« Leur morale et la nôtre »

Il y a quelques années, des journalistes inspirés avaient baptisé « génération morale » celle des années quatre-vingt ; c’était troublant pour les autres qui se trouvaient ainsi définies par défaut comme générations quoi – amorales ou sans scrupule ? À l’occasion des présidentielles de 1988, un publicitaire non moins inspiré transforma cette génération morale en « génération Mitterrand ». Quelques années ont passé. Si tant est qu’il y ait un sens à parler de génération, il semble que la partie médiatiquement visible de la génération Mitterrand se soit plutôt rendue plus vite et vendue meilleur marché que les autres. En réalité, ce n’est pas une affaire de générations. Il y a toujours eu leur morale et la nôtre.

Les éditions de la Passion rééditent la brochure de Trotski qui porte ce titre1. L’initiative tombe à pic. À pic ? Formule convenue. En quoi ces vieilles querelles morales des années trente sont-elles encore de notre temps ? Il suffit de relire les premières lignes pour entrer de plain-pied dans le vif du sujet : « On voit, dans les époques de réaction triomphante, MM. les démocrates, sociaux-démocrates, anarchistes et autres représentants de la gauche, sécréter de la morale en quantité double, de même que les gens transpirent davantage quand ils ont peur. » Les temps troublés sont de retour et, avec eux, cette sécrétion intensive de ce que Nietzsche appelait la moraline.

L’emballement éthique

Par-delà la générosité indiscutable et le dévouement respectable de nombreuses bonnes volontés, l’inflation du discours humanitaire participe de ce grand suintement moralisateur. Les raisons n’ont rien de mystérieux : incertitude du présent, inquiétude du lendemain, affaissement de l’internationalisme et de la politique militante. Substitut souvent d’une aspiration internationaliste désorientée, l’emballement éthique s’inscrit ainsi parfaitement dans la logique de l’offensive libérale engagée dès le début des années quatre-vingt : d’un côté l’économie automate et le marché ventriloque et de l’autre, le baume et la consolation des éthiques. Exit la politique, puisqu’il n’y a pas de choix, puisqu’on nous assène et répète les dures lois de la science et l’impitoyable verdict des chiffres : il n’y a rien d’autre possible que le franc fort, les fatalités du chômage. L’heure a-t-on dit, est aux légionnaires caritatifs. La clause de conscience humanitaire devient le prétexte obligé de la raison d’État.

Au nom de quoi ? D’une fausse modestie qui, échaudée de la volonté de bien faire, se contenterait désormais de réparer le mal sans distinction des victimes. Il ne suffit pourtant pas de proclamer la dépolitisation de la solidarité pour échapper aux impératifs de la politique : si l’on ne distingue pas entre les victimes, on est bien obligé, consciemment ou non, de choisir entre les causes. Ces derniers mois, Rony Brauman, président de Médecins sans frontières a eu la lucidité et le courage de dénoncer à plusieurs reprises l’usage politique, y compris néocolonial, de l’alibi humanitaire. Parallèlement et de manière analogue, le drapeau de la « bioéthique » légitime une activité législative sous caution d’expertise.

La médiatisation renforce l’impact de cet illusionnisme. Kouchner restera l’homme au sac de riz sur l’épaule. Mais, un an après, que sont les sacs de riz devenus ? Les parents, les enseignants, massivement mobilisés dans l’opération, ont-ils été encouragés à faire le suivi : que s’est-il passé en Somalie, pourquoi, au profit de qui ? Il est vrai que plonger l’instantané éthique dans la durée, c’est déjà engager le difficile dialogue entre morale et politique, au risque de révéler bien des supercheries. Dont l’invention du droit d’ingérence humanitaire offre un magnifique exemple. Droit ou devoir ? Le vocabulaire officiel, souvent, hésite. Entre un droit (qui serait une codification politico-juridique) et un devoir (qui serait un impératif moral). S’il s’agit d’envisager sous l’angle du droit international les rapports entre États souverains, il existe un arsenal déjà abondant de procédures, d’institutions, de recours. Ce qu’ajoute cette confusion délibérée entre droit et éthique, c’est, pour parler crûment, ce que le directeur de la FAO appelle simplement « le droit d’ingérence des puissants dans la misère des pauvres », en demandant logiquement : « D’accord : mais à quand le droit d’ingérence des faibles dans le confort des riches2? »

Droit, devoir, intérêts

M. Ricœur, qui n’a pas la réputation d’un boutefeu écervelé, a eu récemment le bon sens de soulever sur le sujet quelques questions dérangeantes en rappelant que le devoir d’assistance n’échappe pas à un jeu de forces, et que « les interventions les mieux justifiées moralement » ne s’inscrivent pas moins dans « une histoire de l’intervention qui est une histoire terrible : les grandes puissances du XIXe siècle se sont ainsi arrogé le droit de police en Europe ; les États-Unis ont fait de même dans l’espace européen ; les Soviétiques se sont autorisés des mêmes droits de Prague à Kaboul ; mais c’est surtout l’histoire de la colonisation qui abonde en interventions arbitraires3 ». Il est donc difficile aux puissances siégeant au conseil de sécurité de l’Onu « d’isoler ces interventions supposées légitimes de considérations géopolitiques dominées par l’appréciation de leurs intérêts nationaux à long et à moyen terme. C’est un fait, un fait politique. Les États ont des intérêts ».

Ingérence et politique

En Bosnie, au Rwanda, au Kurdistan, en Somalie, on n’échappe pas à la question : s’il ne s’y réduit pas, tout droit est originellement le droit d’une force. Quelle est cette force ? Et quel est ce droit ? Ricœur rappelle fort à propos que « l’agenda humanitaire » figure désormais dans les documents du conseil national de sécurité américain comme le « quatrième volet » d’une stratégie générale (from containment to enlargement) axée sur les concepts clefs de démocratie et d’économie de marché. Le devoir d’ingérence postule une impossible « innocence » des États candidats à l’intervention. Et s’il s’agit de faire reconnaître un nouveau droit planétaire, à l’existence et à la dignité, inhérent à l’universelle appartenance des êtres à l’espèce humaine, chiche : mais la proclamation d’un tel principe impliquerait nécessairement que le « droit d’intervention » ne soit pas limité aux États et qu’il soit lié à un principe de réciprocité générale. On revient ainsi du droit abstrait à la lutte, soit, en somme à la politique.

Et au pamphlet de Trotski critiquant l’abstraction des morales célestes et de leur arrière-goût religieux : « Située au-dessus des classes, la morale conduit inévitablement à l’admission d’une substance morale, d’un sens moral absolu qui n’est que le timide pseudonyme philosophique de Dieu. » L’éternel retour à Kant (qui mérite mieux) est la forme récurrente que prend depuis le début du siècle le repli des politiciens réformistes en perte de légitimité sur la ligne Maginot de la morale. Il se trouve alors toujours quelque philosophe professionnel pour leur apporter la bénédiction du concept4. Bien sûr, la démystification des morales célestes et l’exigence d’un retour à la réalité profane terrestre ne manqueront pas d’éveiller des inquiétudes : s’agit-il de réduire la morale à la force, les moyens aux fins, et tout est-il permis à un athée révolutionnaire ? C’est souvent dans ce sens qu’a été interprétée la position de Trotski par des lecteurs inattentifs5.

La réédition de sa brochure vient à point rappeler qu’elle est autrement subtile et exigeante. Maxime jésuitique à l’origine, « la fin justifie les moyens » s’applique assez bien à la morale utilitariste anglo-saxonne de Bentham et de Stuart Mill, selon laquelle « le plus grand bonheur du plus grand nombre » serait le critère ultime. Trotski souligne au contraire que « la fin qui justifie les moyens soulève la question : et qu’est-ce qui justifie la fin ? Dans la vie pratique comme dans le mouvement de l’histoire, la fin et les moyens changent sans cesse de place ». Par conséquent, « le moyen ne peut être justifié que par la fin, mais la fin a aussi besoin de justification : la fin est justifiée si elle mène à l’accroissement du pouvoir de l’homme sur la nature et à l’abolition du pouvoir de l’homme sur l’homme ».

Fins et moyens

On peut discuter ces critères, notamment le premier à la lumière des développements de l’écologie, mais on ne saurait nier qu’ils problématisent la morale au lieu de la réduire à une commode règle de vie, sans manquer pour autant de contraintes : l’arrogance bureaucratique, l’oppression de la femme par l’homme, le mépris et l’humiliation de l’autre, la persécution des différences sont incompatibles avec « l’abolition du pouvoir de l’homme sur l’homme ».

La morale de classe dont parle Trotski, loin de signifier que tout est permis, s’inscrit dans l’horizon d’une émancipation universelle effective. On ne saurait cependant se contenter aujourd’hui, sans plus de précision de certaines formules péremptoires du type « seul est moral ce qui prépare le renversement total et définitif de la bestialité capitaliste, et rien d’autre ». Qui en effet détermine l’intérêt de classe ? Et qui est le juge ?

À défaut d’un jugement dernier, il n’y a pas plus de critère absolu et définitif de morale universelle que de verdict de l’histoire universelle. L’intérêt de classe, la manière d’être fidèle à l’universalité en devenir de l’espèce humaine, demeurent l’objet d’une controverse et d’une interprétation sans garantie contre l’erreur. Dans son rapport critique à la politique, la morale aussi est une création et un combat. Il n’en résulte pas une plus grande permissivité mais une plus grande responsabilité.

L’éthique est alors une éthique concrète, en situation, qui n’échappe pas au choix politique entre plusieurs possibles. Elle n’est pas une éthique en soi, en lévitation, suspendue à quelque décret divin avoué ou caché, mais une éthique de la politique6.

Rouge n° 1594, 16 juin 1994

Documents joints

  1. Léon Trotski, Leur morale et la nôtre, éditions de la Passion, 1994.
  2. Entretien avec Édouard Saouma, Le Monde 1er mars 1994.
  3. Paul Ricœur, « L’intervention entre la souffrance des victimes et la violence des secours », Libération des 16 et 17 décembre 1993.
  4. C’est dans les colonnes de L’Expansion que M. Comte-Sponville, invité à répondre à la question « Le capitalisme est-il moral », affirmait la nécessité d’un ordre extérieur, « l’ordre éthique », pour réguler le pur jeu de la démocratie. Reste évidemment à savoir qui édicte et applique la règle de la règle. (L’Expansion du 9 janvier 1992.)
  5. Dont Edgar Morin dans son impardonnable livre sur La Nature de l’URSS (Fayard 1983).
  6. Voir Alain Badiou, l’Éthique, Hatier 1993.
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