Le printemps de Marx ?

La rumeur médiatique croyait en avoir fini avec Marx. Et puis l’irruption des mouvements sociaux de novembre-décembre, ainsi que le renouveau éditorial de la recherche théorique inspirée de Marx l’ont ressuscité d’entre les morts. Il n’y a pas de quoi s’en étonner.

Aussi longtemps que le cercle vicieux du capital demeure notre horizon plombé et notre lot quotidien, il y aura besoin de relire Marx pour y déchiffrer la critique radicale de l’ordre marchand et les pistes d’une émancipation humaine. De plus, la chute des régimes et la crise des partis qui avaient exercé l’illusoire magistère de l’orthodoxie « marxiste » sont particulièrement propices, non à un pieux retour à Marx mais à un fécond dialogue entre notre présent et son passé porteur d’avenir. Homme du XIXe siècle, il en partage sans doute l’optimisme et les illusions, mais sa pensée ne cesse de déborder son temps. Intempestif, il est d’ici et d’ailleurs, d’hier, d’aujourd’hui, et probablement encore de demain. En effet, le libéralisme débridé, la mondialisation marchande, le fétichisme du profit, loin de représenter une réponse aux défis de l’époque, sont lourds de catastrophes menaçantes : développer l’esprit de résistance et explorer les chemins de l’espérance exige de solides fondations critiques.

De ce point de vue, Marx est un point de départ obligé et un interlocuteur nécessaire. Mais peut-être faut-il renverser la perspective jusqu’à présent dominante et souligner chez lui, autant que la promesse de l’émancipation, le péril des désastres et de la barbarie qui n’ont cessé de l’emporter au cours du siècle qui s’achève.

La crise qui s’éternise est en effet bien davantage qu’une crise économique cyclique qui traînerait en longueur. Elle relève plus fondamentalement d’une crise de civilisation dont Marx avait remarquablement entrevu la profondeur. À mesure que se développe la grande industrie, les moyens modernes de communication, les services sociaux, « la richesse réelle dépend moins du temps de travail » employé comme critère exclusif de cette richesse, mais bien plutôt « du niveau de la science et du progrès de la technologie ». « Le vol du temps de travail d’autrui sur lequel repose la richesse actuelle », apparaît alors comme « une base misérable ».

C’est ce caractère misérable de la mesure capitaliste de tout lien social qui se manifeste aujourd’hui de manière aveuglante dans le chômage massif, l’exclusion, l’oppression des pays dépendants, bref dans l’irrationalité galopante de « l’économie politique », comme dans les menaces de destruction irréversible de la nature.

Si un certain niveau de développement des forces productives est indispensable à l’édification d’une société égalitaire et solidaire démocratique, il ne constitue pas automatiquement une source de progrès social véritable. Marx insiste davantage sur la réduction massive du temps de travail et sur le dépérissement du travail lui-même, en tant que travail contraint, au profit d’un épanouissement collectif et individuel de la libre créativité humaine. Il souligne de même la portée des rapports entre sexes en tant qu’expérience fondamentale de l’autre (et de la différence en général) en même temps que de l’universalité de l’espèce. Il oppose enfin, contre les esprits de clocher et des chapelles, non l’éternité idyllique d’une humaine nature, mais un procès d’universalisation réelle, historique, dont la mondialisation des moyens de production et d’échange constitue la condition.

Ce Marx-là reste plus que jamais notre contemporain « mécontemporain ».

Un risque se dessine cependant, celui de voir les autorités académiques désamorcer la subversion explosive de Marx, faute de pouvoir l’ignorer. Il deviendrait alors un économiste ou un philosophe fréquentable, à condition de séparer chez lui une théorie (discutable) d’une pratique révolutionnaire exécrable. Or, la pensée de Marx n’est plus elle-même si on l’ampute de sa dimension politique, dont le tome IV des Écrits paru l’an passé dans la Pléiade atteste la richesse.

Partir de Marx donc, non pour y rester mais pour prendre un nouvel élan, aborder les questions les plus brûlantes – les nations et les classes, la croissance des forces destructrices, l’actualité d’une écologie sociale, la déconstruction des rapports de domination et d’oppression, les effets de la mondialisation marchande sur les pays dits du Sud… Et surtout pour retrouver le goût de la lutte sociale et de l’action politique, du militantisme – osons le mot –, car l’ennemi est puissant et organisé ; il n’a cessé de vaincre au cours de ce siècle obscur ; et les lendemains sans avenir qu’il nous prépare n’autorisent aucune indifférence, aucune passivité, aucune résignation.

L’Humanité du 10 mai 1996

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