Lettre à mes camarades sur la mort d’un camarade

Fred vient de m’appeler.
Je suis immensément vide comme l’aube d’un mauvais dimanche.
Mon ami, mon complice du poème, de la lutte et de l’amour vient de partir.

Je n’arriverai jamais à croire à sa mort.
Depuis longtemps je m’étais habitué à sa maladie comme une critique de la raison dialectique.

Je le vois encore courir dans la rue avec un drapeau en lambeau contre la mort de Rudie Dutschke. Il y a bien longtemps de cela. Nous avions tous des pseudonymes et lui s’appelait SÉGUR comme une station de métro ou une montagne, je ne saurai jamais.

Sa clarté politique, sa capacité théorique font de lui un des plus importants philosophes de l’Histoire. Notre siècle permanent a toujours besoin de cela. Daniel était un théoricien qui rendait visible notre invisible. Il était un mouvement qui pensait le mouvement.

Son courage militant, sa générosité, sa tolérance étaient légendaires dans nos majorités clandestines.
Les drapeaux que nous hissions ensemble sur l’espérance flottaient comme des parenthèses dans la longue phrase que nous écrivions.

Son goût pour la littérature irriguait son œuvre politique.
Nous parlions souvent des rapports qui unissaient la poésie et la vie, le langage et l’utopie.

Daniel aimait dire que l’Histoire nous mordait la nuque. Il le répétait souvent.
Oui, ensemble nous mordions l’Histoire.
Nous étions des loups tendres dans la neige blanche des cahiers d’écriture de l’espérance.
Nous marchions pieds nus, presque anonymes, avec la colonne des fantômes anonymes de tous les fusillés.
Daniel était une Commune, une Brigade internationale, un POUM. Il était un samizdat dans un goulag stalinien, un « focos » en Amérique latine, un Z à Athènes, une imprimerie de faux billets à la frontière algérienne. Il était un cocktail Molotov contre un char russe à Prague, une valise et une insurrection du ghetto de Varsovie.

Daniel voulait faire une préface à mon livre : « Poèmes philosophiques a l’usage de la guerre sociale. Dialectique de la Tour de Pise ».
J’avais écrit un poème en détournant ses mots, sans en enlever un seul.
En les disposant dans l’espace d’une manière différente, cela faisait de ce texte un poème. On le sait le rythme fait sens, et un poème se lit verticalement, même lorsqu’il est écrit comme une prose :

Définition de la révolution

Elle n’est pas d’aujourd’hui
ni même d’hier

En un certain sens
et jusqu’à un certain point

Mais en un autre sens et jusqu’à un autre point

Au sens et au point
qu’il s’agit d’un autre sens
et d’un autre point
le chapitre des bifurcations
reste ouvert à l’espérance

Tout n’est peut-être pas possible
mais quelque chose
autre chose sans doute
un champ de possible s’ouvre

Il n’est pas sans limites

C’est ce qui distingue la possibilité déterminée
et concrète
de la possibilité indéterminée
et abstraite
qui n’est que le contraire de l’impossible

La clairvoyance est une source qui surgit
au centre de l’eau boueuse

Daniel me racontait souvent que la révolution était un pari. J’en ai conclu que nous étions ses joueurs et, grâce à lui, je n’ai jamais quitté la table de son jeu.
Sans arrêt je me suis appliqué à créer de nouvelles cartes et à inventer de nouvelles règles.
On se rencontrait dans le poème et le poème nous rencontrait.
Il m’appelait « amarade » parce qu’on s’aimait.

Je lis ses livres aujourd’hui sans arrêt comme des remèdes contre les barbaries des rapports de production, la trahison de nos drapeaux, les contradictions objectives du zoo de la société du spectacle et ses marionnettes de sang.

En déchiffrant les hiéroglyphes de la modernité j’invente de nouvelles barricades.

Daniel m’a appris aussi le sens de la victoire, même si nous perdons parfois nos batailles apparentes, car le mot victoire n’a pas le même sens dans notre bouche et dans celle de l’ennemi.
Comme la mort et comme la vie.

Salut Daniel, salut mon camarade, salut toi, salut mon souvenir.
Mais un souvenir qui vient de devant nous et non du passé.
Ensemble : ce souvenir permanent que nous construisons et qui parfois semble venu de l’avenir.

Quel pistolet et quel livre amène-tu dans ton dernier voyage ?

Salut toi. Salut Ségur. Salut Daniel. Salut Bensa.
Salut. Je te récite mon poème. C’est la seule chose que je sache faire.
C’est mon pistolet et c’est mon livre.

Dans ce monde rempli de morts, aujourd’hui tu es un vivant définitif.

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