La sentinelle messianique

Par Daniel Simon

L’autre étant assurément Walter Benjamin que l’édition française sort peu à peu du secret qui entoura longtemps les travaux du philosophe allemand, suicidé à Port-Bou, dans les Pyrénées, en 1940. L’auteur du livre fondamental pour comprendre le XIXe siècle : Paris, Capitale du XIXe siècle, le Livre des Passages (éditions Le Cerf, Paris, 1989) vient de bénéficier de deux études récentes : Walter Benjamin, une biographie de Bernd Witte, et Walter Benjamin, sentinelle messianique de Daniel Bensaïd. Ces deux livres, essentiels pour mieux comprendre la pensée de ce philosophe farouchement indépendant et véritable analyste de la modernité. La biographie de Witte encourage à toutes les lectures, en l’occurrence passionnantes, de Benjamin. On y découvre une vie et une pensée en continuel mouvement de l’art et de l’esthétique vers l’histoire et la politique. Récit captivant et chargé d’une sombre électricité, la vie de Benjamin connut toujours l’errance « aux confins des doctrines qui se combattent, dans les lisières entre histoire, sociologie, esthétique et théologie ». (Hector Bianciotti). La fin de l’Histoire a été, comme nous l’a montré récemment la poussée éruptive des idées actives et non reçues, renvoyée à d’autres temps.

Le livre de Daniel Bensaïd (qui enseigne la philosophie à Paris-VIII) a pris position, nettement, et avec quel talent, contre ce syndrome d’esthétisme nourri du religieux ou du mythologique dans lequel beaucoup de zélateurs d’une « disparition brillante » de l’esprit cherchent à l’enfermer. C’est à un Benjamin d’une humanité calme, opiniâtre et obstinément courageuse que cette lecture « politique et historique » de l’écrivain allemand nous invite. Comme antidote à la bêtise faite institution et accoucheuse des pogroms de toutes sortes… La polémique récente autour de la personne de Heidegger avait ouvert des voies faciles à la médiatisation de la complicité des intellectuels à la barbarie…

Le livre de Hugo Ott, Martin Heidegger, Éléments pour une biographie, apporte des informations capitales, et des éclairages nouveaux, sur le parcours du philosophe allemand. Sa rupture avec la foi catholique, sa participation au national-socialisme et ses relations avec le nazisme sont passées au crible d’une documentation et d’archives souvent inconnues en français. La vérité y est « cernée » avec une rigueur et une intransigeance remarquables…

Routes et retraites

Jean-Michel Palmier avait déjà publié de nombreux textes et articles sur l’expressionnisme allemand et sur cette intelligentsia allemande qualifiée par Gœbels de « cadavres en sursis »… La réédition de son ouvrage majeur sur cet exode de l’esprit, Weimar en exil, vient à son heure. Le destin de ces intellectuels, artistes et militants antifascistes allemands ayant choisi la voie difficile et souvent définitive de l’exil en Europe ou en Amérique y est décrit avec une qualité d’information et une minutie qui en font l’égal d’une saga extraordinaire et tragique…

Les Journaux de guerre de Ernst Jünger (Jardins et routes, 1939-1940 ; Premier journal parisien, 1941-1943 ; Second journal parisien, 1943-1945) sont l’œuvre d’un écrivain solaire, amoureux passionné de la littérature, des insectes et de la Méditerranée. Prussien combattant de la Première Guerre mondiale, ami d’Hitler puis devenant un des seuls opposants déclarés de l’intérieur (Sur les falaises de marbre) jusqu’à faire partie du complot contre le chancelier du Troisième Reich fut sauvé de l’épuration par Bertolt Brecht. Mystique et praticien du rêve, le vieil écrivain a toujours mené cette exploration des mythes, dans ses relations secrètes entre le monde fébrile des insectes et de la nature apparemment indifférente et le choc des Titans auquel lui-même, en officier, a participé.

La lecture des Journaux permet d’accompagner ce « cœur aventureux » qui est peut-être un des derniers romantiques allemands…

Daniel Simon
Le Généraliste, 16 janvier 1971, Bruxelles

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