Ni mythifier ni minimiser : les luttes étudiantes dans la France de 1968

Article paru dans Matériaux pour l’histoire de notre temps, année 1988, volume XI, numéro 11, p. 265-268.

Propos recueillis par Geneviève Dreyfus-Armand.

Geneviève Dreyfus-Armand : Peut-on dire que les étudiants étaient très politisés avant 1968, et comment cette conscience politique s’exprimait-elle ? Quelle comparaison peut-on faire avec aujourd’hui ?

Daniel Bensaïd : La fameuse journée porte ouverte de la faculté de Nanterre n’était pas si massive si on la compare au mouvement de 1986. Je crois qu’à l’époque il y avait tout au plus 500 étudiants, ce qui était un gros succès. II y a un problème général quand on parle de 68, c’est la confusion qui s’instaure maintenant entre la politisation postérieure à 68 et ce qui se passait avant, qui était quand même largement minoritaire. On en déduit facilement que la jeunesse aujourd’hui est moins politisée. Mais elle l’est autrement et, paradoxalement, elle est beaucoup plus massivement active qu’elle ne l’était à l’époque. Si on considère les choses du point de vue européen, sans même s’arrêter au paroxysme qu’a été le mouvement de 1986, et que l’on sorte un petit peu des limites hexagonales, il y a une activité politique de fait, qui n’est pas un engagement en terme d’adhésion militante, beaucoup plus importante aujourd’hui que dans les années soixante ! II y avait l’Unef, I’UEC, puis les groupes qui en sont issus… mais c’était très minoritaire.

Une des particularités du mouvement a été sa façon spontanée de brasser des thèmes anticapitalistes – surtout à travers la contestation du système éducatif – et des thèmes internationaux, car il y a eu identification très forte, tous courants confondus (à l’exception de la FER), avec le Vietnam. Le mouvement exprimait un internationalisme spontané et heureux, en comparaison avec les grands traumatismes des années soixante-dix. II y avait une sorte de convergence naturelle entre des mouvements antiautoritaires et anticapitalistes dans la jeunesse d’Europe occidentale, des États-Unis, du Japon et des mouvements antibureaucratiques dans les pays de l’Est et, évidemment, la guerre du Vietnam focalisait tout cela. II y avait convergence de mouvements libérateurs sur à peu près tous les fronts.

Après, cette unité presque naturelle a volé en éclats à cause de la Révolution culturelle chinoise, du Cambodge, etc. Le paysage a basculé au cours des années soixante-dix, mais auparavant le dynamisme et l’enthousiasme provenaient d’un sentiment d’énorme légitimité. Car tout était du même côté, le sens de l’histoire, le droit et la morale, c’était une grande chaîne solidaire des opprimés. La planche à clous vietnamienne contre l’ordinateur… Une représentation du monde où finalement les frontières sont bien délimitées et ce sentiment-là débordait largement les groupes politiques organisés de l’époque. Ce qui a changé c’est la possibilité d’exprimer et de rassembler des valeurs positives. Les années 1967 à 1973 sont celles des derniers grands mouvements sociaux heureux, qui semblent porteurs d’un potentiel de libération dans un contexte de prospérité, de dégel de ce qui s’était bloqué dans les sociétés, après la Seconde Guerre mondiale, au moment du partage du monde…

1968 a sûrement donné ce côté enthousiaste et bon enfant qui fascine rétrospectivement, comme en témoignent les sondages de l’Encyclopaedia universalis, en janvier 1988 ; car si d’un côté on minimise 68, de l’autre il reste, pour 49 % des gens, l’événement politique majeur des vingt dernières années !

Geneviève Dreyfus-Armand : Actuellement, on assiste, notamment de la part des gens qui ont participé à 68, à une minimisation de son importance historique ?

Daniel Bensaïd : J’imagine qu’il y a une partie visible de ce qui peut s’écrire autour de 68 relatée par les médias. Mais il n’y a pas que cela, heureusement. Et il y a une part de travail historique plus sérieux qui, en partie, reste à faire. Cette minimisation de 68 tient pour une bonne part au poids des fabricants d’opinions. II se trouve que les gens qui parlent sur 68, en parlent en général moins avec un souci de témoignage que d’auto-justification, et de manière « autocentrée ». Aussi, ce qui fait la particularité, la secousse, la force d’ébranlement de 68, reste énigmatique…

II faut s’interroger sur 1968 comme ébranlement social, sur sa réalité en province, sur les changements en profondeur qu’il a induits. Ce qui a fait l’écho de 1968, à la différence du mouvement japonais ou italien, c’est la conjonction du mouvement étudiant et de la grève générale. Or, la grève générale, n’est souvent évoquée qu’au titre d’arrière-fond. Ce qui faisait réellement la puissance et qui fait, encore, la force d’attraction de l’événement, se trouve largement occulté. Pourquoi ces trajectoires individuelles prennent un poids démesuré du fait des relais médiatiques ? Plus fondamentalement, il y a un effet de conjoncture, une propension à théoriser, à projeter sur l’arrière, l’affaissement du mouvement social des années quatre-vingt.

Il ne s’agit pas de réhabiliter 68, ce n’est pas le problème, mais de situer à sa juste mesure l’événement et ce qui a fait son importance. 1968 reste un fait majeur qui n’a sûrement pas été « la Crise Révolutionnaire » avec des majuscules ; je crois que cela a été beaucoup plus sobre, mais en même temps un événement dont l’effet n’est pas épuisé. La place exacte d’un événement n’est pas donnée en lui-même. Il est en corrélation avec le présent et avec le lendemain.

Geneviève Dreyfus-Armand : Beaucoup de gens portent peut-être aussi un regard désenchanté sur cette période car un certain nombre de causes qu’ils ont soutenues – comme le Vietnam par exemple – les ont déçus…

Daniel Bensaïd : II semble difficile de faire la part de « l’illusion lyrique », car on ne peut pas juger ou apprécier les événements en fonction de la représentation qu’on a pu en faire. Lors du mouvement de la jeunesse de 1986, on a parlé de « génération morale », ce qui supposerait que la nôtre était une génération immorale ou amorale. Si on regarde bien, ce n’est pas vrai ! Ce qui s’investissait dans le soutien au Vietnam, c’était la représentation d’une oppression absolue et d’une libération absolue. Il y avait une charge protestataire, morale autant que politique, qui était puissante !

Ce qui s’est investi là a été déçu, évidemment. Mais il y avait une disproportion entre le symbole et la réalité ; le Vietnam était devenu le symbole de libération contre la guerre la plus absolue, la plus brutale. Le Vietnam a gagné et cela n’a pas été le basculement international attendu et espéré. La révolution vietnamienne n’a pas eu les mêmes effets internationaux que Cuba ou la Chine. En même temps, il y a l’autre versant, pour le Vietnam : l’effet de la guerre qu’on a sous-estimé terriblement, le type de direction et de parti qu’il y avait, le traumatisme cambodgien, tout cela est réel. On ne doit pas fermer les yeux a posteriori là-dessus, mais, pour moi, le véritable enjeu par rapport à 68, comme ce qui se passe après, c’est de ne pas passer de fétiches à d’autres. Il y avait des fétiches en 68, le prolétariat messianique, la révolution, l’unité de la révolution mondiale. Si l’on doit se retourner sur le passé, c’est pour essayer d’éliminer au maximum ce qu’il pouvait y avoir de représentation religieuse, de religiosité, pour regarder la réalité en face, c’est-à-dire de façon politique rationnelle.

Geneviève Dreyfus-Armand : Comment caractériser à la fois 68, la crise et ses conséquences ?

Daniel Bensaïd : La grève générale est à peu près sans équivalent historique. En termes de participation, de secteurs sociaux touchés, de durée, etc. Le problème tient à ce que, par rapport à une grève générale aussi puissante, il y ait eu disproportion entre la force réelle et potentielle mise en mouvement, et le cadre dans lequel elle s’est maintenue finalement. On a mis à juste titre l’accent sur ce qui pouvait annoncer l’avenir, en termes de formes d’organisations démocratiques, de revendications de contrôle. Pourtant, cela reste marginal… On peut citer des entreprises où ont eu lieu des débordements ou des remises en question des appareils syndicaux. Mais c’est resté minoritaire et marginal.

On peut, comme cela a été fait dans les Cahiers de mai à l’époque, souligner telle ou telle expérience, où il y eut une esquisse de remise en marche de la production. Mais tout cela est limité. C’est sans commune mesure avec ce qui s’est passé, par exemple en Italie en 1969, avec l’héritage d’une démocratie dans l’entreprise qui est restée beaucoup plus vivace qu’en France. Les « accords de Grenelle », avec le rattrapage revendicatif, et les élections de juin, n’étaient peut-être pas le seul dénouement possible. Dire que « la révolution était possible » est peut-être exagéré ; en revanche, les virtualités étaient beaucoup plus importantes que ce qui s’est fait. Le point d’équilibre se trouve entre les deux.

Maintenant, on écrit souvent que 68 aurait été la dernière grande grève du XIXe siècle… Évidemment, la symbolique du mouvement ouvrier restait. Mais toute nouveauté historique se fait toujours dans les représentations du passé. Il n’y a jamais d’invention spontanée, immédiate, de ses propres représentations. À certains égards, on pourra certainement dire aussi que 68 aura été la première grande grève du XXIe siècle. Comme dans tout événement charnière, il y a deux éclairages possibles.

Parmi les limites de l’événement, il y a des points qui sont, pour moi, symptomatiques. Il n’y a pas eu de grandes fractures dans les principales forces politiques. L’effet s’est produit sur le long terme, dans la CFDT, la reconstruction du PS, la crise du PC. Mais tout cela s’est joué lentement. II n’y a pas eu de grandes ruptures à chaud – simplement des départs limités de la CGT et du PCF. L’un des effets durables, c’est une petite extrême gauche qui commence à exister. Autre élément social significatif, ce sont les mouvements de femmes ; autant on peut considérer qu’ils naissent en partie de 1968, autant les revendications féministes explicites n’existent pratiquement pas en 68 ! C’est aussi sûrement l’expression des limites immédiates de l’événement. Il y a une série de grandes revendications sociales qui n’ont pas été portées à maturité…

Geneviève Dreyfus-Armand : Vingt ans après, au-delà des tendances simplificatrices, soit lyriques soit réductrices, quel est l’héritage de Mai 68 dans la société française ?

Daniel Bensaïd : Il y a une force d’impulsion qui vient de 68, mais pas exclusivement. Elle était inscrite aussi dans un mouvement de société plus large. Il s’est produit ailleurs, sans la même secousse et pas forcément plus lentement. Il est frappant de voir à quel point un film sur la France d’avant 68 paraît désuet aujourd’hui, à tous points de vue. On a l’impression de quelque chose de vieillot dans la société qui a été tout à coup bousculé après. De ce point de vue, 68 a sûrement été un accélérateur social.

Le deuxième niveau est plus proprement politique, c’est le paysage de ce que l’on appelle, au sens large, le mouvement ouvrier. 1968 marque le début du déclin du PCF. Même s’il a pu bénéficier électoralement de 68, il y a quelque chose qui lui échappe définitivement. Dans son rapport à la société française, il y a une fêlure irréversible qui se répercute dans l’affaiblissement du poids de la CGT sur le terrain syndical. On assiste à une redistribution des forces avec l’apparition d’un courant révolutionnaire minoritaire, comme donnée nouvelle et permanente. Sur une telle durée, il n’y a pas d’équivalent dans les années trente ou à la Libération elle-même. Il y a un fait qui passe inaperçu : l’extrême gauche a représenté aux élections municipales de 1977, entre 5 et 10 % sur le plan électoral ; c’est-à-dire que, si nous avions eu une législation identique à celle de l’Allemagne, ce serait devenu un phénomène institutionnel.

Un troisième niveau de lecture, stratégique. Celui-ci porte à s’interroger sur cette grève générale à dimension internationale. Ce n’est pas une grève ouvrière au sens strict et restrictif, elle a mis en mouvement des revendications de démocratie, de représentation, restées limitées l’époque, mais qui ont connu des résurgences récentes, notamment lors de la grève des cheminots en 1986 et dans les formes d’organisations étudiantes de cette même année.

Geneviève Dreyfus-Armand : Mai 68 a-t-il seulement généré un certain nombre de transformations modernistes pour notre société ?

Daniel Bensaïd : Ce qui est refoulé c’est la portée proprement politique de l’événement. Il faut en faire, comme disait Péguy, un enjeu de mémoire, ce n’est pas un astre mort. Ce passé n’est pas tombé comme une feuille morte, on peut toujours en réactiver les virtualités ; c’est le contraire d’une vision positiviste pour qui le passé est le passé épinglé, classé, clos et fermé. Il y a un mouvement propre de ce passé qui en fait l’enjeu permanent d’une interprétation politique. 68 était-il un fait culturel ? Une modernisation ? Sûrement l’expression d’une aspiration démocratique, mais laquelle et comment ? L’avènement d’un nouvel individualisme ? Peut-être, mais tout cela reste bien partiel. Il suffit qu’apparaisse le mouvement des jeunes de 1986, pour dire que ce n’était pas le même. Il était imbriqué en 1968 dans la valorisation de démarches collectives. Ou alors c’est la dernière grande épopée messianique ? Cela dépend de ce qu’on entend par messianisme ; il y a bien des formes du messianisme. Il est nécessaire de retrouver une vision plus politique, plus historique et moins culturelle et sociologique de 1968.

Mis en ligne par les Éditions La Brèche numérique
Mai 1988

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