Le dehors est toujours dedans

Par Didier Epsztajn

Il est difficile de parler d’un ouvrage inachevé, non seulement à cause des manques mais aussi de possibles réaménagements induits par l’écriture et l’exposition des idées. Mon attention s’est plutôt fixée sur quelques parties, sans préjuger de leur importance dans l’économie générale probable de l’ouvrage. Une lecture au fil de l’eau.

Le début du livre me semble très important. Daniel Bensaïd y critique la transposition anachronique de la servitude (La Boétie) à l’analyse des comportements dans le système capitaliste car « Dans l’État moderne, au contraire, la domination impersonnelle – et non plus la servitude – s’enracine dans l’objectivation des rapports sociaux chosifiés. » De cette domination impersonnelle, enracinée dans l’exploitation, il n’est pas donc pas possible de s’évader en masse, quelles que soient les tentatives individuelles de contournement de la réalité et les tentations de « l’exil, l’exode, l’évasion, vers des lignes de fuite ».

Il ne s’agit pas ici d’un simple rappel historique ou d’une réinscription individuelle dans un collectif prégnant. « Autrement dit, si l’émancipation de chacun est la condition de l’émancipation de tous, l’émancipation n’est pas pour autant un plaisir solitaire. Et si l’on peut échapper à la servitude volontaire en chassant le tyran de sa tête, on ne peut briser l’assujettissement involontaire au despotisme du capital que par la lutte des classes. »

Dans le second chapitre « Mythes et légendes de la domination », l’auteur analyse le contexte historique et les limites de L’Homme unidimensionnel d’Herbert Marcuse. Confronté à la prospérité relative des années soixante, les analyses produites (Marcuse, Baudrillard, Debord) renoncent « à saisir les énigmes du siècle dans leur épaisseur sociale et historique » ou dit autrement : « Avec la forclusion spectaculaire de l’historicité, c’est la possibilité même de la politique comme pensée stratégique qui se trouve anéantie. » Nous sommes passés « du spectacle au simulacre ».

Daniel Bensaïd dans une seconde partie « Une révolution nommée désir » souligne la capacité du système « à se nourrir de sa critique et à la digérer » et analyse le soi-disant manque de désirabilité de la révolution aujourd’hui, les imaginaires sclérosés s’obstinant « à penser le nouveau dans les défroques de l’ancien », le péril de « se faire le porte-parole des singularités sans horizon d’universalité ». L’auteur vise expressément Michel Foucault et son soutien à la révolution iranienne et indique : « La politisation conjointe des structures sociales et religieuses sous hégémonie de la loi religieuse signifie en effet la fusion du politique et du social, du public et du privé, non par le dépérissement des classes et de l’État, mais par l’absorption du social et du politique dans un État théocratique, autrement dit par une nouvelle forme totalitaire. »

J’indique que l’auteur, sur la question du dépérissement de l’État, semble en retrait de son article « Considérations inactuelles sur l’actuel encore actif du Manifeste communiste » paru dans Contretemps n° 9 (Syllepse 2011) où il indiquait « Le problème, c’est que cette anticipation audacieuse, son impatience libertaire, opposée à tout fétichisme bureaucratique de l’État, court-circuite l’élaboration patiente d’une pensée institutionnelle et juridique de la démocratie : le dépérissement annoncé est censé résoudre les antinomies de la représentation démocratique. » Sentez sur votre visage, venu de cette autre rive de la Méditerranée, si souvent ignorée, voire méprisée, le grand souffle de la liberté !

Dans « La politique comme art du retournement », Daniel Bensaïd ne néglige pas les transgressions et les subversions quotidiennes, mais pour les extraire du concept « massif » de domination. « Il recouvre en effet toute une palette de rapports, d’hégémonie, d’exploitation, d’oppression, de discrimination, de disqualification, d’humiliation, qui font l’objet d’autant de résistances, certes subalternes à ce quoi elles résistent, mais c’est là le sort de toute lutte que d’être asymétrique, et le défi de toute émancipation que de retourner cette faiblesse en force. »

Il synthétise sa conception de la politique, loin des caricatures attribuées aux révolutionnaires : « Le problème de la politique, conçue stratégiquement et non de manière gestionnaire, consiste précisément à saisir les moments de crise et les conjonctures propices au retournement de cette asymétrie. Il faut accepter pour cela de travailler dans les contradictions et les rapports de force réels, plutôt que de croire, illusoirement, pouvoir les nier ou s’y soustraire. » Il ajoute un peu plus loin : « Le dehors est toujours dedans. »

Penser la politique, c’est donc toujours penser historiquement. « C’est concevoir le temps politique, comme un temps brisé, discontinu, rythmé de crises. C’est penser la singularité des conjonctures et des situations. C’est penser l’événement non comme un miracle surgi de rien mais historiquement conditionné, comme articulation du nécessaire et du contingent, comme singularité politique. »

La troisième partie s’intitule « De l’aliénation à la chosification ». Daniel Bensaïd montre les évolutions dans la pensée de Karl Marx, l’approfondissement puis l’abandon de certains concepts et souligne : « Mais en l’absence d’une théorie plus élaborée du fétichisme, l’idéologie reste un reflet/écho des rapports sociaux sans histoire propre » (à propos de l’Idéologie allemande). L’auteur présente donc le fétichisme, les différents stades de l’élaboration de ce concept, jusqu’à « la forme suprême du fétichisme par les prodiges du crédit et par l’illusion d’un auto-engendrement de l’argent. » Sur le sujet, je renvoie, comme l’auteur, au remarquable travail d’Antoine Artous : Le Fétichisme chez Marx – Le marxisme comme théorie critique (éditions Syllepse, Paris 2006). Marchandise, objectivité, rapports sociaux et fétichisme.

L’auteur développe aussi autour du récent travail d’Isabelle Garo : L’idéologie ou la pensée embarquée (éditions La fabrique, Paris 2008). Chambre noire et perspectives radieuses.

Si la marchandise génère la chosification du rapport social, si les rapports sociaux se coagulent en dehors des hommes, il ne s’agit pourtant pas d’illusions mais bien d’abstractions réelles. Contre les théories de la fausse conscience, l’auteur ajoute que « la dimension imaginaire du social est inséparable de sa dimension réelle ».

Le livre se termine par trois autres parties, sur lesquels je ne m’étends pas : « A la recherche de la totalité perdue », avec des analyses autour de Georg Luckàcs et d’Axel Honneth ; « Éclipse de la raison critique (De la critique de la vie quotidienne à l’homme unidimensionnel) » et des analyses sur Herbert Marcuse, Henri Lefebvre et Les Choses de George Pérec ; enfin « Du spectacle au simulacre » où l’auteur critique les théorisations d’Ernest Mandel autour du « schème normatif du retard » et Léon Trotski réduisant la crise de l’humanité à la crise de « sa direction révolutionnaire ».

Un livre en cours, une série de réflexions néanmoins articulées, de multiples sujets de discussion autour de la politique. « La décision décide de l’indécidable. »

Didier Epsztajn

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