Qui peut sauver Sarajevo ? Des rats et des humains

Les puissances ne veulent voir dans les Bosniaques que des victimes et surtout pas des combattants. L’humanitaire leur sert à mieux dénier le droit élémentaire à la lutte. À l’heure du sommet de l’Otan, une télé grand spectacle est venue nous le rappeler. En une soirée nauséabonde.

Comme pour célébrer l’avènement à la présidence d’Elkabach, le service public télévisuel nous a offert, le mardi 11 janvier, une grande soirée thématique en duplex : « Qui peut sauver Sarajevo ? », animée à Paris par Cavada (avec Lustiger, Kouchner, Léotard sur le plateau), par Sérillon à Sarajevo, avec en prime Juppé en direct du sommet de l’Otan.

Sacrée soirée. Débectante. Nauséabonde.

Il y eut les gros plans émotionnels sur les enfants mutilés, les familles séparées, les larmes retenues et les paroles étranglées : la routine du métier, entre le devoir d’informer et le voyeurisme ordinaire.

Il y eut aussi, pour une émission « relayée dans plus de cent vingt pays », une incroyable débauche d’autosatisfaction tricolore et de francocentrisme béat : la France fait son devoir, avec ses sept mille casques bleus, ses morts et ses blessés (et en plus, ça coûte des sous, ajoutait Juppé). Bref, si tout le monde en faisait autant…

Le pire, ce fut la grossière division internationale du travail,
entre le plateau de Paris et celui de
Sarajevo.

À Paris, le monopole de la pensée et de la politique !

À Sarajevo celui du témoignage et de la souffrance !

Les Bosniaques invités de Sérillon n’avaient d’intérêt qu’en tant que victimes et à condition de ne pas outrepasser ce rôle d’objets de compassion. Une prof de lettre manifestait-elle la velléité de commenter le discours des politiques parisiens ? On lui coupait aussitôt le sifflet : vous n’êtes pas là pour ça ! Petit sourire triste et terrible de la dame : « Ah ! Vous voulez du vécu… » Et d’égrener comme par dérision, d’une voix morne, lasse, neutre, la misère au quotidien. Le manque d’aliments, le froid, le manque d’eau, les morts. Léotard : vous voyez bien, ils vivent comme des rats ! Pour ne pas se résigner de devenir des rats, la dame revendiquait justement le droit de pouvoir lire, écrire, penser au-delà de la souffrance immédiate.

Cet enfermement dans le statut victimaire illustre de manière exemplaire le piège de l’éthique humanitaire : « L’état de victime, de bête souffrante, de mourant décharné, assimile l’homme à sa substructure animale, à sa pure et simple identité de vivant. En tant que bourreau, l’homme est une abjection animale, mais il faut avoir le courage de dire qu’en tant que victime, il ne vaut en général pas mieux. » Si on ne part pas de l’idée que, dans les situations les plus extrêmes, l’homme ne se réduit précisément pas à une bête résistante, s’obstine à être autre chose qu’une victime et un simple mortel, on le réduit à sa simple réalité de vivant. Et « ce vivant est réalité méprisable et on le méprisera. Qui ne voit que dans les expéditions humanitaires, les ingérences, les débarquements de légionnaires caritatifs, le supposé Sujet universel est scindé ? Du côté des victimes, l’animal hagard qu’on expose sur l’écran. Du côté du bienfaiteur, la conscience et l’impératif. Et pourquoi cette scission met-elle toujours les mêmes dans les mêmes rôles ? Qui ne sent que cette éthique penchée sur la misère du monde cache, derrière son Homme-victime, l’Homme-bon, l’Homme-blanc ? Comme la barbarie de la situation n’est réfléchie qu’en termes de « droits de l’homme » – alors qu’il s’agit toujours d’une situation politique appelant une pensée pratique politique, et dont il y a sur place toujours d’authentiques acteurs –, elle est perçue du haut de notre paix civile apparente, comme l’incivilisée qui exige du civilisé une intervention civilisatrice. » (A. Badiou, L’Éthique, p. 13).

Mauvais goût

Cela méritait d’être dit, et cité. L’émission sur Sarajevo fut très exactement cela. Une entreprise de dépolitisation écartelée entre le moralisme humanitaire et la pure technique militaire (faisabilité des frappes chirurgicales). Dans les studios de Sarajevo, les authentiques acteurs aspiraient à autre chose. Non seulement l’enseignante renvoyée à la nudité animale de son vécu, mais un conseiller du président Izetbegovic. Interpellé sur les négociations en cours, ce M. Kemal Muftic eut le mauvais goût de déclarer : « La Bosnie gagnera la guerre. » Pour Sérillon et Cavada, c’était inconvenant. L’éthique humanitaire n’admet qu’un agresseur caractérisé et une victime passive. Si la victime se rebiffe, ça ne colle plus, ça devient de la politique. On ne saura donc pas ce qu’allait dire M. Muftic. Peut-être entendait-il contester les termes de la négociation, le plan Owen, la partition de la Bosnie ? Il aurait fallu discuter. On n’était pas là pour ça. Dans le rôle du meneur de jeu, Cavada (de Paris) coupa donc sèchement : Monsieur, vous êtes hors sujet, nous sommes curieux de ce qui se passe à Sarajevo, mais d’une « curiosité intelligente ». Qui peut sauver Sarajevo ?

Conclusion (en trois phrases, s’il vous plaît) ? Balbutiements de Lustiger, de Léotard, de Kouchner (moins pétaradant qu’à l’accoutumée). Oserais-je avouer que l’un des rares personnages (non Bosniaques) un peu réel de la soirée fut le général Bricquemont. Il disait simplement, sans air compassé, avec un sens pratique tout militaire, que la question de Sarajevo n’était pas isolable de celle de la Bosnie. Il disait surtout qu’il était difficile d’imposer la paix à trois forces belligérantes résolues à en découdre, parallèlement aux négociations, pour améliorer le rapport de forces sur le terrain. C’était ramener l’équation à sa signification politique. Interrogé récemment à Vienne sur un éventuel retrait des forces de l’Onu, le Premier ministre bosniaque Silajdzic répondait : « Ils voudraient se retirer en laissant les Bosniaques avec l’embargo sur les armes se battre à mains nues contre les chars serbes. » Or, en l’absence de solution diplomatique, la seule alternative est « soit une intervention internationale, soit la levée de l’embargo sur les armes ».

Soit, soit ? Au sommet de Bruxelles, Clinton a fait comprendre que les États-Unis ne s’engageraient pas dans une intervention active visant à dicter les termes de la partition, mais dans une force d’interposition ayant pour mission de garantir après coup l’application d’un accord de paix. Position dans la logique du document du Conseil de sécurité américain, qui définit « l’agenda humanitaire » seulement comme la « quatrième partie » d’une stratégie d’« émargement » succédant à la stratégie de « containment » de la guerre froide (From Containment to Enlargement, John Hopkins University, Washington, 21 septembre 1993). Voici qui est plus clair et moins hypocrite que bien des discours.

Curieusement, les « politiques », invités de Cavada, n’ont pas envisagé l’autre hypothèse : la levée de l’embargo sur les armes pour la Bosnie. Pourtant Qui peut sauver Sarajevo ? si ce n’est d’abord les Bosniaques eux-mêmes. À moins qu’il ne soit trop tard. Pour Juppé, intervenant de Bruxelles, le partage territorial n’achopperait plus que sur des détails comme le statut de Sarajevo, l’accès à la mer… Pour le reste, il ne s’agirait que de décimales. Izetbegovic serait d’accord pour 33,3 % du pays ! Voici des petits papiers en pourcentage qui rappellent fâcheusement les tractations Churchill-Staline sur les Balkans. Au terme du marchandage, il ne restera peut-être plus de Bosniaques, mais seulement ce qu’on a fait en sorte qu’ils deviennent : des Serbes, des Croates et des… musulmans !

Rouge n° 1573, 20 janvier 1994

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