arendt, « c’est la politique, c’est nous-même dans la mesure où nous existons au pluriel ».

P.P. : Lorsqu’on parle de dépérissement de la politique sous sa forme libérale, on a aussitôt tendance à ajouter ce que vous venez de dire, à savoir que, finalement, l’éthique, le droit, l’humanitaire, auraient pris la place de la politique, comme s’il ne pouvait pas y avoir de place à la fois pour l’humanitaire – au sens où le définit Rony Brauman par exemple – à côté des États ou contre les États. J’ai l’impression que tous ceux qui crient au loup aujourd’hui en ce qui concerne le dépérissement de la politique, sont souvent en même temps des ennemis un peu simplistes de l’humanitaire, des droits de l’homme, comme s’il ne pouvait y avoir de droits opposables à l’État, qui soient en même temps conscients de la dimension politique. Il y a des militants de l’humanitaire qui sont aussi des militants politiques.

D.B. : D’abord, il faut éviter l’identification rapide de la politique et de l’État. La politique ne se réduit pas, loin s’en faut, à la sphère ou à l’orbite de l’État. Elle n’est pas ce qui se rapporte à l’État. Le mouvement social du XIXe siècle n’a eu de cesse d’inventer la politique des exclus de l’État, d’inventer leurs formes propres d’accès à la politique et à la citoyenneté.

On peut donc parfaitement reconnaître une multiplicité de pratiques politiques. J’ai, pour ma part, le plus grand respect pour un militantisme humanitaire qui a représenté, dans les années quatre-vingt un souci d’engagement et d’action efficace, voire une forme d’internationalisme dans un contexte de recul des grandes espérances militantes. Mais, si ces interventions ne parviennent pas à définir leur rapport à l’instance politique, elles échappent difficilement à l’instrumentalisation indirecte qui les utilise comme alibi de politiques refusant d’assumer leurs responsabilités.

Ce que je dis de l’humanitaire, on pourrait le dire d’autres mouvements sociaux, guettés par le piège du purement caritatif ou de l’assistanciel. Mais un mouvement comme celui des sans-papiers (et dans les soutiens qu’il a su susciter) produit de la politique au sens où il soulève la question de l’étranger et de sa place dans la cité : qu’est-ce aujourd’hui qu’un étranger, qu’un travailleur immigré, quel est le rapport entre citoyenneté et nationalité ? De même, le mouvement des femmes invente de la politique en travaillant le rapport entre l’universalité et la différence, à travers les débats sur l’égalité et la parité. Au-delà des revendications sur les minima sociaux, le mouvement des chômeurs pose la question éminemment politique du statut du travail, du rapport entre l’insertion sociale et la citoyenneté. Un mouvement comme Act-Up crée de la politique en sortant la maladie de la sphère privée pour déployer toutes ses dimensions publiques : santé publique, dépénalisation des drogues, droits civiques des homosexuels, etc.

Ce sont autant de sources d’invention et de renouvellement de la politique. L’humanitaire en est une. Il devient à ce titre un enjeu pour les États. Mais si le nœud politique, qui lie différentes pratiques dans une conjoncture, est défaillant, le puzzle dispersé des interventions en miettes ne fait plus sens.

Le problème n’est donc pas qu’il y ait une conception moralisante ou caritative de l’humanitaire (la charité privée s’opposant à la solidarité publique), mais que le droit se mette à marcher de son côté, pour son propre compte ; que l’humanitaire et la morale se mettent aussi à marcher de leur côté, pour leur propre compte ; et que le point de rencontre politique soit escamoté. C’est la question cruciale. Comment faire en sorte que l’exercice de la délibération collective ne soit pas pulvérisé, que la volonté générale ne soit pas anéantie au profit de pouvoirs de fait, qui seront nécessairement ceux de la puissance économique et de la force militaire ?

Dans sa critique du libéralisme, Carl Schmitt a curieusement perçu très tôt ce rapport ambigu de l’individualisme libéral à l’humanitaire. Il soulève le problème de l’usage directement politique de la notion d’humanité. On sait à peu près ce qu’est l’humanité comme espèce biologique. On peut se faire une idée de ce qu’elle signifie comme notion morale, en tant que promesse d’universalité humaine. Il est beaucoup plus difficile de la définir comme concept et sujet juridique (voir les contradictions des procès pour crime contre l’humanité). A fortiori comme concept politique opératoire.

Cela viendra, sans doute. Mais à prétendre en faire l’acteur principal immédiat sur la scène du monde, à la détacher des médiations politiques que sont les États, les nations, les institutions, à vouloir la proclamer source exclusive du droit, l’humanité risque de devenir « une dangereuse imposture », un cache-sexe de la puissance et de la domination, dont l’œcuménisme de bon aloi masque les arêtes du conflit.

Elle mérite tout de même mieux…

P.P. : Oui, mais là où la critique est a-historique, c’est qu’est bien apparu un droit des droits, un droit opposable à l’État, donc une possibilité de juger les États, donc de dire que la Loi n’a pas tous les droits. C’est ce qui rend possible aujourd’hui, malgré tout, ce qui nous reste de spiritualité laïque. Donc, la notion d’humanité n’a peut-être pas de statut précis et de définition politique stricte. Mais si on prend la notion de dignité, on constate qu’on se bat aujourd’hui pour cette notion, donc pour des droits économiques et sociaux, donc pour l’exclusion de la pauvreté, donc pour une loi qui permettrait – ainsi que le réclamait Geneviève Anthonioz De Gaulle – de mettre l’extrême pauvreté hors la loi. Je me demande s’il n’y a pas là, entre les artisans de ce droit des droits et les acteurs politiques, une méconnaissance réciproque et parfois même une incompréhension.

D.B. : C’est possible. Je pars de l’idée que l’humanité n’est pas pour l’heure, immédiatement, une catégorie politique déterminée (les vainqueurs d’hier sont-ils si assurés de leur humanité ?). Évidemment, si j’en restais là, ce serait complètement unilatéral. Et cette unilatéralité pourrait avoir des conséquences pratiques fâcheuses. Comme chez Chevènement, pour qui la réduction de la politique à la réalité de l’État ou de la Nation tels qu’ils sont, à leurs intérêts bien compris, à leurs raisons et déraisons, aboutit aux positions concrètes que je combats sur les sans-papiers et l’immigration.

Je suis bien convaincu que l’idée d’humanité n’est pas un leurre, qu’elle n’est pas une diversion, et qu’il importe qu’elle prenne peu à peu consistance. Elle a d’ores et déjà un efficace propre. Je dirais : dans le sens kantien « d’idée régulatrice », de promesse d’humanité. Elle n’est pas de l’ordre de la proclamation (d’une universalité déjà existante, déjà donnée), mais de l’ordre du devenir, d’un « devenir-humain » ou d’un « devenir-universel » en construction. L’idée d’humanité anticipe ce mouvement d’universalisation effective à l’œuvre dans les conditions de production, d’échange, de communication (il faut bien en revenir aux conditions matérielles de son existence en tant qu’humanité).

Ce n’est pas ce que je conteste. On a besoin de ce genre d’idées régulatrices. Le problème surgit lorsque cette idée se détache du rapport contradictoire avec le droit positif et avec la politique concrète. Alors, ça ne va plus. Qu’il y ait des revendications portant sur le droit des droits, très bien ; qu’elles fassent évoluer ce que j’appellerai, faute de mieux, les mœurs ou la moralité publique, très bien. Leur importance première réside dans l’effort même pour redéfinir le rapport entre l’humain et l’inhumain, sans garantie d’y parvenir jamais tout à fait.

Je ne suis donc pas partisan de la dénonciation globale du « droit de l’hommisme », même si elle soulève un vrai lièvre. Derrida me semble plus pertinent politiquement lorsqu’il prend à bras-le-corps, à propos de l’hospitalité par exemple, la tension entre l’inconditionnalité de la Loi (l’hospitalité) comme droit des droits, et la conditionnalité des lois qui organisent la vie entre États. Il ne prétend pas à abolir l’un des termes de la contradiction (en l’occurrence la loi et le droit positif). Il s’agit de se mouvoir dans cette contradiction, de la prendre en charge, de la travailler sans croire pouvoir la supprimer. Si l’on dit que les États et le droit positif, ça n’existe pas, que c’est pure mystification au profit des dominants, et si on leur oppose un concept abstrait, vide, indéterminé d’humanité, on esquive la réalité du conflit.

La déclaration du droit à la dignité ou la qualification du crime contre l’humanité, tout cela participe d’une évolution, de l’intériorisation d’un horizon d’attente. Ce sont des processus historiques qui doivent être rapportés en permanence à l’institution de la politique telle qu’elle est. Vous invoquez la revendication du droit à la dignité. On vient de célébrer le cinquantenaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Article 1 : « Tous les hommes naissent égaux en droits et en dignité. » Très bien. Naissent ? Et pourtant, ils vivent inégaux en droits et en dignité. Tout le problème est là. On proclame un droit, qui est un but, un horizon. Il se heurte aussitôt à une réalité qui le contredit radicalement.

Il s’agit donc de le faire advenir et de le faire vivre effectivement. Là on entre dans le concret. Le fameux Article 23 de la Déclaration universelle proclame le droit de tous au travail et au revenu. Comment faire passer ce droit dans la pratique. Il existe une reconnaissance de l’état de catastrophe naturelle. Pourquoi ne pas reconnaître un état de catastrophe sociale lorsque le chômage et la pauvreté atteignent un certain seuil ? Pourquoi ne pas décréter alors un état d’urgence sociale qui subordonne le droit de propriété au « droit à l’existence » proclamé par la Révolution française (ou à ce qu’Hegel appelait, d’une belle formule, « le droit de détresse ») ?

C’est pourquoi je suis en désaccord avec la résignation à « l’étatique réellement existant », aussi bien qu’avec un moralisme non pas « sans frontières », mais « sans classes ». Ce sont deux manières d’éluder la discorde sociale. Or, la politique – on revient aux définitions initiales – se joue pour moi dans cette contradiction.

P.P. : Le droit des droits est apparu avec la Deuxième Guerre mondiale. On ne peut pas dire que l’humanitaire est une catégorie uniquement éthique. C’est quand même né de Nuremberg, d’une coupure dans le siècle qui est celle de 1945-1948. Est-ce que cette coupure ne traverse pas aussi la raison politique ?

D.B. : Ce qui donne aux formes modernes de barbarie leur portée incommensurable, c’est notamment qu’elles s’inscrivent dans un monde profane, incapable de donner sens aux catastrophes par une élaboration symbolique de type religieux (c’est peut-être l’une des raisons de l’éternel retour des croyances).

À partir du moment où l’on constate que c’est bien notre monde qui produit ça, que le destin n’est pas en cause, ni la punition divine, cela pose le problème de la responsabilité humaine. C’est la grande question d’après Auschwitz, Hiroshima, la Kolyma. Elle surgit à l’épreuve de l’histoire. Les réponses apportées jusqu’à présent paraissent extraordinairement tâtonnantes, évolutives et problématiques. Le crime contre l’humanité se révèle ainsi être une véritable boite de Pandore juridique, politique, philosophique même. À chaque nouvelle épreuve, on est amené à le requalifier et à en étendre la nomenclature, au point de bouleverser tout le régime du droit : présomption d’innocence, rétroactivité de la loi, imprescriptibilité.

Je suivrai donc le même raisonnement que sur les questions précédentes. Émerge une prise de conscience collective impliquant une redéfinition des rapports entre humain et inhumain. Un des livres fondateurs à ce sujet est celui de Robert Antelme, L’Espèce humaine. Celui de David Rousset, Les Jours de notre Mort, est son complément nécessaire : il donne à l’expérience extrême des camps une dimension et une signification politiques, permettant de comprendre pourquoi cette frontière n’est ni toujours claire, ni surtout très stable. Elle bouge dans des rapports de forces, dans des choix, où l’impératif moral ne suffit plus. Est-on bien sûr, en convoquant le gros mot d’humanité, d’avoir bien mis l’humain, tout l’humain, toute la bonne part humaine du bon côté, et d’avoir exorcisé sa part maudite ? Ce serait trop simple. Ce n’est jamais évident. Le partage n’est pas définitivement établi.

Nous ne sommes jamais quittes de notre part d’ombre et d’inhumanité secrètes. Prétendre à la transparence absolue est exorbitant. Mieux vaut le savoir et travailler sur ce partage mouvant. Je vois bien le progrès que peuvent receler les notions émergentes d’humanité, ou de droit des droits. Je tiens même beaucoup, à l’encontre des paniques identitaires et des tentations relativistes ou communautaristes, à leur visée universaliste.

P.P. : Mais quelle est la manière d’actualiser ces idées régulatrices dans la construction concrète de rapports sociaux et politiques ? C’est la question.

D.B. : Il y a au moins deux manières de l’aborder. Il y a, d’une part, la proclamation faussement naïve de l’Humanité souveraine. Elle suscite chez moi la même méfiance que la proclamation du sens de l’Histoire. L’Humanité majuscule est aussi problématique que l’Histoire majuscule. Ce sont deux formes de fétichisme, et le fétichisme historique peut fort bien se combiner avec le fétichisme humanitaire. Il s’agit alors de transcendances de contrebande. Je refuse les transcendances, même « les transcendances relatives » dont parle mon ami Philippe Corcuff. Il faut tenir bon sur l’immanence des principes et des valeurs, sur leur invention dans le conflit.

En abordant le problème en ces termes, je ne me sens pas très éloigné de juristes comme Monique Chemillier-Gendreau ou Mireille Delmas-Marty, qui cherchent à concevoir un espace juridique mettant en commun des sources et des histoires différentes du droit, à dessiner l’universalité du droit à partir de médiations. L’usage formel de l’idée d’humanité est au contraire le prêt-à-penser commode, mais assez pauvre, de la mondialisation marchande.

Cette cosmopolitique libérale contemporaine n’est même pas celle de Kant. Lui pensait la Paix perpétuelle à partir de l’organisation des rapports entre États et non de leur négation. Il maintenait de manière cohérente la différence entre le droit inconditionnel de visite et le droit conditionnel d’installation, protestant à l’occasion contre l’universalisme à sens unique et contre la « conduite inhospitalière » des États « civilisés et particulièrement des États commerçants de notre partie du monde quand ils visitent des pays et des peuples étrangers ». Pour ces mauvais visiteurs coloniaux, la visite signifie la même chose que la conquête « et peut » aller jusqu’à l’horreur ».

P.P. : Ce que je voudrais cependant que l’on précise, c’est qu’au XIXe siècle, le discours des philanthropes ou des catholiques sociaux (comme Ozanam qui vient d’être canonisé) était perçu comme tel, parce qu’il y avait en face d’eux un discours socialiste, puis révolutionnaire, permettant de les situer. Aujourd’hui le brouillage ne vient pas uniquement du côté de ceux qui plaident en faveur de cet humanitarisme nouvelle mouture, il vient aussi des discours politiques qui sont de plus en plus fondus dans le sociétal. La pédagogie ne suffit pas, il faut savoir faire avec la nomination. Il n’y a pas de politique sans pouvoir de nommer le dysfonctionnement, l’inégalité comme telle. La politique, c’est aussi l’art de faire advenir le « pour tous », autrement dit le bien commun. Sous condition de nommer ce qui provoque les inégalités.

D.B. : Je commencerai par deux remarques. 1. Ce que vous appelez nomination a lieu tous les jours. S’il s’agit de dire l’injustice, l’inégalité, l’inacceptable, elle a lieu dans les résistances petites et grandes, dans les montagnes du Chiapas, dans les marches contre le travail des enfants, dans les occupations de terre au Brésil, dans la réquisition d’un logement vide. Mais tout cela ne suffit pas à faire un événement (re)fondateur. C’est une autre question. 2. Je veux bien accepter la formule du « pour tous » comme visée, à condition de rappeler aussitôt que cette visée passe par l’antagonisme, le conflit, la discorde. C’est alors un autre nom pour l’universalité à laquelle prétendait déjà la Déclaration de 1789. Cette prétention s’est brisée sur la réalité, avec les grandes fractures de 1793 et de juin 1848. L’horizon du « pour tous » reste articulé à cette médiation inévitable du conflit.

Dans la politique il y a nécessairement une présentation – une « manifestation » dans tous les sens du terme – et une pratique du conflit. On peut l’appeler mésentente, différend, discorde, ou lutte tout simplement. Mais la politique a toujours à voir avec cette relation conflictuelle. Son problème est de définir les lignes de front, les protagonistes du conflit, leurs alliances possibles, etc.

Vous dites : « Faire advenir le pour tous », comme s’il s’agissait de faire apparaître quelque chose de déjà existant, de déjà présent en coulisse, qu’il suffirait de faire entrer en scène… Mais quels sont les moyens de le faire advenir ? Quelles sont les forces d’universalisation réellement à l’œuvre ? C’est toute la question. On peut s’en remettre à l’universalisation marchande, en supposant que le droit et la morale suivront automatiquement, comme un couronnement naturel, en vertu de la vieille idée selon laquelle le commerce adoucit les mœurs. Je constate plutôt le contraire. Parce qu’elle est marchande, soumise aux règles contraignantes de la concurrence et de la compétitivité, cette universalisation est mutilée en permanence. Même le grand philanthrope monétariste Michel Camdessus déclarait récemment que nous sommes tous des mutilés de l’universel !

La réalité est là : loin de réduire les inégalités et de rendre la planète plus homogène, cette mondialisation se traduit par le développement du sous-développement, par un creusement des inégalités, par une multiplication des « sans rien », des « refusés du monde ». Il s’agit de savoir si une autre logique est pensable et si existent les forces capables de la mettre en œuvre.

Ou bien on suppose que chaque individu est dépositaire par nature d’une part d’universalité originelle ; que la raison (et la vertu) sont les choses du monde les mieux partagées ; que nous avons tous part égale à la grâce divine. Ou bien on estime que l’appropriation des valeurs passe par des médiations sociales. Je reste sur ce point résolument archaïque. Et je l’assume. Le vecteur d’une universalisation concrète demeure pour moi la lutte des classes. Le pari raisonné et raisonnable de Marx était que, pour mettre fin à l’exploitation et à la domination qu’il subit, pour supprimer ses propres conditions d’aliénation, le prolétariat doit tendre à l’émancipation universelle. Cette idée peut-elle être encore actuelle ? Sinon, quelles sont les forces susceptibles de remplir ce rôle ?

Cela pose évidemment le vaste problème de la structure sociale contemporaine et de ses transformations. Est-ce que le clivage structurant s’est déplacé ? Est-ce qu’il n’oppose plus possédants et possédés, mais modernes et archaïques, europhiles et europhobes, nord et sud, « occidentaux » et – et quoi au juste ? Est-ce que la cyberbourgeoisie ou la classe moyenne planétaires sont devenues les nouveaux sujets de l’universalisation ? Je ne le pense pas. Ces couches ou ces classes cristallisent des intérêts particuliers non universalisables. Leur sort est lié à la logique marchande, dont le dernier mot est chacun pour soi et tous contre tous. Cette logique a pour horizon une guerre généralisée des « appartenances » ou des « identités », nationales, religieuses, ethniques, tribales. Suivant une logique de classe, il y a toujours, au contraire, de l’autre côté du mur, de la frontière, de la communauté religieuse, un autre soi-même. Elle seule peut briser l’escalade des identités exclusives.

Ou bien la lutte des classes redevient un fil conducteur et unificateur des diverses formes de conflit, ou bien la fragmentation, qui est l’envers de la mondialisation marchande, aboutira réellement à des guerres tribales sans merci, qui n’épargneront pas les pays riches. Régis Debray dénonce fort bien cette dialectique des nouveaux empires et des nouvelles féodalités, mais il lui oppose la ligne Maginot de la Nation comme horizon politique indépassable de notre temps. C’est illusoire et lourd de dérives réactionnaires.

Une grande redistribution est à l’œuvre dans le remue-ménage du monde. De nouveaux espaces d’action doivent s’inscrire dans les pratiques et dans les têtes, sans ignorer les médiations que sont les classes, les partis, les États.

P.P. : Cela pose le problème du lien entre l’individu et la collectivité. Parce que l’expression « faire advenir le pour tous » relève d’une condition autant subjective qu’objective. Or vous parlez surtout des conditions objectives. D’accord avec cette part essentielle de nécessité. Mais il paraît qu’aujourd’hui la crise de la citoyenneté tient à ce que les individus ne revendiquent pas uniquement une identité sociale, mais une identité individuelle pour eux-mêmes. Je passe sur ce mauvais concept qu’est l’identité, qui sert parfois à donner crédit à des revendications absurdes. N’empêche qu’il y a ce problème de l’individu et du collectif. Alors, comment voyez-vous ce lien dans les conditions actuelles ?

D.B. : Le procès historique d’individuation se caractérise par une différenciation et une singularisation des besoins sociaux. Il peut être considéré comme un critère de progrès réel dans le développement de l’espèce. Il ne s’agit cependant pas d’une tendance à sens unique. L’individuation ne signifie pas automatiquement un enrichissement de l’individualité et de la personnalité. Sous le rabot des rapports marchands elle peut aussi se traduire par un individualisme sans individualité : standardisation, massification, conformisme. Et surtout par une privatisation de l’individu au détriment du lien social. Sous la houlette du capital, la mondialisation produit ainsi une individuation abstraite et aliénée, qui contredit l’individualité plus qu’elle ne la nourrit.

J’oppose donc l’individualité concrète, immédiatement posée dans son rapport au collectif, à l’individualisation égoïste. L’émancipation n’est pas un plaisir solitaire. Et substituer la conspiration des egos à celle des égaux ne constituerait pas vraiment un progrès souhaitable.

Tout cela renvoie bien évidemment à des visions du monde opposées. Ou bien l’on regarde la société comme seconde, comme le produit d’un accord interindividuel, ou d’un contrat (ce qui est le cas dans la théorie des jeux, dans l’individualisme méthodologique, et plus largement dans les courants dominants de la sociologie anglo-saxonne). Ou bien on part de l’idée que l’être humain est un être social, que le langage et le lien social sont toujours déjà donnés, constitutifs de la singularisation individuelle.

Dans nos sociétés contemporaines, le travail et l’école ont représenté les deux grands facteurs de socialisation. Sous le choc des contre-réformes libérales, ils sont en crise. Le repli sur des défenses identitaires ou communautaires apparaît alors comme une réponse possible à cette désintégration sociale. Il faudrait rappeler la façon concrète dont se sont intégrées les vagues d’immigration antérieures, à partir notamment d’événements symboliques fondateurs (la Résistance et l’Affiche rouge), de luttes sociales (le Front populaire, la Libération, mai 1968. A mes yeux, ce qui marque un point de rupture important, c’est le discours de Pierre Mauroy. En 1983, il a qualifié, en tant que Premier ministre, les grèves de Citroën de grèves islamiques. Dès lors, il ne désignait plus les immigrés par leur rôle social, comme travailleurs, mais par leur appartenance confessionnelle, en tant qu’étrangers menaçants. C’est une régression considérable.

Dans les mobilisations contre le « Smic-Jeunes » de 1994 ou plus récemment dans le mouvement lycéen de l’automne 1998, on voit bien le brassage qui s’opère dans ces luttes collectives. En même temps, la crise et le chômage nourrissent une dynamique d’apartheid scolaire et urbain qui pousse davantage aux solidarités communautaires qu’aux solidarités de classe à dynamique universelle. Esquissée avec difficulté au niveau de l’école, l’intégration restera en panne si l’emploi et la socialisation par le travail ne suivent pas.

Tout ceci pour dire que le collectif ne relève pas de la proclamation idéologique ou du prêchi-prêcha. Il renvoie à des questions sociales concrètes. Dans son dernier livre, Marcel Gauchet estime que la politique (dans sa version laïque républicaine ou socialiste) relève d’une croyance qui, récemment encore, tirait sa vitalité de l’opposition à la croyance religieuse adverse. Cette opposition féconde serait parvenue aujourd’hui à épuisement. On assisterait à un passage de « la religion croyance » à la « religion identité » : une appartenance parmi d’autres possibles, sans la même charge d’absolu. Même quand elle garde une forme religieuse, cette sortie des grandes transcendances serait parfaitement compatible avec une individualisation exacerbée. Et c’est désormais au titre de l’identité privée que l’on prétendrait compter dans l’espace public.

Cette thèse est fort discutable. Elle détache les effets symboliques des conditions sociales et politiques réelles. Le fait est que l’engagement dans le mouvement des chômeurs ou des sans-papiers, le militantisme syndical et politique manifestent une subjectivisation de la politique différente des grands élans du passé. On peut même craindre qu’une forte radicalité sociale soit parfaitement compatible avec une dépolitisation accrue. Mais il s’agit d’un mouvement permanent de déconstruction/reconstruction des pratiques militantes. On retrouverait dans le passé d’autres périodes d’affaissement ou de reflux marquées par des phénomènes comparables, par exemple les » chercheurs de Dieu » en Russie après 1905.

Je parie sur la reconstruction. Même si elle doit prendre du temps.

Entretien avec Philippe Petit, mars 1999
In Éloge de la résistance à l’air du temps Conversations pour demain n° 16
Éditions Textuel

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