Notes sur Carl Schmitt

Nous reproduisons ici les notes prises par Daniel Bensaïd sur Carl Schmitt. Pour connaître sa réflexion sur le sujet, nous renvoyons au texte présent sur ce site : « Politiques sacrées, politiques profanes : Schmitt, Benjamin, Arendt et l’État d’exception » ainsi qu’à son livre Éloge de la politique profane paru en janvier 2008 chez Albin Michel.

Textes référencés de Carl Schmitt

Théologie politique (TP), 1922, 1969, Paris, Gallimard, 1988.
La Dictature (LD), Paris, Seuil, 2000, (1re édition 1921).
Théorie du partisan (Partisan), Paris, Champs Flammarion 1992 (1re édition 1962).
Parlementarisme et Démocratie (P et D), Paris, Seuil, 1988 (1re édition 1923).
La Notion de politique (NP), Paris, Champs Flammarion 1992 (1re édition 1932)
The Enemy.

Théologie

Tous les concepts de la théorie moderne de l’État sont « des concepts théologiques sécularisés ». La situation d’exception a pour la jurisprudence la même signification que le miracle en théologie. Nostalgie du miracle dans l’attente de l’événement. Du Dieu législateur omnipotent. L’État de droit moderne rejette le miracle hors du monde (TP, p. 46).

L’idéal de la vie juridique dans l’État moderne fut « d’imiter les décrets immuables de la divinité ». Ainsi, le souverain selon Rousseau peut tout ce qu’il veut, comme Dieu, mais il ne peut vouloir le mal. Mais on ne peut savoir ce qu’est le Bien si Dieu ne l’a pas soufflé.

« Force de questionnement étonnante » de l’interprétation chrétienne eschatologique dans des temps de transition (ou intermédiaires, Zwischen-Zeiten, out of joint). L’argumentation de Peterson se meut entre le théologique pur et le politique impur (la mystique et la politique de Péguy). Schmitt lui reproche de n’avoir pas dépassé la disjonction absolue entre les deux. « Si le religieux n’est plus définissable dans un sens univoque à partir de l’Église, et si le politique ne l’est plus à partir de l’empire, de l’État […], les cloisons s’écroulent et les espaces naguère séparés se compénètrent » (TP, p. 148). Reste alors « une prétention théologique sans la foi ».

Intéressante antithèse chez Peterson entre théologie et politique. La théologie n’est pas la religion ou la foi, elle se veut science et le demeure tant qu’un concept totalement différent de la science n’a pas réussi à refouler la religion et sa théologie dans les tréfonds de sa profanité. Cherche un concept compatible opposé comme une autre science à la théologie comme science. Or la politique n’est pas une science. La seule science sœur de la théologie est le droit émancipé de la casuistique.

Pas de norme applicable à un chaos. « Il faut que l’ordre soit établi pour que l’ordre juridique ait un sens. » Il faut qu’une situation normale soit créée car « tout droit est un droit en situation ». Ambivalence de la loi scientifique et juridique : science du général et non de l’exception. Problème qu’une « norme s’érige soi-même » : « comment l’unité et l’ordre systématiques peuvent-ils se suspendre eux-mêmes ».

L’exception est la règle

« Le rationalisme de l’Aufklärung condamna l’exception sous toutes ses formes. » Tératologie. Anomalie. Pathologie. Théorie de l’exception en politique contre le normativisme juridique de Kelsen.

« Pour le dire de manière abstraite, le problème de la dictature se ramènerait au problème de l’exception concrète, jusqu’ici peu traité […] dans la théorie générale du droit » (LD, p. 19). Place dans la structure de l’événement, de l’état de siège, de l’état d’urgence. Comment prévoir l’imprévisible exceptionnel, sans précédent. Impuissance structurelle du droit à maîtriser la situation exceptionnelle. Pour rétablir la norme juridique, il faut donc non des normes mais des décisions. La grandeur de la politique tient à cette possibilité permanente de situations exceptionnelles où il faut décider et la discrimination ami/ennemi est la « distinction spécifique du politique ».

« Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle (TP, p. 15) Car la notion de souveraineté est une notion limite. L’exception, ce qu’on ne peut subsumer, échappe à toute formalisation générale mais révèle un élément formel spécifique de nature juridique, « la décision dans son absolue pureté ». « L’exception est plus intéressante que le cas normal. Le cas normal ne prouve rien, l’exception prouve tout, elle ne fait pas que confirmer la règle : en réalité la règle ne vit que par l’exception. Avec l’exception, la force de la vie réelle brise la carapace d’une mécanique figée dans la répétition » (TP, p. 25) ; « l’exception pense le général avec l’énergie de la passion » (TP, p. 26).

État de siège, loi martiale. Dans l’action militaire, la loi martiale institue une « situation a-juridique » dans laquelle l’exécutif, c’est-à-dire l’autorité militaire, « peut agir comme l’exigent les circonstances ». On déclare la loi martiale en hissant le drapeau rouge ! Les Jacobins farouches adversaires de la loi martiale. Dans l’état de siège, toutes les prérogatives juridiques passent aux mains du commandant. Pour Condorcet, la « loi révolutionnaire » est « loi de circonstance ». Qui est le sujet de la dictature souveraine contenue dans le gouvernement révolutionnaire ? Le comité de salut public responsable devant la Convention qui réunit le législatif et l’exécutif. D’où à nouveau l’embarras de Robespierre.

Décision

Naissance de la politique en amont des formes politiques concrètes – y compris l’État. Les philosophes de la contre-révolution (Maistre, Cortès) ont opposé la décision à la discussion perpétuelle. Celui qui décide en cas de conflit en quoi consistent l’intérêt et le salut public (paralysie de Robespierre).

« Tout ordre repose sur une décision […], même l’ordre juridique repose, à l’instar de tout ordre, sur une décision et non sur une norme » (TP, p. 20). D’un point de vue normatif, « la décision est née d’un néant » (TP, p. 42). C’est à partir d’un point de référence qu’on définit ce que sont une norme et la justesse normative. Chez Locke la comissio (commandement personnel) s’oppose à la loi impersonnelle. La norme juridique dit comment il faut décider, mais non qui doit décider (TP, p. 43). « Dans la signification autonome de la décision, le sujet de la décision a une signification autonome à côté de son contenu. Pour la réalité de la vie juridique, il importe de savoir qui décide (TP, p. 45).

Le problème disparaît (escamoté) chez Rousseau dans la mesure où « le peuple est toujours vertueux ». Mais alors, l’erreur est un crime ou une pathologie. C’est contre cette illusion démocratique que la notion de décision vient au centre de la pensée réactionnaire avec Bonald, Maistre, Cortès. « Tous formulent un immense ou-ou, dont la rigueur rappelle plus la dictature que la discussion perpétuelle » (TP, p. 63). Pour Maistre, la valeur de l’État est d’émettre une décision et la valeur de l’Église en ce qu’elle est une décision sans appel. Pour lui synonymie entre souveraineté et infaillibilité.

Cortès est allé au bout de son décisionnisme en réclamant la dictature politique, « une décision pure, sans raisonnement ni discussion, ne se justifiant pas, produite à partir du néant » : face au mal radical, la dictature. Pour l’anarchiste au contraire, le juste va de soi à condition de laisser faire la vie hors de toute institution et de toute autorité. Avec Bakounine, « on en arrive au paradoxe étrange qu’il devait nécessairement devenir théoriquement le théologien de l’antithéologique et, dans la pratique, le dictateur d’une anti-dictature » (TP, p. 74-75).

Dictature/dictature du prolétariat

L’avant-propos de 1921 à LD enregistre le changement de sens de dictature du pouvoir personnel à la dictature du prolétariat, comme « renoncement à un fondement formel de la démocratie », « essentiellement négation de la démocratie parlementaire ». Rejet donc de l’Assemblée constituante. Mais dans les réponses de Lénine et Trotski à Kautsky, « aucune raison de principe s’opposant à l’utilisation des formes démocratiques », mais les réponses sont non en principe mais en situation (LD, p. 15).

« Une dictature qui n’est pas placée sous la dépendance d’un résultat correspondant à une idée normative […] n’est qu’une espèce de despotisme » (LD, p. 18), « suppression de la situation juridique à partir de ce qui doit la justifier », « fin délivrée des chaînes du droit ». La dictature ignore le droit mais en vue de sa réalisation. « Pour le dire de manière abstraite, le problème de la dictature se ramènerait au problème de l’exception concrète, jusqu’ici peu traité […] dans la théorie générale du droit » (LD, p. 19).

« Tout dictateur est nécessairement commissaire », au sens de l’identité entre commission et autorité (LD, p. 19). À l’origine, la dictature est « une sage invention de la république romaine, le dictateur est un magistrat romain extraordinaire, désigné par le consul, sur requête du Sénat, [pour] mettre fin à la situation périlleuse » qui a motivé sa nomination (LD, p. 23). C’est ce qui distingue la dictature de la tyrannie ou du despotisme. Le tyran est celui qui prend le pouvoir par la force. Le despotisme chez Montesquieu, la toute-puissance de l’État et la confusion des pouvoirs.

La dictature jacobine procède paradoxalement de la défiance envers l’autonomie de l’exécutif et du souci de non-délégation du pouvoir législatif auto-contrôlé. Reste avec Mably la référence romaine aux circonstances extraordinaires exigeant des moyens extraordinaires : pendant la dictature les lois se taisent mais le pouvoir du dictateur est limité dans la durée : délimitation de l’exception et de la règle (alors que Trotski est tenté par l’exception permanente). Pour Mably, le dictateur est une sorte de commissaire de réforme contre l’usure des lois. Pour Rousseau, la dictature est « une importance commission », la volonté générale se suspendant elle-même pour mettre la loi en sommeil pendant une période d’exception.

Cromwell : dictature militaire au sens de dictature commissaire.

La dictature souveraine ne suspend pas une Constitution en vertu d’un droit fondé sur elle, « elle n’invoque pas la Constitution en vigueur, mais une Constitution à établir » (LD, p. 142). Problème même de la dictature du prolétariat : « L’État communiste dans sa totalité s’appelle dictature parce qu’il a pour sens d’être l’instrument d’une transition vers une situation juste dont il est la condition de réalisation ». Sa justification réside dans une norme qui n’est pas purement politique ou juridique mais relève d’une philosophie de l’histoire. L’histoire (son sens) comme source de légitimité (encore religieuse ou théologique) répond à l’énigme de Robespierre au nom de qui (LD, p. 17). Le concept de dictature du prolétariat est né des situations critiques de 1832 et 1848 (et 1871) lorsque l’état de siège (bourgeois) évoluant en institution juridique, la question s’est posée « de savoir si l’organisation politique du prolétariat » ne donnait « pas naissance à une situation politique tout à fait nouvelle et donc aussi à des concepts nouveaux de droit public » (LD, p. 204). Mais, « du point de vue d’une théorie générale de l’État, la dictature du prolétariat […] en tant que passage vers une situation économique dans laquelle l’État “s’éteint” présuppose le concept de dictature souveraine tel qu’on le trouve au fondement de la théorie et de la pratique de la Convention nationale » (LD, p. 205).

Présuppose donc le passage décisif de la dictature commissaire (« personne publique qui a charge extraordinaire limitée par simple commission » selon Bodin) (d’une transcendance) à la dictature souveraine (auto-fondée). Cette seconde forme est liée à l’idée du « pouvoir constituant du peuple », mais le concept de souveraineté est « profondément transformé sur le plan politique avec le concept de classe » (LD, p. 20). Suspension temporaire de la situation légale. Avec Rousseau dialectique du droit (de la volonté générale) se suspendant lui-même. Énigme. Résulte de l’élimination du contrat (d’assujettissement) entre le Prince et le Peuple. Aboutit à un transfert « absolutiste de souveraineté à la souveraineté du peuple » (LD, p. 131) : « Le législateur se trouve en dehors de l’État mais à l’intérieur du droit, la dictature hors du droit mais à l’intérieur de l’État. Le législateur n’est rien d’autre que le droit non encore constitué, et le dictateur n’est rien d’autre que le pouvoir constitué. Dès qu’une combinaison […] permet de conférer le pouvoir du dictateur au législateur, de fabriquer un législateur dictatorial et un dictateur constituant, la dictature de commissaire se transforme en dictature souveraine ». Cette combinaison, avec le Contrat social rousseauiste, s’effectue au moyen d’une idée, celle de pouvoir constituant (LD, 134). « Pouvoir fondateur », il ne peut être nié par la Constitution existante. Non constitué, il n’est « jamais constituable ». C’est la souveraineté parfaite, non aliénable, et non représentable.

« Si la société s’organise pour devenir elle-même l’État, si la société et l’État sont censés être fondamentalement identiques, alors tous les problèmes sociaux et économiques deviennent des problèmes immédiatement étatiques » (P et D, p. 161). « La société devenue État devient un État dirigiste en économie et pour la culture […] ; l’État devenu l’auto-organisation de la société et devenu impossible à séparer d’elle par son objet accapare tout le social […]. Les partis […] sont la société elle-même devenue État des partis […]. Dans l’État devenu l’auto-organisation de la société, il n’y a tout simplement rien qui ne soit, du moins potentiellement, étatique et politique […], la société qui s’organise elle-même dans l’État est en voie de passer de l’État neutre du XIXe siècle libéral à un État potentiellement total. » (P et D, p. 162.)

Souveraineté/pouvoir constituant

Soit donc l’idée du pouvoir constituant qui transforme la dictature commissaire en dictature souveraine. Cette dictature invoque le pouvoir constituant qui ne peut être aboli par aucune constitution s’opposant à lui. L’idée de pouvoir constituant développée par Sieyes. Tout pouvoir constitué confronté au pouvoir constituant par principe illimité puisque c’est lui qui se donne une Constitution au lieu d’être assujetti par elle (auto-fondation) : « le peuple ne peut s’obliger lui-même » et « le pouvoir constituant n’est obligé envers rien ». La Convention nationale du 20 septembre 1792 est « l’organe extraordinaire d’un pouvoir constituant » (LD, p. 151). Pendant la Restauration, revendication d’un pouvoir constituant référé au roi mais non plus au peuple. Sécularisation du droit divin.

Celui qui décide de l’État d’exception en cas d’extrême nécessité. Jusqu’à quel point le souverain est-il responsable devant les instances inférieures, « question d’importance capitale » (TP, p. 18). Bodin introduit la décision au cœur de la souveraineté. La souveraineté consiste à trancher le conflit.

La souveraineté apparaît au XVIe siècle avec l’éclatement de l’Europe en États nationaux. Et avec la lutte des princes contre les corps intermédiaires. « Le lien entre la puissance suprême factuelle et la puissance suprême juridique est le problème fondamental de la notion de souveraineté » (TP, p. 28). Le formalisme prétend éliminer tout élément sociologique pour établir la pureté du droit. C’est pourquoi, selon Kelsen, « il faut écarter radicalement le problème de la souveraineté » comme si ce n’était pas l’État mais le droit qui était souverain. Illusion juridique ? (TP, p. 32). C’est, pour Krabbe, dans la domination des normes et non plus des personnes que « se manifeste l’idée moderne de l’État ».

Pour Gierke en revanche, droit et État sont des puissances d’égale valeur, des facteurs autonomes de la vie commune. Lors des transformations révolutionnaires de la Constitution, la violation du droit peut trouver des justifications mais n’en demeure pas moins violation. « À partir de 1848, la doctrine du droit public devient positive, mais […] elle cache derrière ce mot son embarras ; ou encore, […] elle fonde tout pouvoir sur le pouvoir constituant du peuple ; autrement dit, à la place de l’idée monarchique on met l’idée démocratique de légitimité ». Plus de royalisme lorsqu’il n’y a plus de rois. Reste la dictature. L’autorité, non le droit, fonde la loi (TP, p. 60).

Légitimité, légalité, conformité au droit ou conformité à la loi.

Politique

Rien de plus moderne que la lutte contre le politique au nom de l’économie, de la morale, de la technique-expertise. L’État moderne conçu comme grande entreprise (TP, p. 73). Or l’État a perdu le monopole du politique « lorsqu’une classe révolutionnaire, le prolétariat industriel, devint un nouveau sujet effectif du politique ». La notion de l’État présuppose celle de politique. « Impossible aujourd’hui de définir le politique à partir de l’État. » Une théorie de la Constitution et non une théorie de l’État, comprendre l’État à partir du politique et non l’inverse.

Parlementarisme/démocratie/opinion

Le parlementarisme se réduit à la « subordination de l’exécutif au législatif » (P et D, p. 9). Pas de démocratie au sens moderne sans parlementarisme, et réciproquement (P et D, p. 39). La dictature n’est pas l’antithèse de la démocratie (ibid.). Le Parlement est « une commission du peuple » (P et D, p. 41), et le gouvernement une commission du Parlement. L’essentiel du parlement, les débats publics, la présentation des opinions, le fait de parlementer : « le lieu où les parcelles de raison disséminées parmi les hommes et inéquitablement distribuées entre eux se rassemblent » (P et D, p. 43). Le lieu où l’on délibère pour accéder à « la vérité relative par un processus discursif » (P et D, p. 58). S’oppose à une pensée organique « spécifiquement allemande ». La discussion substituée à la force pour la production du droit. Comme méthode de gouvernement, le parlementarisme « est utile, ni plus ni moins » (P et D, p. 98). Aujourd’hui, le parlementarisme doublement menacé entre fascisme et bolchevisme. Car difficulté de l’exercice et des institutions parlementaires qui naissent des conditions de la démocratie de masse moderne. Car l’homogénéité est impossible. D’où crise de la démocratie qui mène à la crise du parlementarisme, distincte. Les deux crises conjuguées restent cependant différentes. La crise est triple, de la démocratie, du parlementarisme et de l’État moderne. Fascisme et bolchevisme sont antilibéraux mais pas nécessairement antidémocratiques. L’histoire de la démocratie connaît de nombreuses dictatures et de nombreux césarismes « en vue de former la volonté du peuple et de créer une homogénéité » (P et D, p. 115).

La démocratie. Il semble bien que « le destin de la démocratie » soit « de s’auto-supprimer dans le problème de la formation de la volonté » (P et D, p. 34). Évolution 1815-1918, d’une légitimité dynastique à une légitimité démocratique. Distinguer démocratie et parlementarisme. Car « aujourd’hui, après leur commun triomphe, l’opposition apparaît au grand jour, et la différence entre les idées du parlementarisme libéral et celles de la démocratie de masse ne saurait rester inaperçue plus longtemps » (P et D, p. 98). Dans la démocratie, l’homogénéité et la mise à l’écart de l’hétérogène : « La force politique d’une démocratie se manifeste à sa capacité d’écarter ou de tenir éloigné l’étranger et le non-semblable, celui qui menace l’homogénéité » (P et D, p. 106). Partage dedans-dehors. Exclusion. « Jusqu’à présent, il n’y a pas eu de démocratie qui ait ignoré le concept d’étranger » (P et D, p. 109) L’usage linguistique universel de l’égalité des droits est en revanche une idée libérale et non pas une idée démocratique (P et D, p. 108). La volonté générale homogène, c’est la « démocratie pleinement conséquente avec elle-même », « l’identité démocratique entre gouvernants et gouvernés » (P et D, p. 112).

La démocratie directe postule l’identité entre l’État et le peuple. Alors que le démocratisme égalitaire conduit au référendum sur les questions importantes, économiquement il conduit au communisme, l’égalité juridique se contentant de déployer l’inégalité naturelle. L’opposition des idéaux d’égalité et de liberté s’exprime dans les deux formes de démocratie moderne, démocratie représentative et démocratie mixte (P et D, p. 119). La démocratie directe cherche à réaliser une identité objective.

Dans la perspective libérale, la vérité surgi du libre conflit des opinions et de la compétition économique. Foi en l’opinion publique et dans le progrès de la publicité caractéristique des Lumières. « La liberté d’opinion est une liberté de personnes privées ; elle est nécessaire pour la concurrence des opinions dans laquelle triomphe l’opinion la meilleure » (P et D, p. 49). Pour Hegel déjà, l’opinion publique est « la façon inorganique dont un peuple fait savoir ce qu’il veut et pense ». Les lois procèdent de cette lutte des opinions. Contrairement à la simple autorité, la loi est aussi vérité. Le rationalisme identifie donc loi et vérité.

Critique du parlementarisme. La proportionnelle et le vote par liste suppriment le lien direct entre mandataire et mandants. « Le parlement est “vrai” seulement tant que la discussion publique est accueillie et menée avec sérieux. » En revanche, là où la négociation et le calcul d’intérêt éclipsent la discussion sérieuse, le parlementarisme se délite. « Si la situation du parlementarisme est si critique de nos jours, c’est parce que l’évolution de la démocratie de masse moderne a fait de la discussion publique […] une formalité vide ». Les partis ne s’affrontent plus en tant que groupes de discussion, mais en tant que groupes d’intérêt et de pression sociale. L’argument au sens propre disparaît. Il ne s’agit plus de convaincre mais de dominer par la majorité : le parlement ressemble de plus en plus à une gigantesque antichambre face « aux bureaux et aux commissions où règnent des chefs invisibles » (P et D, p. 100 à 103).

Critique isomorphe du libéralisme à partir de la contradiction entre un individualisme libéral et un sentiment démocratique de l’État dominé par des idéaux politiques (P et D, p. 116). L’État devient une association. Le lien à l’État un parmi d’autres, sans priorité : « Existe-t-il encore quelque chose comme une éthique sociale totale ? » (P et D, p. 133). D’où une « liberté d’équilibriste » : « l’inconséquence manifeste de toute politique libérale est la nécessaire conséquence de la négation de principe du politique » (P et D, p. 191). Le libéralisme bourgeois est une négation de l’État et du politique, leur neutralisation au profit d’une dépolitisation, où l’État se borne à imposer des obligations éthiques à la politique. La pensée libérale élude la politique pour « se mouvoir » entre « la morale et l’économie, l’esprit et les affaires, la culture et la richesse » (NP, p. 115). Le levier est le concept d’État de droit. Déclamation éthique et réalisme économique se rejoignent. L’État devient société (contractuelle) et celle-ci, « vue sous l’angle de l’esprit devient une image de l’Humanité inspirée de l’idéologie humanitaire ». Le peuple réduit à un public culturel ou à une masse de consommateur, dépolitisé, nié comme acteur politique… Toutes ces opérations « visent très précisément à soumettre l’État et la politique à une morale individualiste et donc de droit privé d’une part, d’autre part à des catégories économiques » (NP, p. 115 et 117).

Guerre/humanitaire

Guerres civiles confessionnelles du temps de la réforme, puis époque théologico-politique (Hobbes, Spinoza), et enfin époque de sécularisation radicale du jus revolutionis (TP, p. 152).

Un progrès rationnel de l’humanité avec la théorie de la guerre et le droit international : la distinction entre l’ennemi et le criminel, « unique fondement possible pour une théorie de la neutralité de l’État lors des guerres d’autres États » (TP, p. 168).

Guerre et paix. Déconfiture du droit international visant à la limitation des guerres. Pour Schmitt la transformation graduelle de la guerre et de l’ennemi amorcée en 1939, aboutit à « de nouvelles formes de guerre, d’une intensité accrue, et à des concepts de paix parfaitement ambigus, à la guerre de partisans moderne et à la guerre révolutionnaire ». « La guerre froide ignore totalement les distinctions classiques entre guerre, paix et neutralité, entre politique et économie, militaires et civils, combattants et non-combattants, à l’exception de la distinction entre l’ami et l’ennemi » (NP, préface de 1963, p. 49 et 53). Mais déjà dans l’édition de 1932, il souligne que l’usage des nouveaux moyens techniques fait que « la guerre ne paraît plus », « il n’est question que d’exécutions, de sanctions, d’expéditions punitives, de pacification, […] de police internationale et de mesures destinées à garantir la paix » (NP, p. 126). La juste guerre : les notions de guerre limitée et d’ennemi juste, héritées de l’époque monarchique, se défont.

D’où l’avènement de la guerre totale. Déchaînement à la place de la guerre juste d’hostilités de classe ou de race qui ne distinguent plus l’ennemi du criminel. Plus de respect du droit et de la réciprocité. Plus de procédure légale (NP, préface de 1963). Passage à la guerre totale où tous les secteurs sont engagés. Commence par le service militaire qui fait des guerres des « guerres du peuple » (Guibert), dont l’escalade va jusqu’à l’extermination (Partisan, p. 213). Guerres civiles et guerres coloniales. Et quand la théorie de la guerre de Lénine démantela « tous les interdits traditionnels qui limitaient la guerre, celle-ci tourna à la guerre absolue et le partisan devint le représentant de l’hostilité absolue face à un ennemi absolu » (Partisan, p. 299). Discutable : quelle est l’expression du conflit ami/ennemi. Si de classe, pas d’ennemi absolu. Une limite : la bombe atomique. Fondement du pacifisme de gauche. Comparer à Jeanne d’Arc et à sa limitation de l’hostilité : l’ennemi réel n’est pas ennemi absolu, ni le dernier ennemi du genre humain. « Il aura fallu la négation de l’hostilité réelle pour ouvrir la voie à l’œuvre d’extermination d’une hostilité absolue » (Partisan, p. 304).

La guerre comme « actualisation ultime de l’hostilité ».

L’arme essence du combattant

« Des moyens de destruction absolus exigent un ennemi absolu sous peine d’être absolument inhumains. Car ce ne sont pas les moyens d’extermination qui exterminent, mais des hommes qui exterminent d’autres hommes par ces moyens. » Cite Hegel pour enchaîner.
« L’arme supraconventionnelle suppose l’homme supraconventionnel. […] L’hostilité deviendra si effroyable qu’il ne sera peut-être même plus permis de parler d’ennemi ou d’hostilité et que les deux seront mis hors la loi » (Partisan, p. 303-304).

Ennemi (criminalisation)

Dans son ouvrage autobiographique Ex captivitate salus, « l’autre se trouve être mon frère et mon frère se trouve être mon ennemi ». Ne pas parler à la légère de l’ennemi car « l’ennemi est la figure de notre propre question ».

La distinction spécifique du politique est la distinction ami-ennemi. Le sens de cette distinction est d’exprimer le degré extrême d’union et de désunion. Ami et ennemi pris dans leur signification « concrète existentielle » et non pas métaphorique. Dans Théorie du partisan, « l’ennemi est notre propre remise en question personnifiée », c’est pourquoi « l’ennemi se tient sur le même plan que moi », et pourquoi j’ai à m’expliquer avec lui. La « question fondamentale » est de savoir « quel est l’ennemi réel » (Partisan, p. 294 et 296).

Or l’exclusivisme moral criminalise l’ennemi (ou le bestialise). « L’ennemi a lui aussi son statut, il n’est pas un criminel » (NP, préface de 1963). La guerre peut être contenue dans certaines bornes au sein desquelles l’hostilité n’a plus qu’une portée relative. Dans la guerre absolue, « l’adversaire ne porte plus le nom d’ennemi, mais, en revanche, il sera mis hors la loi et hors l’humanité » pour avoir perturbé la paix (NP, p. 126) Car « les hommes qui utilisent ces moyens contre d’autres hommes se voient contraints d’anéantir aussi moralement ces autres hommes, leurs victimes et leurs objets. Ils sont forcés de déclarer criminel et inhumain dans son ensemble le camp adverse, d’en faire une non-valeur totale, sous peine d’être eux-mêmes des criminels et des monstres » (Partisan, p. 304).

Partisan/irrégulier

Que se passera-t-il lorsque s’affronteront deux camps de partisans irréguliers (Afghanistan, Colombie). Le combattant irrégulier d’une guerre civile illimitée. Dans une situation fondamentalement défensive. Avec Lénine le partisan moderne devient l’irrégulier par excellence : « l’alliance conclue par Lénine de la philosophie et du partisan libéra des forces explosives nouvelles et inattendues ».
Mais l’irrégularité à elle seule « n’est constitutive de rien ».

Humanité/humanitaire

« L’individualisme éthique a son corrélat dans la notion d’humanité » qui prise comme un tout devient instance suprême (P et D, p. 140). Les États européens modernes sont nés de la défection de l’universalisme religieux (papal). Des concepts tels que Dieu, le monde ou l’humanité sont des « concepts suprêmes » qui « trônent haut, très haut au-dessus de cette pluralité de la réalité concrète » (P et D, p. 145). Mais « ce ne sont que des idées régulatrices » dépourvues de pouvoir direct. Pas de vie humaine ni de politique sans l’idée d’humanité qui pourtant « ne constitue rien ».

« Les idées suprêmes de ce genre ont pour rôle de tempérer les choses », mais elles sont aussi susceptibles de se métamorphoser en instrument au service du besoin de dominer. Imposture : « que dire lorsque des concepts […] universels comme celui d’humanité font l’objet d’une récupération politique […]. On voit alors naître la possibilité d’une expansion terrifiante et d’un impérialisme meurtrier. À ces fins, le nom de l’humanité est tout autant susceptible de profanation que le nom de Dieu » = « dimensions fantastiques d’une imposture universelle » (P et D, p. 146 et 147).

« Abolir le politique au nom de l’humanité n’a d’autre effet, nécessairement, qu’une inhumanité accrue. […] L’homme cesse d’être humain s’il cesse d’être politique » (P et D, p. 202). Le consentement au politique est au contraire consentement à la nature dangereuse de l’homme (anthropologie pessimiste ?). Le politique et l’État sont l’unique garantie pour que le monde ne devienne pas un monde du divertissement, un monde sans sérieux. Carl Schmitt : « Un monde sans politique […] ne présenterait logiquement aucun antagonisme au nom duquel on pourrait demander à des êtres humains de faire le sacrifice de leur vie. » La menace suspendue sur le politique est aussi une menace pour le sérieux de la vie humaine. Définition schmittienne de la modernité : « l’ère des dépolitisations » (P et D, p. 208 et 209).

Vouloir s’entendre à tout prix implique de réduire les problèmes à leur aspect purement technique sans se préoccuper du juste et de l’injuste. Des jugements de fait (Péguy) pour une humanité factuelle… C’est le prix de l’entente à tout prix : renoncer à s’interroger sur ce qui est juste. D’où la charge schmittienne contre le primat de la morale sur la politique. Mais la polémique n’empêche pas Schmitt de porter un jugement moral sur la morale humanitaire. Primat du politique : être politique = viser l’épreuve décisive. Le consentement au politique est consentement à l’affrontement sans volonté de neutralisation : « Qui consent à la politique respecte tous ceux qui désirent l’affrontement », « respecte et tolère toutes les convictions “sérieuses”, c’est-à-dire toutes les décisions orientées vers l’éventualité de la guerre » (P et D, p. 212, 213).

Cette critique du libéralisme reste dans l’horizon du libéralisme. Aussi ne pourra-t-elle «  être menée à son terme que si l’on parvient à créer un horizon au-delà du libéralisme » (P et D, p. 214).

« Quand un État combat son ennemi politique au nom de l’humanité, ce n’est pas une guerre de l’humanité », mais un détournement du concept d’universel : « Le concept d’humanité est un instrument idéologique particulièrement utile aux expansions impérialistes, et sous sa forme éthique et humanitaire il est un véhicule spécifique de l’impérialisme économique. » Il tend à faire « refuser à l’ennemi sa qualité d’être humain » (ainsi qu’à la victime humanitaire), « à le faire déclarer hors la loi et hors l’humanité » et partant « à pousser la guerre jusqu’aux limites extrêmes de l’inhumain ». Or « l’humanité n’est pas un concept politique » (NP, p. 96-97). Une unité de l’humanité sur une base essentiellement économique et technique ne serait qu’une colocation d’abonnés au gaz, une unité sociale mais pas une unité politique.

Mythe

« Toute reprise rationaliste fausserait l’immédiateté de la vie. Le mythe n’est pas une utopie. Car cette dernière, produite par la pensée ratiocinante, mène tout au plus à des réformes » (P et D, p. 88).

Anarchistes

Alors qu’il y a dans la dictature du prolétariat la possibilité d’une dictature rationaliste, les théories de l’action directe et de la violence reposent plus ou moins sur une philosophie de l’irrationalité.

Proudhon-Bakounine = lutte contre toute autorité et unité systématique, analogie entre Dieu et l’État, d’où tournure antiétatique et antithéologique. Contre le despotisme de l’Aufklärung, mais avec l’ambivalence romantique. L’art est plus important pour la vie que la science (Bakounine). Les deux véritables ennemis : Cortès/Proudhon.

Critique de Léo Strauss (1932)

Carl Schmitt annonce « l’ère des neutralisations et des dépolitisations ». L’évolution moderne se caractérise en effet par la négation du politique. « Alors le premier mot contre le libéralisme sera : la position du politique. […] Après l’échec du libéralisme, l’idée s’impose que l’État n’aura de sens plausible qu’à partir de la position du politique. » La tâche de Carl Schmitt est déterminée par l’échec du libéralisme en ce qu’il a nié la politique sans parvenir pour autant à l’éliminer : il l’a seulement occulté par un discours antipolitique, « il a réussi à faire qu’avec un discours antipolitique… on fasse de la politique ». Il faut donc tirer le politique de l’occultation dont le libéralisme s’est rendu coupable (P et D, p. 190).
Rétablir la distinction spécifique du politique : la discrimination ami/ennemi. Rappel d’un antagonisme concret qui inclut l’éventualité de la lutte.
Disposition constitutive qui interdit de confondre le politique avec l’éthique, l’esthétique ou l’économique. Au regard du politique, tous les idéaux ne sont que des abstractions. L’aspiration à éliminer la guerre aboutit à éliminer le politique même dont elle est la forme extrême.

Plan accroché
La démocratie malade du Capital

Démocratie contre totalitarisme
– dans les années soixante-dix, déplacement des lignes de front ;
– de la démocratie triomphante au malaise dans la démocratie.

Les raisons du malaise
– changement de paradigme ;
– privatisation du monde et de l’espace public ;
– effondrement de l’historicité, crépuscule de la politique.

Le mythe démocratique grec
– la critique de Canfora ;
– Platon relu par Castoriadis.

Démocratie ou République
– république jacobine ;
– démocratie libérale de Constant à Tocqueville ;
– du « gouvernement représentatif ».

Démocratie parlementaire et dictature du prolétariat
– État d’exception et dictature ;
– Schmitt : dictature et parlementarisme ;
– démocratie d’opinion, démocratie de marché.

Critiques philosophiques de la démocratie
– Badiou : le philosophe et le sophiste ;
– Balibar : la peur des masses ;
– Rancière : de la mésentente à la haine de la démocratie.

2006
Archives personnelles
www.danielbensaid.org

Documents joints

Partager cet article